Comme dans tous les grands débats éthiques appliqués a la médecine, la question de l'euthanasie conjugue une approche théorique ou doctrinale (dite souvent morale, à tort) avec une approche pratique et concrète.

 On voit mal en effet qu'on puisse aborder ces questions de façon séparée sans prendre le risque d'encourager des réponses schizophréniques inconciliables, comme celles qui sont souvent justifiées au nom d'une éthique de responsabilité (cf. " La politique schizophrène " Liberté politique n° 4). En effet, une approche morale ne peut être abstraite et une approche pratique peut être morale. Pour rechercher des réponses qui concilient ou réconcilient les deux approches, nous avons interrogé deux spécialistes de l'euthanasie qui travaillent ensemble au sein de l'Alliance pour les droits de la vie, association présidée par le député Christine Boutin, pour élaborer une stratégie efficace de lutte contre la " culture de mort ". Tugdual Derville est le délégué général de l'Alliance pour les droits de la vie ; Xavier Mirabel est cancérologue. Trois grandes questions ont rythmé notre réflexion :

1/Dans quel contexte se pose la question de l'euthanasie pour nos contemporains : souffrances, désir de mort, refus de la " déchéance " que supposerait l'état de mourant, avec en arrière plan la question de sa dignité ?

2/ Que pourrait devenir une société " de l'euthanasie ", ce qui suppose d'on établir une définition ?

3/ Quelle orientation stratégique donner à la lutte contre la banalisation ou la légalisation de l'euthanasie ?

La douleur opportune

Printemps 1999, la lutte contre la douleur se réveille : les parlementaires rivalisent en déposant cinq propositions de loi en faveur des soins palliatifs. Dans les deux chambres, majorité et opposition engagent une course de vitesse. La proposition socialiste affiche son ambition : entraîner progressivement " une transformation des conditions de fin de vie dans notre société ". Celle de Roger-Gérard Schwartzenberg prévoit l'inscription dans la loi du " droit a une mort digne ". Plus modeste, le texte du sénateur Lucien Neuwirth est sans doute le plus raisonnable. Dans tous les cas, l'élan en faveur des soins d'accompagnement aux personnes en fin de vie est unanime, sous réserve de ne pas négliger les chances offertes par les progrès de la médecine curative. Les spécialistes s'accordent pour noter que la France reste en retard en matière de prise en charge de la douleur.

Or il se pourrait que les promoteurs de l'euthanasie aient vu dans cette unanimité une opportunité. Certes, les soins palliatifs sont présentés par le ministre de la Santé lui-même et la plupart des responsables politiques comme la parade à la tentation euthanasique. Mais les promoteurs de l'euthanasie ne désarment pas, l'ambiguïté de certaines propositions de loi le démontre.

L'abondance de propositions de loi sur les soins palliatifs

Ce n'est pas le cas de celle de Lucien Neuwirth, RPR, adoptée le 31 mars par la commission des Affaires sociales du Sénat. Le sénateur paraît aujourd'hui proche du mouvement des soins palliatifs. Sa proposition — cosignée par Bernard Seillier — entend généraliser la possibilité d'accès aux soins palliatifs et d'accompagnement pour toute personne " atteinte d'une maladie mettant en jeu le pronostic prénatal ". La définition qu'elle donne est solide : les soins palliatifs " visent a soulager la douleur physique et les autres symptômes et prennent en compte la souffrance psychologique, sociale et spirituelle de la personne ". Certes, le sénateur Neuwirth, qui a l'habitude de décrire l'Église comme un frein au progrès avance d'étonnantes explications : " À notre époque ou l'Église catholique en a définitivement fini avec le caractère rédempteur de la douleur, nous devrions pouvoir avancer rapidement en inscrivant le concept des soins palliatifs dans la Loi " (le Monde du 25 février). Il explique par ailleurs qu'il entend achever un " triptyque " de lois, une pour chaque étape de la vie : naissance, douleur, accompagnement aux mourants. Mais il faut sans doute accepter de dépasser l'impression que laissent de telles déclarations, au risque de paraître naïf. La proposition Neuwirth répond à un vrai besoin.

