Depuis le début des révoltes qui secouent le monde arabe, la plupart des commentateurs européens expriment un optimisme qui manifeste parfois une vraie méconnaissance des données fondamentales caractérisant les sociétés concernées par ces ébranlements. Un mot revient constamment sur les ondes et dans les journaux : démocratie. Et nos élites se réjouissent d'une perspective qu'elles attendaient et prédisaient depuis longtemps. Elles affirment tenir enfin la preuve que l'islam est compatible avec la démocratie, sans pour autant convaincre une large part de l'opinion publique inquiète des agissements islamistes.

Or, ces deux types de postulats reposent sur une ambiguïté qu'il convient de clarifier. Au risque de surprendre certains lecteurs, il faut dire que l'islam et la démocratie peuvent très bien se conjuguer. Sur le principe, il y a donc accord. Mais subsiste un malentendu qui réside dans la manière dont on comprend cette compatibilité dans l'Occident sécularisé et dans l'Orient islamisé.

En effet, alors que la démocratie est chez nous synonyme de neutralité religieuse, il n'en est pas ainsi dans les pays où les populations sont à majorité musulmanes. Là, les notions de majorité et de minorité, inhérentes à tout système démocratique, se comprennent selon des modalités confessionnelles et non pas laïques. Dès lors, des élections législatives organisées selon les critères démocratiques peuvent très bien amener au pouvoir des majorités islamistes qui risquent de surcroît de n'en plus bouger.

L'exemple de la Turquie est éloquent à cet égard. Contrairement à une idée reçue chez les Européens, idée que les dirigeants turcs se gardent d'ailleurs bien de contredire, cet Etat réputé laïque n'est pas neutre sur le plan religieux. Atatürk, le fondateur de la République turque, n'a pas mis en place un système de séparation entre le temporel et le spirituel, même s'il s'affirmait lui-même incroyant et allait jusqu'à mépriser l'islam, religion qui, à ses yeux, bloquait toute marche vers le progrès. Réaliste, il savait qu'il ne pourrait pas d'un coup de baguette magique institutionnel éradiquer une religion à laquelle la majorité du peuple turc était attachée. Le kémalisme est une voie originale qui place la religion sous le contrôle de l'Etat, la religion en question étant exclusivement l'islam sunnite. Un organisme spécial fut créé à cet effet, la Dyanet, qui est rattaché au Premier ministre. L'Etat a donc la responsabilité exclusive de la gestion du culte. C'est lui qui décide de la construction et de l'entretien des mosquées et des écoles religieuses et en assure le financement ; c'est lui aussi qui nomme et rétribue les personnels chargés du culte et de la formation, lesquels ont donc le statut de fonctionnaires. Ces mesures s'appliquent également aux imams envoyés dans les pays où vivent des expatriés turcs, comme l'Allemagne et la France. Il faudrait aussi, en Europe, s'interroger sur la nature de cette  laïcité  où les sunnites relevant de l'ethnie turque détiennent le monopole des responsabilités politiques, tenant à l'écart les citoyens qui confessent d'autres religions (alévis, chrétiens de différentes dénominations, juifs) et appartiennent à d'autres ethnies (Arméniens, Kurdes).

Certes, le rêve d'Atatürk était de façonner un peuple nouveau en le conduisant à la sécularisation sur le modèle européen, mais il faut bien constater qu'il n'y est pas parvenu. Au contraire, la société turque connaît une réislamisation croissante, au niveau de la pratique religieuse et des mœurs, à l'instar de la plupart des populations musulmanes de la planète. Et c'est bien en vertu d'un processus électoral démocratique, et non d'un coup de force, que le Parti de la Justice et du Développement (AKP) de Recep Tayyep Erdogan, a obtenu la majorité des voix au Parlement et détient donc le pouvoir. Que cette formation islamiste soit qualifiée de  modérée  importe peu : son programme va dans le sens d'une islamisation renforcée. Le système turc allie démocratie et islam mais il exclut le pluralisme, ce que ne voient pas ou dissimulent les élites européennes. Ce faisant, il se conforme à la doctrine classique de l'Islam qui réserve le pouvoir aux  vrais croyants  que sont les musulmans.

Certes, parmi les contestataires musulmans des régimes arabes, nombreux sont ceux, notamment les étudiants, les diplômés et les cadres de l'université ou du privé, voire des militants politiques ou des défenseurs des droits de l'homme, également habitués d'Internet, qui sont séduits par les modèles que leur renvoie le monde non musulman libéré de toute sujétion religieuse. Et pour eux, l'idéal démocratique se présente sous les traits de la sécularisation au moins partielle. Mais on aurait tort de généraliser cette tendance et d'y voir l'élément le plus représentatif. D'une part, au sein de ces catégories sociales, il y a un nombre non négligeable de militants de mouvements relevant de l'islamisme, ce dernier étant la dimension idéologique de l'islam qui ne se confond pas forcément avec le terrorisme. Ainsi, par exemple, en Egypte, les Frères musulmans sont rarement des incultes ou des misérables. D'autre part, au-delà d'une certaine patine de modernité – celle qui plaît aux Occidentaux -, il y a la réalité d'une identité fortement imprégnée d'islam. Qu'on l'accepte ou pas, les mentalités arabes restent très largement confessionnelles. Bien qu'illégaux et écartés du pouvoir, les partis islamistes (Ennahda en Tunisie, Frères musulmans en Egypte, en Syrie, en Jordanie, Parti de la Justice et du Développement au Maroc) n'ont pas renoncé à leur projet. Depuis des décennies, ils œuvrent à la réislamisation des mœurs en offrant aux populations dans le besoin ce que l'Etat ne leur donne pas, notamment dans les domaines de l'éducation et de la santé. Et cette prise en charge s'accompagne d'un endoctrinement idéologique qui fait de l'islam le modèle supérieur à tout autre puisque la loi divine y prime la loi humaine.

Cela se traduit par le rejet des non musulmans, comme on le voit par exemple en Egypte où les violences anti-coptes redoublent en intensité, plongeant les chrétiens dans la terreur alors qu'ils espéraient tant que la révolution allait les libérer de la dhimmitude de facto qui les humilie et leur rend la vie impossible. On comprend alors le soutien que les chrétiens de Syrie, y compris parmi les hiérarchies ecclésiales, rejetant pour la plupart toute tentation laïque et toute aspiration à plus de liberté, apportent au régime de Bachar El-Assad. Un pouvoir aux mains de la minorité alaouite représente pour eux une garantie de survie existentielle que ne leur offrirait pas l'islam sunnite, numériquement majoritaire, s'il reprenait les rênes d'un Etat qu'il considère comme devant lui revenir de plein droit. Ce que ne manquerait pas de produire un processus électoral démocratique.

En conclusion, si les islamistes n'ont pas pris l'initiative de la contestation des régimes arabes, comme cela semble être réellement le cas, ils s'empressent de l'exploiter à leur profit. C'est pourquoi, en l'état actuel et sans préjuger d'évolutions plus lointaines, la lucidité oblige à admettre que l'empreinte de l'islam continuera de marquer fortement la vie politique et sociale de ces pays. Comme en Turquie, dont le modèle séduit un monde arabo-musulman avide de se débarrasser des régimes autoritaristes et concussionnaires, la démocratie sert l'islamisme.

 

 

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