Europe

Hubert de Champris poursuit sa relecture de l’histoire européenne pour notre temps. 

Nous avions laissé l’Europe au IXème siècle sous l’empire d’un Charles le Grand couronné empereur à Rome en l’an 800 par le pape, essaimant d’Aix-la-Chapelle ses missi dominici, sorte de préfets itinérants qu’on comparera qui à nos actuels préfets de Région, qui, de manière encore plus lucide, aux chefs d’Etat d’aujourd’hui. Le philosophe allemand Karl Jaspers le redisait encore il y a 50 ans : l’Europe, c’est l’Antiquité plus la Bible. «C’est» ? Ou, plutôt, «c’était» ou «ce devrait être, ce ne peut qu’être» ? L’empire carolingien tentait de réaliser au sens presque hégélien du verbe, et en toute sincérité – on n’ose dire : de bonne foi – cette haute idée que l’Europe avait alors d’elle-même. Il est vrai que l’on peut aussi relever que la notion très polyvalente de laïcité y avait déjà court à condition de s’entendre sur ce qu’on entendait par ce mot là, qui, au demeurant, n’existait alors pas. Ainsi que l’a montré un auteur comme Rémi Brague, cette distinction entre l’Eglise romaine et les Etats s’opérait avant tout à la demande et au profit de celle-ci, qui voulait conserver ses prérogatives, en particulier dans la nomination des prélats.

De l’Europe incarnée…

Le Pape et un Empereur. Rome et un futur Saint Empire. Une noblesse dont l’historien Karl Ferdinand Werner a montré qu’elle se voulait encore le décalque de la noblesse établie par l’empereur Constantin [1]. Une Jérusalem terrestre se démenant vaille que vaille, et plutôt bien que mal, sous le surmoi (d’un ordre pas seulement psychique) généré par l’impérieux gouvernorat des structures vecteurs, de droit selon elles, de la Jérusalem céleste. Si l’on réfléchit sur le statut politico-juridique à donner à cet ensemble, sur le nom qui lui serait le plus approprié, bien des thèses se disputent et se valent. Un Empire peut être un empire «pur», une entité sans frontières internes, parfaitement unifié en tous ses aspects. Il peut être un empire d’Etats confédérés, ou une fédération lâche. Il est vrai que – on allait dire : statistiquement – un ensemble donné ne demeure jamais longtemps sous la forme d’une confédération [2] : il tend à se stabiliser soit sous le statut d’un Etat-nation, soit sous celui d’un Etat fédéral. La cohorte de grands penseurs qui régnaient à cette époque de hautes eaux spirituelles n’ignorait pas ces questions constitutionnelles avant la lettre, mais elle était avant tout absorbé à définir ce par quoi le versant civil («laïque») de l’existence humaine devait se sentir irradié. Cette Europe-là avait un projet qui, à y bien réfléchir encore une fois, peut sans exagération aucune, être qualifié d’eschatologique puisque la société se sentait vivre sous le regard et le jugement de Dieu.

Et cette Europe ne se souciait guère de la délimitation de ses frontières tant il lui paraissait évident que c’était des critères religieux et culturels qui la commandait, tant lui était non moins évident le nom de cette culture et de cette religion [3].

… A l’« organisation de Bruxelles »

