Du bon usage du magistère

J’ai déjà abordé cette question dans Liberté politique, avec Crise de l’Eglise, crise du magistère ? (2018). Mais la sortie de l’encyclique Fratelli tutti, après d’autres textes, lui donne un relief nouveau : si un pape prend des positions politiques, ou paraît modifier des enseignements antérieurs et apparemment permanents, que doit faire le catholique fidèle, qui prend au sérieux cette idée de magistère ?

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Les données de base

Rappelons quelques faits de base. Le point central est que le magistère n’a d’autorité qu’en matière de foi et de mœurs (c’est-à-dire de morale). Pas de fait, de vérité scientifique, ou de choix prudentiel dans une situation donnée.

Un deuxième point important est la distinction que fait le magistère lui-même entre trois niveaux d’autorité[1]. Deux d’entre eux relèvent de l’infaillibilité : c’est d’abord le magistère extraordinaire du pape et d’un concile œcuménique ; puis le magistère ordinaire universel des évêques et du pape, dans leur enseignement permanent. Et là il faut que le caractère d’infaillibilité soit clairement établi : comme il est dit, « aucune doctrine n'est considérée comme infailliblement définie que si cela est manifestement établi ». Mais si c’est le cas, l’adhésion pleine du fidèle est demandée, car elle fait partie intégrante de la foi. Il y a ensuite un troisième niveau (canon 752 du Code), qui est très différent. C’est ce qu’on appelle le magistère authentique du pape ou du collège des évêques : dans ce cas, ils enseignent une doctrine, mais sans la proclamer définitive. L’adhésion demandée n’est alors pas  un « assentiment de foi », mais « une soumission [obsequium] religieuse de l'intelligence et de la volonté ». On peut ajouter enfin un dernier niveau, encore en deçà, qui est l’enseignement courant des évêques : il est demandé aux fidèles d'y adhérer avec une « révérence religieuse de l'esprit ». On aurait donc tort de considérer que tout ce que disent le pape ou les évêques doit être automatiquement reçu tel quel : il y a une claire hiérarchie, et si le respect confiant et l’écoute sont toujours demandés, le degré d’adhésion final varie considérablement.

Notons en outre que si cet enseignement était immuable, la question du magistère ne se poserait pas. Mais comme on sait, il fait l’objet d’un développement au cours du temps. La conception orthodoxe de ce développement[2] est qu’il s’agit du dégagement de contenus latents, potentiels ou implicites dans ce qu’on appelle le « dépôt de la foi », issu de la Révélation et transmis à travers les Ecritures et la Tradition. Ce n’est donc pas une innovation sur le fond, car il n’y a pas de nouvelle révélation divine. Le magistère est l’enseignement et l’explicitation d’une foi reçue et transmise, développés au fil des questions et de la réflexion certes, mais contenus potentiellement dans ces prémisses ; cela n’a rien à voir avec le rôle d’un gourou qui déciderait arbitrairement la ligne du moment. Cela n’a rien à voir non plus avec l’action d’un parlement qui change des lois lorsqu’il le juge bon. Il s’en déduit logiquement que ces développements ne peuvent pas contredire les enseignements précédents s’ils sont définitifs. Et c’est logique : pourquoi suivre un magistère qui proclamerait ce qu’il présenterait comme des vérités, mais qui se contredirait au fil du temps ?

 

Il en va quelque peu différemment du « magistère authentique », qui n’est pas définitif. Des fluctuations sont alors possibles, sûrement dans l’expression, mais éventuellement aussi dans le contenu des enseignements en question. En effet, si des affirmations relèvent réellement du magistère, elles contiennent des éléments de vérité essentiels ; mais il est parfaitement possible hors infaillibilité (et notamment au niveau du magistère authentique), que ces éléments restent partiels, ou insuffisamment exprimés, ou accompagnés d’erreurs de fait. Dans ce même livre je discerne des cas historiquement constatés d’affirmations qui ont été nuancées ou corrigées par la suite. C’est lorsqu’elles ne prenaient pas assez en compte d’autres parties du dépôt de la foi, et donc sans effectuer une synthèse suffisante. Ou, plus fréquemment, si elles s’appuyaient en réalité sur des éléments extérieurs au champ de la foi et des mœurs, et dès lors transitoires (notions scientifiques, économiques, appréciations de situation  etc.). C’est ce que nous reverrons plus en détails. Dans les faits cependant, comme je l’ai montré dans ce même livre[3], l’examen du recueil classique des textes du magistère, le Denzinger, montre la remarquable continuité de cet enseignement dans son ensemble.

