Trois jours de novembre : trois réalités de l’idée de nation

Source [Geopragma] Alors que s’achève ce curieux mois de novembre d’une année 2020 qui restera dans les annales, la réouverture en France des commerces dits « non essentiels » permettra peut-être à nos compatriotes de s’étourdir dans la frénésie des achats. Elle permettra peut-être pour un temps d’oublier le caractère discutable, et en tout cas très discuté, de certaines mesures de restrictions prises par les autorités de notre pays pour combattre l’épidémie de coronavirus. 

Avec panache Sacha Guitry expliquait il y a des décennies que ce n’est certes « pas parce que nous vivons une époque dramatique qu’il faut la vivre comme un drame ». Dans un autre registre, même le très modéré journal allemand Die Zeit publiait le 12 novembre dernier un article sévère sur « l’Absurdistan autoritaire » qu’était devenu notre pays. 

Il est en tous les cas patent que la France est aujourd’hui traversée de toutes sortes de fractures bien plus profondes encore qu’à l’époque où Jacques Chirac faisait campagne sur ce thème en 1995. Des fractures qui ne facilitent pas l’adhésion à des mesures forcément impopulaires dans les temps difficiles que nous traversons. Des fractures qui révèlent aussi une absence de plus en plus préoccupante de cohésion au sein de ce que certains appellent désormais « l’archipel français ». Il est intéressant à cet égard de revenir sur les tout premiers jours de ce mois – les 2, 3 et 4 novembre – qui ont marqué l’actualité de façon singulière. Ce ne sont certes pas trois jours qui ont changé le monde. Mais ce sont trois jours qui ont révélé des réalités très différentes de l’idée de nation qui devraient nous faire réfléchir.

Le 2 novembre c’était au tour de la capitale autrichienne d’être frappée par le terrorisme islamiste, celui-là même qui avait endeuillé la France quelques jours auparavant, à Conflans-Saint-Honorine et à Nice. Une nouvelle fois, l’attentat de Vienne pose à l’échelle européenne la question sensible de la présence dans nos pays de terroristes manipulés par des réseaux extrémistes qu’on ne sait pas déceler et vis-à-vis desquels on a une approche encore trop naïve. Après une première condamnation, le meurtrier de Vienne avait suivi un programme de déradicalisation, dont on a vu le brillant résultat. Une nouvelle fois, il pose la question des frontières européennes et d’une politique responsable d’immigration, la question de ce que nous sommes, de qui nous voulons intégrer et à quoi. A contrario, cet événement a révélé deux héros ordinaires, d’origine turque, deux jeunes gens parlant allemand avec un magnifique accent autrichien, jurant un amour certainement sincère pour le pays qui avait accueilli leurs familles, donnant ainsi un magistral démenti à ceux qui voudraient voir le monde en noir et blanc seulement.

Le 3 novembre c’était le D-day d’une élection que le monde entier semblait attendre depuis des mois. Joe Biden et Donald Trump s’étaient copieusement invectivés lors d’un débat télévisé. Ils avaient l’un et l’autre donné une piètre image des qualités de maîtrise et de retenue que l’on peut attendre d’un chef d’Etat. Cette élection a surtout remis les projecteurs sur les dissensions intérieures d’un pays qui a connu ces derniers mois des affrontements entre communautés ethniques d’une violence inouïe que l’on croyait appartenir définitivement au passé. Les dernières péripéties n’ont toujours pas permis de mettre un point final à un processus électoral qui peut durer quelques semaines encore. Pour un pays qui se veut le champion de la démocratie, et qui s’empresse de l’exporter parfois de manière bien peu pacifique, voilà une curieuse déclinaison de l’american way of life… qui ne fait plus rêver du tout. Le triste spectacle de cette élection a fait prendre conscience encore un peu plus de divisions très profondes au sein du peuple américain et ne peut qu’inquiéter sur la santé sociale d’un pays qui, quelles que soient les circonstances, joue un rôle de premier plan dans les affaires du monde et qui est aujourd’hui à la recherche d’une identité nationale introuvable.  

