CE ENIEME LIVRE de Jean-Yves Calvez, d'apparence un peu routinière, sur le capitalisme, réserve dès le début une sorte de divine surprise au lecteur pessimiste qui s'attend en ouvrant ces pages à trouver un simple remake, avec variations, des ouvrages précédents .

L'auteur s'y livre en effet à une confession publique surprenante : " C'est, dit-on souvent, le libéralisme — le libre-échange, la concurrence — qui constitue le problème majeur, celui autour duquel tout tourne et s'ordonne. Loin de me joindre à ce concert antilibéral, je veux prendre de la distance par rapport à cette affirmation. Mais je dois confesser que j'ai moi aussi pensé pendant longtemps que le libéralisme était le vrai problème [il faut rendre cette justice à l'auteur]. Je ne faisais en cela que suivre les présentations courantes de la doctrine sociale de l'Église d'il y a une cinquantaine d'années. Je rejoignais aussi d'autres critiques courantes [c'est exact également], d'ailleurs très souvent fondées, à l'endroit des effets du système économique en vigueur, désigné comme "libéral" ".

Que le lecteur ne se désespère pour autant, J.-Y. Calvez n'a pas complètement tourné casaque et ne lâche pas la proie pour l'ombre. " Je voudrais montrer dans ces pages que c'est en réalité le capitalisme qui est vraiment en cause : plus précisément le capitalisme "inégal" " (p. 2 du 1er chapitre intitulé " Le vrai problème : libéralisme ou capitalisme ? ").

 

Appel à cohérence

 

Bien qu'il ne s'agisse à ses yeux que d'un progrès partiel, puisque l'anticapitalisme reste idéologique en faisant masse d'une réalité complexe et évolutive, comme l'avoue presque d'ailleurs J.-Y. Calvez (qui en garde sans doute un peu " sous le pied " pour son prochain livre), le lecteur attentif de ces œuvres que nous sommes devenus un peu par hasard, ne boude pas son plaisir et ne se contente pas de voir dans cette évolution une régression marxisante.

S'il existe des lecteurs aussi attentifs de ces chroniques que l'auteur de ces lignes des ouvrages de Calvez, ils comprendront sans doute pourquoi nous ne pouvons manquer de ressentir un vif plaisir devant cette autocritique méritoire. Dans le numéro 10 de Liberté politique, où nous consacrions une chronique détaillée à son ouvrage de 1999 sur les Silences de la doctrine sociale de l'Église (Editions de l'Atelier, 1999), nous suggérions à l'auteur de reprendre à son compte la soigneuse distinction faite par Lucien Pfeiffer entre capitalisme comme mode de production dans lequel l'entreprise capitaliste domine, sans que prévale nécessairement la liberté de concurrence, et libéralisme comme vision polycentrique et concurrentielle de la société selon laquelle le bien commun est plus sûrement obtenu si chacun est réellement libre de faire ce qu'il choisit de faire, de décider de ses modalités de coopération avec autrui (qui ne se limitent pas à l'entreprise capitaliste) en respectant les lois et les mêmes droits pour tous. Sans avoir l'audace de nous attribuer la paternité d'une conversion qui résulte d'un cheminement propre, on comprendra mieux à quel point l'exorde du nouvel ouvrage a pu nous réjouir.

Savourons quelques instants notre plaisir en donnant la parole à l'auteur.

 

Pourquoi, demandera-t-on peut-être, la liberté des échanges est-elle en soi une bonne chose ? Tout simplement parce que, même si les résultats ne sont toujours pas toujours le plus rationnels ou le plus élevés possible, la liberté y est du moins favorisée : dans ce système en effet, les hommes peuvent, et même doivent choisir. C'est l'exercice même de la personnalité humaine qui se trouve ainsi impliqué et donc valorisé (p. 13)... La liberté des échanges me semble, en tout cas devoir être appréciée en elle-même et pour elle-même (p. 16)... La première tâche urgente est donc celle de la lutte contre les monopoles (p. 14).