Du côté de l'Assemblée nationale, une seconde proposition, celle du socialiste Jean-Jacques Denis semble se calquer sur celle du Sénat. La presse n'a vu que des nuances entre ces deux approches " concurrentes ". La définition des soins palliatifs proposée par les députés socialistes compléterait celle du Sénat : " Soins actifs et continus pratiqués par une équipe pluridisciplinaire en substitution ou à domicile. Ils visent à soulager la souffrance psychique, a sauvegarder la dignité de la personne malade et a soutenir son entourage. " On ne trouve plus de référence à la dimension spirituelle de la personne : des dispositions dénotent même une méfiance vis-à-vis des motivations religieuses des volontaires accompagnant les malades. Est-ce une crainte justifiée de la mainmise des sectes sur l'accompagnement des patients ou un nouvel avatar du laïcisme à la française ? Seconde différence, l'introduction, dans la définition des soins palliatifs, d'un objectif complémentaire qui serait de " sauvegarder la dignité de la personne malade ". Cette formulation est-elle une concession au vocabulaire des promoteurs de l'euthanasie qui fondent leur revendication sur le caractère relatif de la dignité ? On voit enfin apparaître un alinéa selon lequel " la personne malade peut s'opposer à toute investigation ou thérapeutique ". Un peu trop générale, une telle affirmation fait craindre une autre concession à la dialectique des promoteurs de l'euthanasie qui, on le sait, utilisent la peur de ce qu'ils nomment " acharnement thérapeutique " pour avancer un droit à disposer librement de son corps. Une certaine confusion n'est donc pas à exclure ici.

Une dérive supplémentaire est constatée dans une troisième proposition de loi, présentée à l'Assemblée le 31 mars par Gubette Marin-Moskovitz pour le compte du Mouvement des citoyens. Elle contient, dans son exposé des motifs, une référence explicite à l'euthanasie : " Toutefois, cette proposition de loi tendant à réglementer les soins palliatifs ne peut évacuer le nécessaire débat de société sur, notamment, la limitation ou l'arrêt de thérapeutiques en réanimation médicale et plus globalement sur l'euthanasie. "

L'OPA inamicale de l'euthanasie sur les soins palliatifs

La quatrième proposition de loi présentée à l'Assemblée, toujours le 31 mars 1999, par le dépuré Roger-Gérard Schwartzenberg qui préside le groupe RCV (Radical Vert Citoyen) est la plus ambiguë. Il a tenu à présenter seul sa proposition qu'il dit complémentaire des autres. Il ne s'avoue pas publiquement partisan de la légalisation de l'euthanasie; il affirme : " Je n'ai moi-même pas d'opinion tranchée sur la question "(le Figaro du 9 avril), mais se dit favorable à l'ouverture d'un débat parlementaire sur ce thème. L'approche est prudente : le texte de Roger-Gérard Schwartzenberg évite le mot euthanasie ; il vise a garantir l'accès aux soins palliatifs. En revanche, la proposition contient une disposition qui ne doit pas passer inaperçue : l'annonce d'un rapport à présenter avant le 30 juin 2000. Dans l'exposé des motifs, l'auteur indique que ce rapport " informera les assemblées de la situation de ceux des patients incurables en phase terminale dont même les soins palliatifs ne parviennent plus à soulager la douleur. Il précisera, le cas échéant, les mesures, éventuellement législatives, qui pourraient être proposées pour permettre, pour ces patients aussi, l'exercice du droit à une mort digne. En se fondant sur le respect de la volonté exprimée par le malade, sur le libre choix par chacun de son destin personnel, bref sur le droit des patients a disposer d'eux-mêmes. Ultime espace de liberté. " On retrouve l'argument utilisé aujourd'hui par les promoteurs de l'euthanasie à propos des soins palliatifs : ils ne sont plus récusés mais sont présentés comme incapables de répondre à toutes les situations, notamment lorsque la lutte contre la douleur est en échec. Le texte de loi proposé par Roger-Gérard Schwartzenberg ne reprend qu'une formule édulcorée au regard de l'exposé des motifs : " Ce rapport précisera, le cas échéant, les dispositions supplémentaires, éventuellement législatives qui pourraient être proposées pour permettre l'exercice, par chacun, du droit à une mort digne. " La surenchère du conditionnel et des adverbes atténuateurs laisse perplexe. La presse n'a généralement trouvé dans cette proposition qu'une originalité : l'instauration d'un congé d'accompagnement, mesure intéressante en effet, et propre à séduire l'opinion — une telle mesure est d'ailleurs l'objet de la cinquième proposition de loi, celle du député Bernard Perrut (DL).

La pensée de Roger-Gérard Schwartzenberg paraît donc proche d'un plaidoyer pour l'euthanasie. Et son texte s'apparente aux propositions de loi régulièrement déposées en faveur de sa légalisation, ces ballons d'essai de l'ancien sénateur Caillavet puis du sénateur Biarnès qui revendiquent explicitement que " toute personne [...] est seule juge de la qualité et de la dignité de sa vie ainsi que de l'opportunité d'y mettre fin ". Le sénateur Biarnès a déposé à nouveau sa proposition pour le droit de mourir dans la dignité le 26 janvier 1999. Son exposé des motifs commence par un étrange morceau de bravoure : " À l'exception des femmes et des hommes de grande foi que jamais n'effleure le doute, la mort éveille en nous la crainte, la peur sinon l'angoisse. " L'homme de bon sens est sur ses gardes devant ce qui relève soit de la méconnaissance du caractère universel de la peur de la mort (et dont témoigne l'agonie du Christ, ce qui montre que ce n'est pas une simple question de foi), soit une ironie scabreuse : prendrait-on à témoin les croyants, de se sauver eux-mêmes face au drame de la mort ?

