La guerre et la paix sont des sujets sensibles, qui mettent à rude épreuve la parole et l’autorité pontificale sur les croyants et leur interprétation par l’opinion internationale. Le cas de la position de Benoît XV en faveur de la paix à l’occasion de la Première guerre mondiale est à ce titre très riche d’enseignements.
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La diplomatie déployée par Benoît XV (1914-1922) pendant la Première Guerre mondiale est aujourd’hui bien connue grâce à de nombreuses études historiques[1].Victime de la montée aux extrêmes du conflit, aussi bien en termes militaires que politiques, le pape échoua dans la politique d’arbitrage grâce à laquelle Léon XIII avait réussi à rétablir le crédit de la papauté dans les relations internationales. Prophète désarmé comme le sera Pie XII, rejeté de tous, y compris des siens, le frêle pontife appela en vain les belligérants à mettre fin à la folie générale, « au suicide collectif » et à retrouver la voie du dialogue. Ainsi se voulut-il arbitre en envoyant aux gouvernements sa fameuse Note de la paix, datée du 1er août 1917 qui se heurta à un scepticisme général. Nous nous proposons ici de jeter un rapide regard sur les réactions de la presse française la plus conservatrice, car la plus susceptible d’accueillir avec ferveur l’initiative papale, dans l’esprit d’obéissance qui imprégnait encore le monde catholique. Et ce en gardant toujours en tête que les journaux ne reflètent qu’en partie leur lectorat, et donc l’opinion publique qu’ils sont censés représenter.
Une paix chrétienne dont personne ne veut
Rappelons en quelques mots le contexte dans lequel la Note de Benoît XV parvint en France. En guerre depuis trois ans, le pays se rassembla comme jamais au sein de l’union sacrée qui enracina définitivement la République. Celle-ci voulut bien faire une place aux catholiques qu’elle avait pourtant persécutés au début du siècle lors de la Séparation et de la crise des inventaires, supprimant au passage l’ambassade de France à Rome fermée en 1904. Denys Cochin y gagna un portefeuille ministériel, mais seulement en 1915, faut-il le rappeler. De surcroît, le conflit contre l’Allemagne offrit aux catholiques et surtout au clergé l’occasion de prouver leur patriotisme. En décembre 1916, l’historien catholique Georges Goyau publia, dans la Revue des Deux-Mondes, une étude très dense sur l’Église catholique dans la guerre en cours. Rappelant une évidence qui n’en est plus une aujourd’hui, à savoir que « il y eut une Église de France avant qu’il n’y eût une France, et que ce fut cette Église qui, du chaos des invasions, dégagea les traits de la France », il récapitulait, avec force détails, toutes les démonstrations patriotiques des catholiques : aumôniers sur le front, évêques dans leur diocèse, religieuses auprès des malheureux, etc. Personne ne manquait à l’appel ! On le sentait, l’ambiance d’anticléricalisme forcené disparaissait, et Goyau ne manquait pas de le remarquer :
« Voilà vingt-huit mois que la guerre se prolonge, et depuis vingt-huit mois l’Église de France s’est intimement mêlée à la vie du pays, à la vie du front, où l’on se bat, à la vie de l’arrière, où l’on « tient ». Elle est théoriquement séparée de l’État, théoriquement l’État l’ignore ; mais ce sont là des abstractions qui, sous la pression des faits, dépouillent quelque chose de leur rigidité. L’Église de France, au cours de cette guerre, a pu mesurer elle-même et faire mesure aux Français la place qu’elle occupe dans la vie nationale[2]. »
Cet apaisement s’était fait sentir dès la mort de Pie X. Le conclave qui avait suivi et qui avait élu Benoît XV était devenu une bonne occasion de renouer les fils du contact entre la République et le Saint-Siège. Et l’on continua pendant toute la guerre de parler d’un possible rétablissement de l’ambassade à Rome[3]. Il faut donc bien garder à l’esprit cet arrière-fond d’une réintégration des catholiques dans le régime politique français, marquée par la fin des querelles, afin de saisir les perturbations profondes que la Note pontificale pouvait provoquer chez des catholiques tentant d’échapper à la terrible alternative résumée d’une belle formule par Charles Maurras : « Faites un schisme ou rentrez dans la catégorie des mauvais Français…[4] »
Au vrai, le contenu de la Note était de nature à décontenancer les Français. Se plaçant délibérément au-dessus des camps en présence, le pape espérait jouer les intermédiaires en présentant une série de points concrets autour desquels les belligérants pourraient se retrouver pour amorcer des négociations. Le texte ne contenait aucune condamnation des uns ou des autres. Les points les plus litigieux, comme celui de l’Alsace-Lorraine, étaient renvoyés aux négociations futures. Rome proposait une paix chrétienne à des nations en vérité déterminées à abattre l’adversaire et à lui imposer une paix dure.
