Contre un régime immoral : la révolte ? La désobéissance ?

Nous comprenons chaque jour plus que nous vivons sous un régime politique capable de prendre des décisions destructrices : des décisions qui peuvent rendre la société de plus en plus contraire à la morale, la morale la plus élémentaire des sociétés humaines telles que nous les connaissons depuis des siècles, notamment dans les sociétés éclairées par le christianisme. Que faire alors ?

CHEZ CERTAINS le raisonnement est radical : le régime n’est plus moralement légitime, passons à l’action directe, pour le moins à la dissidence. Mais ce n’est pas la bonne approche. Outre ses faibles chances de succès, ce n’est pas la voie que recommande la pensée politique classique. Car il y a un bien essentiel dans le fait de la vie commune et dans la paix, et seules de très fortes raisons peuvent conduire à prendre le risque de les briser.

Quelle légitimité peut-on accorder aujourd’hui à l’État ?

Si on se révolte c’est parce qu’on remet en question la légitimité de l’ordre politique. De quoi s’agit-il ? L’idée de légitimité comporte bien sûr une notion de justification, d’habilitation à exercer une autorité et un pouvoir. Mais quand on parle de la légitimité de l’État, on peut avoir plusieurs visées.

Ce pourrait être l’État comme tel, dans son principe. Mais il est rare qu’il soit mis en cause. Il est vrai que certains contestent l’État moderne tel que nous le connaissons dans nos pays, notamment l’État contemporain, post-moderne. C’est ce que font les libertariens extrêmes (comme Murray Rothbard) qui veulent tout fonder sur la propriété privée et le marché ; ou dans un autre genre des chrétiens comme Hauerwas et Cavanaugh, qui attaquent frontalement l’État moderne parce que pour eux la légitimité est réservée à cette autre communauté qu’est l’Eglise. C’est aussi et surtout la tentation des spontanéistes de toute tendance, fréquents dans nos sociétés, qui valorisent l’action de l’individu, supposée libératrice par elle-même. Mais rien de tout cela ne fonde de légitimité politique alternative.

Contre les lois particulières

Un autre cas est celui de la révolte contre des lois particulières, conduisant à une forme politique de désobéissance appelée souvent désobéissance civile. On y voit une forme de protestation. Le problème alors est que si chacun s’arroge le droit de ne respecter les lois que s’il est d’accord avec elles, ou si cela l’arrange, le désordre collectif devient vite intolérable. Car en réalité il y a un bien en soi dans la communauté, et dans le fait qu’un pouvoir politique prenne en charge sa régulation, et donc il y a en soi une légitimité au pouvoir politique, par le fait même qu’il existe et assure au moins ce service minimal d’une vie commune un tant soit peu paisible.

Il y a en outre des cas où par des actions plus ou moins légales on fait pression sur tel ou tel dirigeant, pour le contraindre à des élections ou une démission, mais sans vouloir changer le régime. A un niveau plus dramatique, il en est de même avec le débat classique sur la tyrannie (le droit de tuer celui qu’on considère un tyran, Hitler ou Mao par exemple). Mais dans tous ces cas on n’est pas dans la vraie révolte, la crise de régime. Et on risque comme dans le cas précédent de remettre en cause la paix civile pour poursuivre un but politique finalement limité.

En fait, quand on remet en cause une légitimité par une contestation directe et active des lois, ce qui est visé est le régime politique plus qu’un gouvernement donné, lequel est subordonné à l’ordonnancement politique qui le fonde. Le remettre en cause, c’est logiquement vouloir instaurer un autre régime politique — ce qui veut dire dans nos systèmes une autre constitution. Si donc une révolte peut avoir un sens, c’est uniquement dans ce cas : contre un mode de gouvernement, un régime politique. Mais quand cela peut-il se justifier ?

La révolte ?