Le 4 novembre… personne ou presque ne l’a remarqué ici, les yeux rivés sur le show américain et le drame autrichien. Et pourtant dans un pays de culture chrétienne, qui compte quelque 170 ethnies, où la communauté musulmane pèse 15% de la population, soit près de 25 millions d’habitants, un président dialoguait paisiblement en visioconférence avec les autorités religieuses le jour de la Fête de l’Unité nationale, quatre textes sacrés symboliquement posés sur son bureau devant lui : la Bible, le Coran, la Torah et le Kangyour des bouddhistes. Ils étaient onze responsables religieux autour de la table, trois musulmans, trois évangélistes, un juif, un bouddhiste, un représentant de l’église arménienne, un vieux croyant et bien sûr, primus inter pares, le patriarche Kirill, chef de l’église orthodoxe… de nouveau convié le 20 novembre dernier pour un entretien cette fois en tête à tête avec le président. 

Cette fête est la plus jeune des célébrations officielles russes, établie en 2004 seulement, mais qui avait existé avant 1917. Elle célèbre la révolte populaire qui a permis d’expulser du Kremlin de Moscou l’occupant polonais en 1612, mettant fin au Temps des Troubles, trois décennies de vacance du pouvoir et période la plus sombre de l’histoire russe… jusqu’aux années 90 du siècle dernier, dont l’appellation de « nouveau Temps des Troubles » ne doit rien au hasard. Ce jour de l’Unité nationale est venu remplacer ce qui, le 7 novembre, pendant la période soviétique, avait été célébré sous le nom de « Grande Révolution d’Octobre ». Poutine avait d’ailleurs refusé de marquer le centenaire de la révolution russe en 2017, expliquant qu’il mettait toute son énergie à consolider l’unité nationale, pas à célébrer ses fractures. 

Lors de cette rencontre du 4 novembre le président russe est revenu sur les attentats islamistes qui venaient de secouer l’Europe, renvoyant dos à dos « ceux qui sous couvert de liberté d’expression offensent les sentiments des croyants et ceux qui en prennent prétexte pour instrumentaliser la violence et l’intolérance ». Sujet on ne peut plus délicat, qui nécessite du doigté, de la fermeté et une mémoire historique longue, il est au coeur de la politique intérieure menée par Poutine depuis vingt ans. La Russie a une expérience riche et profonde de la diversité ethnique et confessionnelle, héritée bien sûr de son histoire, de l’Empire et de la période soviétique. La gestion russe de la question musulmane est très mal connue en dehors de ses frontières. Elle mériterait pourtant qu’on s’y intéresse dans nos pays d’Europe car la Russie, après le douloureux épisode des guerres de Tchétchénie, a su pleinement intégrer la composante musulmane dans le renouveau spirituel que connaît le pays depuis la chute de l’URSS – Moscou accueille aujourd’hui la plus grande mosquée d’Europe –  et dans ses relations diplomatiques et commerciales  – elle commence à laisser le droit musulman être enseigné dans certaines de ses universités. Mais les autorités ont érigé une barrière très claire entre ce qui était permis et ce qui ne l’était pas ; les Frères musulmans, par exemple, qui sont très actifs en Europe, sont une organisation interdite sur son territoire depuis 2003. La lutte contre l’extrémisme y est menée sans relâche. La semaine dernière encore, un responsable de la police du Daghestan était arrêté car soupçonné d’avoir participé aux attentats meurtriers du métro de Moscou en 2010. Elément indispensable de cette politique : le Patriotisme, qui est le ciment de la diversité, et qui s’écrit en russe avec une majuscule. Dans ce contexte la question du « séparatisme », qui préoccupe nos autorités, ne se pose pas : le mufti de la mosquée de Saint-Pétersbourg disait il y a quelque temps lors d’une conférence inter-religieuse : « Peu importe la foi que nous professons, la langue que nous parlons, les opinions politiques que nous défendons, nous sommes tous Russes, nous avons tous un même destin et un même avenir. » 

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