 

Sur cette nouvelle base, l'auteur a bien raison d'appeler les libéraux à une cohérence qui, en pratique, laisse effectivement à désirer :

 

C'est pour cela qu'attaché à la liberté de tous, à la possibilité d'initiative pour tous, je ne me sens à l'aise qu'avec le libéral qui travaille sans cesse à réduire, voire à détruire les situations privilégiées, à mettre les consommateurs à égalité avec les producteurs et avec les intermédiaires ou les distributeurs qui occupent si souvent une place stratégique (p. 15).

 

En effet, il n'est pas invraisemblable qu'existe une certaine tension entre les partisans de la libre concurrence et les principaux propriétaires des grandes entreprises du capitalisme privé ou d'État. C'est même d'un " complot permanent " contre cette liberté par les chefs d'entreprise existantes qu'osait parler Adam Smith lui-même. La liberté jouant contre le " capital ", le capital conspire contre la " liberté ". Calvez perçoit tout cela désormais très clairement et enfourche donc le cheval libéral contre les faux libéraux qui brident, dans leur propre intérêt, la liberté d'autrui de faire mieux, autrement ou moins cher. Là, à notre sens, l'auteur commence à toucher le roc et franchit un sérieux cap en direction de la réalité des problèmes économiques et sociaux contemporains, comme il l'avoue très honnêtement et l'exprime très intensément.

 

La motivation humaine

 

Dès lors, il faut bien l'avouer, nous restons sur notre faim. Non pas, pour couper court à une interprétation possible que les lignes précédentes excluent d'ailleurs, parce que nous attendrions un second ralliement inconditionnel au capitalisme qui n'est pas pour nous un modèle mais une réalité, mais parce que la suite de l'ouvrage se déplace assez largement dans une littérature dépassée (Michel Beaud et son Histoire du capitalisme (Seuil) en particulier) et dans un regard un peu superficiel sur les accomplissements du temps. Calvez n'a pas choisi de s'appuyer, comme le titre de l'ouvrage le suggère, sur l'observation attentive et bienveillante des évolutions du capitalisme contemporain qui, démontrant son extrême plasticité, mérite à nos yeux un réquisitoire moins véhément si l'on ne veut, puisqu'on ne le peut ou ne le sait, réinventer le monde de fond en comble.

La faiblesse d'une partie de l'analyse résiduelle est bien manifestée par la nécessité ressentie par Jean-Yves Calvez d'accoler l'adjectif inégal à côté du substantif " capitalisme ", comme s'il fallait identifier les deux choses à toute force pour que la critique porte, alors qu'en fait on montre par là seulement que le capitalisme n'est pas " en soi " et d'abord facteur d'inégalité. Il est en réalité d'abord et en soi une source du développement historique de l'Occident, grâce à la généralisation d'une forme de coopération particulièrement efficace entre les hommes qui " ont " et les hommes qui " veulent et savent faire " au sein de la société de capitaux qui révolutionne la gestion du risque de l'entreprise.

Dans la société de capitaux en effet, les associés acceptent de perdre leur mise (capital) sans recours comme l'explique L. Pfeiffer dans sa genèse " institutionnelle " du capitalisme, à la condition de diriger la société pour en minimiser le risque et de se voir attribuer les bénéfices en contrepartie de cette prise de risque sans précédent. À la différence, dans le monde " précapitaliste " les affaires ne se font pas entre " associés " mais entre prêteurs et emprunteurs, ceux-ci devant rembourser ceux-là quel que soit le sort de l'entreprise financée par l'argent du prêteur. La société de capitaux, en isolant et en limitant le risque de perte du possédant au montant investi et en l'incitant à courir le risque de l'entreprise par l'attribution du gain, favorise l'entreprise et l'effort productif en desserrant le frein financier qui en bloquait l'éclosion jusque-là.