Soins palliatifs et euthanasie : une confusion croissante

Plus prudent que celui du sénateur Biarnès, le texte de Roger-Gérard Schwarzenberg a davantage de chances d'être voté qu'une loi explicite car ses enjeux réels sont cachés. C'est la même technique parlementaire que celle utilisée pour le projet de Pacs qui ne parle ni de la famille, ni de l'enfant, feignant de croire qu'ils sont étrangers au débat. La tentative législative d'" OPA inamicale " de l'euthanasie sur les soins palliatifs n'est certes pas gagnée d'avance en raison de la clairvoyance affichée généralement par les praticiens des soins palliatifs. Mais ce dernier se trouve fragilisé par la confusion qu'étape après étape il s'est vu imposer par les promoteurs de l'euthanasie. La pratique des soins palliatifs, venu de Grande-Bretagne (ouverture à Londres du St Christopher's Hospice en 1967), se développe lentement en France. Elle offre un modèle d'accompagnement des personnes en fin de vie respectueux de la dignité humaine. Elle répond à une lacune : les soins aux malades en phase terminale sont négligés dans bien des services hospitaliers, focalisés sur les soins curatifs. Ce scandale a provoqué un mouvement, en faveur de l'euthanasie celui-ci, qui revendique un droit de mourir dans la dignité, " comme alternative à l'acharnement thérapeutique " ; il entraîne des militants, âgés et en bonne santé pour la plupart, mais terrorisés à l'idée de souffrir, dans la signature d'un " testament de vie " qui constitue une sorte de suicide par anticipation. L'ADMD (Association pour le droit de mourir dans la dignité) revendique aujourd'hui 25000 membres.

Les praticiens des soins palliatifs récusent l'euthanasie. Le professeur Shaerer, président de JALMALV (Jusqu'à la mort accompagner la vie) la qualifiait récemment de " pratique totalement étrangère au domaine des soins " qui ne répond " aucunement aux véritables questions des malades et ne résout pas le problème de leur souffrance " (le Monde du 23 mars). Et cette opposition n'est pas simplement une position morale qui serait aujourd'hui insuffisante, elle a la crédibilité du témoignage : les progrès de la lutte contre la douleur sont un argument déterminant. La plupart des responsables politiques eux-mêmes répondent " soins palliatifs " lorsqu'on revendique l'euthanasie. Les théoriciens de l'euthanasie, après s'être défiés des soins palliatifs, se sont emparés de leur vocabulaire; ils font valoir que les deux démarches sont " complémentaires " et éventuellement successives... Une plaquette de l'ADMD évoque les soins palliatifs dans la fiche de " [ses] actions " en s'attribuant les mérites de leur développement.

L'opinion publique est troublée. Les affaires d'euthanasie sauvage sont habilement utilisées par ceux qui traitent successivement leurs accusés de héros innocents et de dangereux psychopathes, toujours pour réclamer la légalisation de l'euthanasie. Ainsi le quotidien France Soir qui revendique ouvertement avoir " lancé une campagne en faveur de l'euthanasie ". La dialectique entraîne la confusion ; les expressions " accompagner vers la mort ", " aider à mourir ", " mourir dans la dignité ", " choisir sa mort " amalgament les soins palliatifs et l'euthanasie pour la plupart des personnes ; les deux démarches partent du même constat de carence de certains services hospitaliers. Heureusement supplantée jusqu'à maintenant dans les sphères politiques par les soins palliatifs, l'euthanasie semble l'emporter dans le débat médiatique où elle fait penser à ces marques dominantes dont a part de marché a tendance à s'accroître lorsque ses concurrents font de la publicité !

C'est donc dans ce contexte qu'intervient le nouveau débat parlementaire. La fédération JALMALV réfute publiquement le " mélange des genres ". Son action est sur le terrain : " Notre double combat est de tout faire, grâce aux soins palliatifs, pour que disparaisse l'euthanasie sauvage et clandestine qui se pratique en France et d'éviter qu'on en vienne à la dépénaliser " affirme le professeur Schaerer. S'il constitue un indispensable argument, un travail de terrain n'est cependant pas toujours armé pour contester une idéologie : les deux mouvements n'abordent pas le sujet de ta mort sur le même plan. De plus, rien n'interdit de penser que des praticiens des soins palliatifs puissent un jour se trouver " contaminés " par l'idéologie de l'euthanasie. Ce pourrait être le cas si des soignants, après s'être donné la mission impossible de garantir la " bonne mort " ne supportaient plus d'être mis en échec par son indomptable scandale.