Le point central est que malgré le bien intrinsèque que procure à la société le fait qu’il y ait un gouvernement qui assure une certaine paix civile, il est vrai aussi qu’il y a un seuil à partir duquel cette légitimité disparaît et qu’on n’a alors plus un État mais un gigantesque brigandage — comme disait saint Augustin. D’où alors la question du changement de cet ordre politique, de son remplacement. Quand peut-on le remettre en cause, et comment ?

Fondamentalement la remise en cause d’un régime politique pose la question des chances de succès du renversement, et corrélativement de la possibilité d’obtenir une situation meilleure que la précédente. Même dans le cas limite d’un État poussant très loin les conduites aberrantes, par exemple les déviations à la loi naturelle, il n’est pas automatiquement illégitime, au point qu’il soit justifié pour l’homme de bonne volonté de lancer une révolte.

Posséder une alternative

À partir du moment où la communauté et le pouvoir politique qui la prend en charge sont reconnus être un bien en soi, la révolte fait disparaitre ce bien et donc dans la plupart des cas elle est nocive. Ou plus exactement, cela reste vrai tant qu’on ne peut pas remplacer une organisation politique donnée de la société par une autre meilleure : tant qu’elle ne peut pas être remplacée, la première garde donc sa légitimité, même si un nombre important de ses décisions ne l'est pas.

En d’autres termes, la révolte (comprise comme tentative de renversement) ou même la désobéissance aux lois comprise comme acte politique n’ont de sens que si on a toutes raisons de penser qu’on est à même de construire un ordre politique alternatif manifestement meilleur, et crédible ; et qu’on a les moyens pour cela. C’est rare mais possible.

Ce point est essentiel ; c’est l’équivalent de la motion de défiance constructive dans la constitution allemande : dans ce pays le parlement ne peut renverser un gouvernement que s’il est à même d’en mettre en place un autre, avec une vraie majorité.

En particulier dans nos régimes, qui sont considérés comme des démocraties, un fait de base est que cette forme d’État paraît seule jugée légitime par la population. Ce fait paraît difficilement contournable et rend très peu probable qu’une révolte alternative contre un régime démocratiquement élu puisse être légitime au sens précédent. En revanche rien n’empêche de manifester au sens large ou d’agir, dans le respect des lois, comprises sans naïveté.

La désobéissance aux lois ?

Mais bien entendu la légitimité d’un système politique n’implique pas légitimité de toutes les actions concrètes particulières de cet État. On en a des exemples évidents aujourd’hui en matière de mœurs (avortement, pseudo-mariage homosexuel, euthanasie ou eugénisme etc.). Pour une personne donnée ces supposées lois allant contre la loi morale ne sont pas des lois et on n’a pas à les mettre en œuvre. Mais on est alors au niveau individuel et pas au niveau politique.

Au-delà de cela, se pose la question de la remise en question politique, collective, de telle ou telle de ces lois ou décisions publiques par une forme de désobéissance : on le voit dans les révoltes populaires actuelles qui bloquent des décisions, même votées largement comme l’écotaxe. Il semble même plus largement qu’il y ait aujourd’hui une incapacité de la volonté collective, supposée démocratique, à se traduire dans les faits, du fait de ces innombrables révoltes ponctuelles.

Le bien commun commence par la paix civile

J’ai examiné cette question à la fin de mon livre L’Avenir de la démocratie (F.-X. de Guibert, 2011). Le fait est qu’on peut douter à long terme de la capacité du régime politique actuel à se maintenir, pris qu’il est entre les exigences de tout régime politique d’un côté, et de l’autre les contraintes du paradigme relativiste de plus en plus dominant, ce qui fait que chacun veut appliquer sa propre loi selon ses propres vues, d’où les révoltes que cette dialectique induit.

Cela s’étend même aux milieux les plus traditionnels. Mais il n’en reste pas moins que même dans une hypothèse de déliquescence progressive, la légitimité du régime survivra tout un temps à son autorité effective ; et surtout, plus profondément, que le bien commun commence par la paix civile, qui suppose un respect suffisant des lois.