La France d’abord
Datée du 1er août 1917, la Note de paix ne fut transmise aux gouvernements qu’une dizaine de jours plus tard, avant d’être évoquée dans les journaux le 16 août, puis vraiment connue et analysée à partir du lendemain. La presse de gauche ne mâcha pas ses mots contre l’initiative de Benoît XV. Mais ce qui donna à l’époque cette impression non usurpée d’unanimité médiatique, pour reprendre une terminologie actuelle, ce fut le positionnement également critique de la presse conservatrice. Le Journal des Débats donna le ton en pointant du doigt le dessein du pape de sauver l’Autriche ainsi que l’absence de toute proposition concrète et satisfaisante. Bref, un texte « vain et dangereux », « un sermon, une éloquente exhortation qui tombe de la chaire » qu’il fallait écarter à tout prix car trop favorable aux Empires centraux. Les catholiques ne devaient pas s’y méprendre :
« C’est certainement ainsi que les catholiques français jugeront les choses : le Saint-Siège peut certes intervenir s’il en a l’occasion, mais seulement dans les conditions que nous venons d’énoncer [des propositions précises et acceptables]. Les fidèles de France ont trop participé aux sacrifices de toute la nation, trop de nos prêtres, acceptant de grand cœur un devoir dont le clergé est dispensé partout ailleurs, sont tombés, pour que nous admettions, d’où qu’elle vienne, une paix qui volerait les morts[5]. »
La personnalité même du souverain pontife se trouvait sous le feu roulant des critiques : Benoît XV et sa Note souffraient d’une « lointaine compréhension du monde », ce monde de la guerre dans laquelle une France agressée injustement luttait autant pour sa survie que pour le Droit et la Civilisation. Dans un tel combat, l’impartialité dont se drapait le pape perdait toute légitimité. « Elle peut être pour lui une nécessité politique mais elle ne constitue pas un mérite dont le Vicaire de Dieu doive abuser quand le juste et l’injuste sont aux prises. » Sur l’attitude qu’aurait dû adopter le Pontife, le Journal des Débats en arrivait à une conclusion interpellant l’historien qui connaît la suite de l’histoire et le procès en sorcellerie fait à Pie XII : « Un silence accablé du Saint-Père déchiré par les querelles de ses enfants aurait moins peiné, moins éprouvé les catholiques que des exhortations que domine trop exclusivement la prudence[6]. »
Un réquisitoire tout aussi fort contre la circonspection sur les questions territoriales fut dressé par Le Gaulois, journal se définissant lui-même comme « catholique et français ». Jugeant le texte pontifical proche du socialisme internationaliste et de l’idéalisme américain, René Lara, sous son pseudonyme de René d’Aral, y vitupéra une « table rase des crimes commis par l’Allemagne ». Suivre Rome sur cette voie revenait à établir en Europe une hégémonie allemande[7]. L’analyse faite par André Géraud, alias Pertinax, dans l’Echo de Paris s’avérait identique en tous points : y était dénoncé un texte vague favorable à une paix qui instaurerait un nouvel imperium au bénéfice de l’Allemagne, alors que seule sa défaite militaire apportera la paix à l’Europe et à la France[8]. Les lecteurs du Figaro purent, de leur côté, lire les analyses d’une figure majeure de la vie politique et intellectuelle française, l’ancien ministre des Affaires étrangères Gabriel Hanotaux, lui-même catholique. L’écrivain rapprochait la démarche pontificale de celles des socialistes de Stockholm et du président Wilson, « qui en disent trop ou trop peu », puis se récriait devant l’idée d’un marchandage territorial.
« L’Allemagne en envahissant la Belgique contre la loi des traités, a marché sur le droit : qu’elle le reconnaisse d’abord. D’autre part, en déclarant la guerre, elle s’est exposée aux conséquences de la guerre. Ses colonies n’ont rien à voir là-dedans […] La plus belle partie de l’Europe a été mise à sac par des peuples qui se croyaient de taille à conquérir le monde. ils ont perdu la partie ; avant de rentrer chez eux les dévastateurs doivent s’engager, en outre, à payer le prix de leur dévastation. Après que ces points auront été nettement élucidés, l’on abordera le vrai débat, c’est-à-dire les conditions générales de la paix mondiale et les garanties qu’elle exige[9]. »
Outre le fait que l’historien-ministre rejetait l’entière responsabilité de la guerre sur l’Allemagne[10] – mais qui ne le faisait pas à l’époque ? –, il récusait toute mise à égalité des belligérants, condition sur laquelle l’impartialité du successeur de St Pierre reposait. Deux jours auparavant, Julien de Narfon, grand spécialiste de l’Église et de la papauté, considérait dans les colonnes du même quotidien que l’heure de la paix n’était pas encore venue
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[1] Francis Latour, La papauté et les problèmes de la paix pendant la Première Guerre mondiale, Paris, L’Harmattan, 1996 ; Nathalie Renoton-Beine, La colombe et les tranchées. Benoît XV et les tentatives de paix durant la Grande Guerre, Paris, Cerf, coll. « Histoire », 2004 ; Yves Chiron, Benoît XV. Le pape de la paix, Paris, Perrin, 2014.
[2] Georges Goyau, « L’Église de France durant la guerre », In Revue des Deux-Mondes, 1er décembre 1916, p.527.
[3] Frédéric Le Moal, Pie XII. Un pape pour la France, Paris, Le Cerf, 2019.
[4] L’Action Française, « International ou national », 10 février 1916.
[5] Le Journal des débats, « La manifestation du Saint-Siège », signé RC, 16 août 1917.
[6] Le Journal des débats, « L’exhortation pontificale», signé RC, 18 août 1917.
[7] Le Gaulois, « Le programme pontifical », René d’Aral, 17 août 1917.
[8] L’Echo de Paris, « La Note de Benoît XV », Pertinax, 17 août 1917.
[9] Le Figaro, « Le pape et la paix », Gabriel Hanotaux, 18 août 1917.
[10] Sur les responsabilités de la Russie, voir Sean McMeekin, The Russian Origins of the First World War, Cambridge, Harvard University Press, 2011 ; sur celles de la France, Georges-Henri Soutou, La grande illusion. Quand la France perdait la paix, 1914-1920, Paris, Tallandier, 2015, p.49-64.