L'alibi de la douleur

Il faut revenir sur le mot clé de douleur avancé par la proposition Schwartzenberg pour programmer l'ouverture du débat sur l'euthanasie. C'est aussi l'argument utilisé en Australie par le spot télévisé de la Société pour l'euthanasie volontaire. Une femme de 59 ans y affirme : " Si j'avais été un chien, la société protectrice des animaux aurait reproché à mon mari sa cruauté et on m'aurait fait piquer ! " La dépêche AFP du 17 mars 1999 précise que cette femme est " atteinte d'un cancer de la vessie et demande qu'on abrège ses souffrances car malgré l'absorption d'importantes doses de morphine et d'autres médicaments, elle souffre toujours ".Que dire face à un tel appel ? Qui oserai t vérifier jusqu'à quel point c'est bien la douleur physique, malgré les calmants, qui motive cette demande médiatisée ? À écouter tes spécialistes de la lutte contre la douleur, on peut s'interroger ; l'expérience de l'euthanasie légale dans l'Oregon (États-Unis) fait douter que la douleur bien prise en charge puisse demeurer invincible au point qu'on lui préfère la mort et qu'elle entre concrètement dans la motivation des patients réclamant l'euthanasie : FMC hebdo(14/03/1999), citant le New England Journal of Medicine, explique que pour les vingt-trois patients ayant reçu des prescriptions pour des médicaments létaux, " la perte d'autonomie ou de contrôle des fonctions corporelles sont les principales motivations à la demande de suicide médicalement assisté. En revanche, la crainte d'une douleur incontrôlée n'est pas évoquée ".

La question de la douleur par laquelle les promoteurs de l'euthanasie tentent le plus facilement de faire valoir leur revendication risque donc d'être un argument opportuniste, favorisé il est vrai par certaines carences de notre système de soins. Derrière les motivations des patients de l'Oregon se dessinent surtout les souffrance morales que peut provoquer la perte des capacités en fin de vie. Et c'est bien la conception de la dignité qui est en jeu.

La société nous prépare-t-elle à affronter ces deuils progressifs sans avoir l'impression d'y perdre un peu de notre humanité ? À bien des égards, elle favorise au contraire un sentiment d'humiliation, de déchéance lorsqu'adviennent les épreuves du vieillissement, de l'immobilité, de l'incontinence, de la démence. Si l'homme souffrant ne se sent plus vraiment un homme, il peut simplement être tenté de provoquer la mort pour ne pas en subir le caractère dramatiquement aléatoire. Domestiquer la mort, c'est au fond l'ambition prométhéenne et utilitariste des initiateurs de l'euthanasie. Elle révèle une détresse et un manque d'espérance. Lorsque ceux-ci affirment vouloir penser la vie autrement pour penser la mort, ils ont raison. Nous ne pourrons donc sortir des débats, même truqués, provoqués autour des scandales de la mort, qu'en écoutant davantage ceux qui souffrent. C'est en ce sens que les termes qui fondent le débat public méritent d'être approfondis : souffrance, dignité, accompagnement, droit, liberté, mort.

L'enjeu de tels débats ne se cantonne pas autour du lit des mourants. Nous constatons que l'euthanasie tente de pénétrer la société par la faille qui la rend la plus attractive : la fin de vie souffrante mal accompagnée. Les soins palliatifs constituent ici une réponse novatrice de la " culture de vie ", parce qu'ils puisent leurs ressources dans la vérité et la charité. Mais ils ne sont pas une alternative absolue à l'idéologie de l'euthanasie dont le champ d'application est beaucoup plus vaste. L'euthanasie compte donner à tout homme le " droit à disposer de son corps ",et ne s'arrêterait pas aux malades à la dernière extrémité; on ne doit pas se cacher qu'elle tend aussi vers la disposition du corps des " plus petits ", ceux qu'on aurait privé du statut d'être humain (on la pratique déjà sur des nouveau-nés handicapés, on l'envisage pour des personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer).

 

Les réponses que notre société s'apprête à donner au débat sur la mort peuvent en conditionner progressivement toute l'orientation. Et toucher chaque étape de nos vies. Nous y voyons coexister une chance et un risque. C'est donc avec vigilance que nous nous engagerons dans le débat ouvert au Parlement sur les soins palliatifs: il ne sera pas facile d'y déceler les meilleures des pires intentions. C'est le lot des débats éthiques contemporains où choisir entre bien et mal nécessite non seulement du courage mais aussi un surcroît de discernement.

 

T. D. et X. B.