En 2012, et plus précisément depuis l’avènement de ‘‘l’Acte unique’’ de 1986, l’organisation politique actuelle de l’Europe appelée Union européenne (UE), ou, péjorativement, «Organisation de Bruxelles» par ceux qui, tel le Prix Nobel d’économie Maurice Allais, la considère comme il lui sied, n’a que faire de la définition tant théorique que pratique de ses frontières. On la comprend : cette entité européenne ne veut se définir à aucun point de vue. Elle se complaît dans et l’indétermination la plus totale, c’est-à-dire tant matérielle (son contenu doctrinal, ou, pour le moins, ses contours, à ne pas confondre avec celui programmatique) que formelle (ses contours géographiques). Pire : elle le revendique, ou élude indéfiniment la question. Certains intellectuels européistes, comme François Ewald, ne cachent pas que c’est son originalité propre que de n’avoir ni frontières définitives, ni contenu arrêté. Elle serait un espace vide, d’autant plus vide et ouvert au vide que, comme un trou noir en astrophysique, elle est, à terme, destinée à absorber tous les pays désireux d’appartenir à cet ensemble. En vérité, l’UE, en ses traités, en sa Charte des droits fondamentaux oblige et promeut bien des croyances qui sonnent comme des dogmes,- les dogmes de notre époque certes, donc des dogmes qui n’en sont pas véritablement, mais cela, avouons-le, à cette étape de notre propos, ne nous est pas d’un grand secours. Ces croyances obligées sont le régime démocratique et l’application du droit des droits de l’Homme. A supposer que ces prescriptions eussent autorisé le despotisme éclairé à la bougie, la monarchie absolue, ou, à tout le moins, la République de Venise comme au 17ème et sans le tourisme de masse et ses paquebots sapeurs de pilotis, l’Organisation de Bruxelles aurait peut-être rallié plus de suffrages. Mais il est remarquable que, les années passant, beaucoup de ses aficionados d’origine s’en détachent. On ne compte plus les esprits distingués, philosophes, sociologues, économistes, journalistes, juristes, essayistes de tous poils qui écrivent pis que pendre de la tournure qu’elle prend : Pierre Manent, Régis Debray, Jean-Luc Gréau, Gérard Lafay, Jean-Pierre Le Goff, Olivier Todd, Paul Jorion, Jacques Sapir etc [4]. Leurs diagnostics, leurs pronostics sont imparables. Seule manque la connaissance du lieu (le pays) et de l’heure. ‘‘A la bonne heure’’ penseront ceux qui pensent que le pire est parfois la condition d’un plus grand bien. A force de revendiquer son indétermination, de se dire ouverte à tous les vents, l’armature institutionnelle européenne en devient comparable à une maison aux structures minées par les termites. Ceux qui ont acheté la maison n’ont plus le loisir de revenir en arrière, d’exprimer leur désamour : tout, et depuis l’origine, a déjà été dit et redit. Observons toutefois qu’en gros est-ce la Gauche (avec une majuscule) qui, jusqu’au bout, aura formé le gros de la troupe des adorateurs. Souvent ceux-là, venus de l’extrême gauche (voir le Commissaire Barroso ou l’activiste du parti «écologiste» Daniel Cohn-Bendit) ont-ils trouvé chaussure à leurs pieds dans le libéralisme de gauche, ‘‘lieu’’ où s’est transféré l’idéalisme qui les animait en mai 68. A tout prendre, et tout bien pesé, ce dernier s’avère beaucoup plus respectable que ce totalitarisme anomique qui tient lieu d’idée-force à la Commission de Bruxelles (la seule loi étant bien celle de la finance sans lien avec l’économie réelle).

Tant en ce qui touche les infrastructures que les superstructures politiques, il nous faut en revenir aux choses simples. Car, ne le voyez-vous pas ? celles-ci font de la résistance ; elles s’acharnent à persévérer dans l’être ; ce sont là des données naturelles qui, instinctivement, sentent le côté artificiel, orgueilleux et prométhéen des structures dans lesquelles on veut les enserrer. La personne, la famille, l’entreprise, le pays et l’Etat, comme des poupées russes aspirent à ce qu’à chacun soit laissé la place qui, de droit, lui revient. Décidément, l’avenir n’est pas à ceux qui ont cru pouvoir les passer par pertes et profits. Non, time isn’t Monet [5].

 

Retrouvez tous les articles sur l'Europe de la présidentielle dans notre dossier :

 

[1] Karl-Ferdinand Werner, Naissance de la noblesse, Fayard.

[2] La confédération helvétique ne l’est que de nom ; c’est, dans les faits, une fédération.

[3] L’emploi du singulier n’est pas indifférent : il laisse entendre que cette culture et cette religion, c’était tout un.

[4] La bibliographie en la matière est pléthorique. Nos bons lecteurs n’auront aucune difficulté à s’y reporter.

[5] cf. Liberté politique n° 23, été 2003, p. 139-146.