Seule cette explication institutionaliste nous paraît à la hauteur de l'effet à expliquer : ni plus ni moins que le développement " a-normal " de l'Occident. Elle paraît à nos yeux plus adéquate que l'explication philosophique heideggerienne de la modernité technicienne par la révolution métaphysique galiléo-cartésienne au XVIIe siècle et plus probante que l'explication historico-matérialiste à la Georges Duby du développement occidental par l'invention du licol au XIIe siècle permettant d'appliquer la force animale au travail de la terre. Le commun défaut de ces explications, au demeurant antithétiques, consiste dans l'impasse faite sur la motivation humaine d'un tel développement sans précédent ni équivalent, alors que l'explication institutionaliste met l'accent sur le bras de levier que l'association capitaliste exerce sur le traditionnel appât du gain.

 

Réforme permanente

 

Il est sans doute vrai de soutenir que dans un monde peu capitaliste, l'émergence du capitalisme conduit à un développement des inégalités, mais la considération des sociétés développées dans lesquels le capitalisme est ancien et largement répandu conduit plutôt à la conclusion inverse. Les grandes études de Jean Fourastié sur l'évolution des prix réels et du pouvoir d'achat des ménages l'ont bien montré : le progrès technique a eu un effet égalisateur dans les sociétés industrialisées grâce au capitalisme. C'est sans doute pourquoi J.-Y. Calvez a besoin de recourir à l'exemple bienvenu mais peu probant de la latifundia sud-américaine comme prototype de propriété illégitime dans le " capitalisme " contemporain. Il y a moins à glaner à notre sens dans le dépistage des formes illégitimes de la propriété contemporaines que dans le constat de ses limites, qui invitent à en inventer d'autres le cas échéant. Signalons en ce sens à l'auteur un rapport du Commissariat général du plan portant sur " Les institutions nouvelles pour le développement des entreprises " qui explore une possibilité de donner le jour à une nouvelle forme juridique de société, abolissant le salariat selon le vœu du syndicalisme réformiste natif, pour incarner l'entreprise dans une nouvelle forme associative : " la société de partenaires " fondée sur l'apport en industrie des associés et le partage des bénéfices entre " travailleurs associés ".

Dès lors, tous les efforts un peu désenchantés de l'auteur, dans les chapitres finaux (5 et 6) pour imaginer les solutions de réforme au problème du " capitalisme inégal " nous paraissent faibles. Ils nous laissent le sentiment d'un excessif dépit par rapport à une réalité économique et sociale qui ne se réduit pas au capitalisme ; dépit aussi à l'égard d'un capitalisme contemporain qui fait pourtant aujourd'hui une part si belle à la " réforme permanente " : citons par exemple le développement du capital-risque et des " incubateurs " pour la naissance de nouvelles entreprises, l'épargne salariale qui modifie le regard du salarié sur l'entreprise et son rapport avec elle, la finance éthiquement et socialement responsable qui permet à chacun de faire " passer ses valeurs " dans l'économie en en faisant l'inventaire plutôt qu'en pratiquant le rejet en bloc, la notation sociale des entreprises, la prise en compte croissante de la " durabilité " du développement, la montée du consumérisme et de l'amélioration de la coopération publique et privée...

En fait l'objectif apparemment inaccessible de l'auteur : " changer le capitalisme ", paraît être le trait le plus caractéristique du " capitalisme " contemporain et comme son mot d'ordre, un capitalisme il est vrai inévitablement imparfait et critiquable en tant que réalité humaine et éventuellement dépassable ici ou là. Que cette évolution soit plurielle et difficile à appréhender d'un point de vue singulier, bref que personne ne puisse prétendre trouver la formule unique de ce changement est heureux, car il a sa source ultime et protéiforme dans le caractère créatif et enrichissant de la cause seconde que nous sommes par nature et dans le fait que la réalité sociale vivante est plus riche que ce que chacun de nous en perçoit.

 

B. CH.