Source [Le Salon Beige] : Clarifier revient sur l’université El-Azhar, en les complétant par quelques informations et témoignages susceptibles de nourrir la réflexion, notamment quant à son rôle et son influence au sein de l’Oumma (la nation mondiale de l’islam).
Sur l’origine, l’identité et la vocation d’El-Azhar
La création d’El-Azhar, fondée au Caire au Xème siècle, est souvent rattachée au Califat instauré après la mort de Mahomet (632). Bien qu’idéalisé par de nombreux musulmans, ce système de gouvernement mêlant religion et politique ne fut qu’une création humaine. Le Coran et la Sunna (Tradition de Mahomet) sont muets sur les modalités de la succession du « Prophète ». L’islam n’a ainsi jamais disposé d’une institution officielle découlant d’une volonté divine, comme c’est le cas pour l’Église et la papauté, qui ont été fondées explicitement par le Christ, ainsi que le rapporte l’Évangile (cf. Mt 16, 18). L’islam ignore en outre le concept de magistère authentique pour la définition des dogmes et l’interprétation des textes sacrés. El-Azhar n’échappe pas à ces règles, ce qui limite sa représentativité (Cf. PFV n° 79).
Ce n’est pourtant pas ainsi que son actuel grand imam, Ahmed El-Tayyeb, en fonction depuis 2010, présente l’institution. « Et la référence, c’est El-Azhar, l’université qui défend depuis plus de mille ans une lecture modérée du Coran », assure-t-il (Le Temps, 22 janvier 2011). Toutefois, remarque l’un de ses professeurs, Mohamed Abdou,
« en islam, il n’y a pas de monopole de la vérité, laquelle n’est pas l’apanage des seuls oulémas [savants en religion] » (Le Point, 16 juin 2016).
Selon un habitué de Tayyeb,
« il n’y a que la légitimité mondiale qui compte pour lui. En se faisant prendre en photo au Vatican, il veut se présenter comme le pape de l’islam et assurer une position dominante au sein du monde musulman » (Le Point, ibid.).
Telle fut bien sa prétention lors de ses rencontres avec les papes Jean-Paul II et François. C’est avec ce dernier qu’il s’est le plus souvent montré, au Vatican et au Caire, puis à Abou Dhabi, où tous deux se retrouvèrent du 3 au 5 février 2019 pour signer solennellement une Déclaration intitulée La fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune. (Cf. PFV n° 86 et 87). Quelques responsables musulmans ont certes approuvé ce document mais l’incertitude persiste quant à son accueil général au sein de l’Oumma, à sa transmission, y compris à travers les programmes des cours dispensés à l’Université d’El-Azhar, et donc à son application.
El-Azhar a par ailleurs des rivaux dans le monde sunnite, entre autres : la monarchie marocaine (le roi est le « commandeur des croyants ») ; la Zitouna, fondée en 737 à Tunis ; l’Université de Médine (ville qui abrite le tombeau de Mahomet), d’obédience wahhabite ; le Conseil jurisprudentiel nord-américain fondé en 1986 par une association d’étudiants musulmans (aujourd’hui Société islamique nord-américaine) ; et le Conseil européen de la Fatwa, établi à Dublin depuis sa fondation en 1997 par les Frères musulmans dont il propage les thèses à travers ses antennes telle que l’Institut européen des Sciences humaines (Château-Chinon et Saint-Denis).
Quant aux chiites, ils disposent d’une autorité religieuse suprême siégeant à Qom (Iran), et d’une autre, située à Nadjaf (Irak), près du tombeau d’Ali, le père tutélaire du chiisme. Bien que dirigé par un opposant notoire à la doctrine de Qom (supériorité du spirituel sur le temporel) et ouvert au dialogue avec les chrétiens, l’ayatollah iranien Ali Sistani, lorsqu’il accueillit le pape François chez lui le 6 mars 2021, n’a pas signé la Déclaration d’Abou Dhabi, laquelle dépasse pourtant les clivages confessionnels. Il s’est contenté de dire au pape :
« Les hommes sont soit frères par la religion, soit égaux par la création » (Vatican News, 8 mars 2021).