En d’autres termes, à nouveau, la tentation de la désobéissance civile comme moyen d’action coercitive, politique, doit être écartée : le mal qu’est le désordre de la disparition des lois, de l’anarchie généralisée, est beaucoup plus grave que l’inadéquation de celles-ci – sauf à nouveau, au cas personnel, à ne pas les appliquer si elles sont immorales.

Et donc en résumé il n’y a lieu ni de remettre en cause ni l’État comme tel, ni dans l’état présent des choses le régime politique actuel, dit démocratique – sachant qu’on peut remettre en cause certains de ses actes au niveau personnel, si ce qui est demandé est immoral. Mais cela n’empêche évidemment pas de jouer intelligemment de ces lois et de profiter de tous les interstices de liberté pour clamer et démontrer l’immoralité de tel ou tel comportement, autorisé par les lois voire recommandé par elles.

Plus généralement, le devoir premier de chacun, ce qu’on appelle son devoir d’état, est de créer le maximum d’ordre (au bon sens du terme) autour de lui : ces éléments de vie commune harmonieuse que l’on peut être à même d’assurer ou de créer quand on le peut, autour de soi, dans les communautés où on vit. C’est là qu’est notre rôle essentiel dans la société. Mais c’est exclusif de l’organisation de la dissidence ou de la désobéissance posées comme principe ; c’est même en un sens le contraire, car il s’agit de créer un bon ordre, non de le détruire. Mais cela n’implique en aucun cas l’acceptation de l’immoralité ambiante : c’est tout le contraire.

Complément : le niveau international

Par ailleurs enfin, l’État n’est pas le fin mot de l’histoire. Car une autre considération complémentaire s’impose : même légitime dans son principe, un État peut ne pas l’être dans son champ, dans ce qu’on peut appeler son domaine légitime d’action. Ce n’est pas seulement une question de décisions concrètes comme ce qu’on vient de l’évoquer ; c’est aussi une question de champ d’action légitime et possible. Il y a d’abord la question du non-respect de la subsidiarité vers le bas (le non-respect de l’autonomie des personnes et communautés). Mais surtout il peut y avoir la question de la légitimité vers le haut, du fait de la dimension internationale.

Par exemple la question se pose : faut-il une autorité internationale en matière économique ou financière ? Et de même une autre en matière politique : peut-on justifier un droit d’ingérence dans un État où se perpètrent des horreurs ?

Dans ces deux cas, l’État qui refuse de changer son action ou qui refuse l’ingérence d’une autorité internationale peut ne pas perdre sa légitimité en soi, mais se voir contester son champ d’action. Ses actes deviennent-ils pour autant illégaux ? Pas sûr. On en a des exemples dans la réglementation financière.

Le respect de la souveraineté

Actuellement on est dans le contexte d’un ordre mondial qui reste westphalien : un État qui n’applique pas une réglementation internationale sur le blanchiment ou la fraude fiscale peut être mis au ban de la communauté internationale, mais personne ne conteste la validité juridique de ses règles dans son territoire. En d’autres termes on conteste son comportement et ses choix législatifs, mais pas l’effectivité de son pouvoir à légiférer, et donc pas sa légitimité.

Mais d’un autre côté, y a-t-il un sens à donner une telle légitimité à des micro-États type “paradis fiscaux” ? Et se pose alors la question : qui a autorité pour y mettre bon ordre ? La question est alors ouverte des voies et moyens pour créer, lorsque c’est nécessaire, une véritable autorité internationale.

Dans certains champs comme la finance, ce serait indispensable. Mais tant qu’elle n’existe pas, on est en général dans le cas examiné ci-dessus du citoyen face à une situation légale inique : il est alors rare que l’usage de la violence soit fécond, sauf en défense. Et seule la démonstration de la possibilité réelle de construire une autorité internationale effective pourra assurer à celle-ci une légitimité.

La légitimité en résumé, c’est la morale plus la capacité réelle à faire reconnaître son autorité.

 

Pierre de Lauzun est essayiste. A publié notamment L’Avenir de la démocratie (F.-X. de Guibert). Dernier ouvrage paru : Finances, un regard chrétien (Embrasure, 2012).

 

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