Religion et politique
Loin de s’en tenir au domaine religieux, El-Azhar s’est toujours mêlé des affaires politiques à l’intérieur et au-delà de l’Égypte, notamment dans les conflits qui agitent le monde arabe. (cf. Stéphane Valter, Fatwas et politique, CNRS Éditions, 2020, p. 102-112). Durant la révolution égyptienne, commencée en février 2011, sa position a été fluctuante. Après s’être impliqués dans le mouvement de révolte et avoir soutenu le nouveau président, Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, les dirigeants d’El-Azhar se sont alignés sur le régime du maréchal Sissi, avec lequel des dissensions sont vite apparues. (Cf. PFV n° 82, 83 et 84).
En réponse au chef de l’État exigeant qu’El-Azhar entreprenne une réforme approfondie de l’islam, l’institution a cependant organisé ou participé à plusieurs conférences largement médiatisées. L’une d’entre elles, qui s’est tenue du 17 au 18 août 2015, concernait L’unification internationale des fatwas. (Cf. PFV n° 83 et 84). Mais, en l’absence de pouvoir coercitif, le résultat est loin d’être atteint, y compris du fait de l’institution elle-même. El-Azhar a en effet pris des positions contraires aux décisions novatrices de Sissi, notamment en ce qui concerne la femme et le mariage. (Cf. PFV n° 83 et 84).
En fait, l’ambiguïté doctrinale d’El-Azhar se maintient. « L’islam du juste milieu » : cette formule chère à Tayyeb pour qualifier la ligne religieuse de son institution n’est jamais explicitée. Par ailleurs, l’idéologie n’a jamais été absente de ses préoccupations. « Dirigée d’une main de fer, l’institution demeure, malgré les tentatives du pouvoir d’en faire le centre mondial de l’islam modéré, rongée depuis un demi-siècle par une islamisation rampante, des Frères musulmans comme des salafistes. Ce conservatisme religieux se manifeste dès l’entrée de l’université, où l’étudiant est accueilli par une femme en niqab noir proposant des mouchoirs », écrit le journaliste Armin Arefi, à qui un chercheur azharite confie :
« Si le salafisme a contaminé l’université, c’est en raison de l’influence culturelle séoudienne » (Le Point, op. cit.).
El-Azhar et la réforme de l’islam
« Le berceau millénaire de la pensée islamique sunnite résiste à la volonté de réformes de Sissi », a constaté le journaliste Georges Malbrunot après une enquête sur place. « Cheikh Tayyeb fait de l’équilibrisme entre ses conservateurs et ses rénovateurs, il est sur la corde raide », lui a confié un diplomate (Le Figaro, 25 mars 2018).
Les problèmes liés à la réforme de l’islam ne sont pas nouveaux. Comme tout le Proche-Orient, à partir du début du XXème siècle, El-Azhar a été confronté aux influences culturelles venues d’Europe. Deux courants se sont alors manifestés. Certains penseurs issus de ses rangs ont participé au réformisme, mouvement conçu non comme une adaptation à la modernité mais comme le retour à un passé idéalisé, ce qui a inspiré des doctrines islamistes encore en vigueur (cf. PFV n° 64-65). L’institution ne les a pas sanctionnés. En revanche, d’autres intellectuels, azhariens ou non, ayant milité pour un authentique renouveau de la pensée, ont vu leurs écrits censurés. Plusieurs d’entre eux ont même été condamnés pour apostasie par la justice égyptienne avec l’accord d’El-Azhar. (Cf. PFV n° 81 ; cf. aussi PFV n° 64 à 66).
Malgré les engagements pris par El-Azhar au terme des conférences internationales depuis l’arrivée au pouvoir du maréchal Sissi, la stagnation persiste. En voici quelques exemples.
En 2017, le Conseil supérieur des Oulémas d’El-Azhar a refusé la proposition du chef de l’Etat d’abolir le divorce oral (répudiation). Pour l’universitaire Dominique Avon, il s’agit là de
« l’énième manifestation d’un rapport de force entre autorité religieuse et autorité politique pour décider l’instance à même de définir les règles qui doivent s’appliquer à la société » (La Croix, 21 février 2017).
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