 

A côté de ce développement visant soigneusement à la cohérence, et où les points d’inflexion sont peu nombreux et explicables, il est peu douteux que les fidèles peuvent avoir le sentiment d’évolutions beaucoup plus significatives dans ce que leurs pasteurs leur disent, surtout depuis soixante ans, d’autant que de nombreuses voix, même à niveau élevé, tendent à accréditer une interprétation évolutive du magistère. C’est notamment le cas avec l’enseignement du pape François, même si de nombreuses voix non moins autorisées soulignent au contraire sa continuité avec l’enseignement antérieur. Avant d’évoquer ces questions plus en détails, il est important de relever que les points en question ne se situent que rarement au cœur de la doctrine traditionnelle, et dans ce cas pas de façon nette (ainsi la fameuse note de bas de page d’Amoris laetitia). En fait il s’agit bien plus de questions à la frontière de la réflexion morale et du choix politique ou économique, comme les migrations, la peine de mort ou la guerre juste.

 

Tout ceci souligne d’autant plus le besoin d’une réflexion claire et lucide sur les limites du magistère dans ces matières, ce qui sera notre sujet ici. Ajoutons que la problématique est en l’espèce colorée par l’insistance du pape François sur une approche pastorale, visant à mettre en mouvement les chrétiens, et à lancer des processus évolutifs, plus que sur une élaboration doctrinale précise, dont il craint les effets bloquants. Ce qui peut conduire à un effet de flou doctrinal. On sait en effet que le pape François s’est souvent montré méfiant à l’égard de la rigueur doctrinale : il la perçoit parfois comme un carcan, que des personnes peu miséricordieuses instrumentalisent (ce qu’il appelle ‘lancer des pierres’). Il expliquait par exemple à Dominique Wolton que Jésus parlait au peuple, qui le comprenait, mais que « les docteurs de l’Eglise de ce temps-là étaient fermés. Fondamentalistes. ‘On peut aller jusqu’ici, mais pas jusque-là.’. C’est le combat que je mène aujourd’hui avec Amoris laetitia. Parce que certains disent encore : ‘ça, on peut, ça, on ne peut pas’. Mais il existe une autre logique ». On comprend bien sûr ce souci. Mais l’inconvénient d’un tel positionnement est qu’il risque de jeter le trouble, sans donner de réponse claire, surtout quand le pape ne répond pas avec la clarté voulue aux questions qui lui sont posées, par exemple par les dubia des quatre cardinaux sur Amoris laetitia. Et cela tend à accréditer l’idée que la doctrine change. Sachant que le pape François n’a en réalité jamais remis en cause la validité de l’approche doctrinale en soi, ni la permanence de ses conclusions.

La question clef de la limite entre morale et savoir profane : le cas de l’économie

A côté de la question du degré d’autorité des déclarations du magistère, se pose la question de ses limites, et notamment de ce qui sort du champ de la loi et des mœurs. On l’a dit, par exemple, les questions scientifiques et techniques sont en principe exclues du champ du magistère. Mais où est la limite exacte entre les deux ? J’ai examiné en détails ce point dans le cas de l’économie[4]. La difficulté vient du fait que tout jugement moral comporte une appréciation de la situation examinée ; et un tel examen inclut très souvent, et de façon parfois essentielle, une dimension technique ou scientifique. Il en résulte qu’il est presque inévitable que toute expression du magistère dans ces domaines comporte, à côté de la dimension morale, pour laquelle il est compétent, une dimension d’analyse factuelle pour laquelle il ne l’est a priori pas (Laudato Si nous le rappelle d’ailleurs, à propos des données écologiques). Il est donc nécessaire de tenter de préciser cette limite. Ajoutons que cela peut donner un éclairage sur le développement de la doctrine, car ces énonciations dépendent en partie de notions scientifiques et techniques, ou encore de perceptions sociales qui sont légitimement en évolution. Cela même si les exigences proprement éthiques dégagées par le magistère doivent garder leur valeur dans le temps.

 

En matière économique, j’ai proposé quatre exemples où on peut soutenir qu’une évolution de la perception d’un problème a pu conduire à ce qui a pu être vu comme un changement doctrinal ou à une relativisation de l’attitude antérieure, même s’il y a à mon sens en réalité continuité dans le jugement moral.

 

Le premier exemple, de loin le plus important, est l’usure (au sens ancien de l’intérêt sur un prêt).  On est en effet passé d’une condamnation abrupte autrefois à une acceptation de fait et en partie de droit - même si on n’a pas de texte clair et définitif sur le sujet. On prétend parfois qu’on a procédé par multiplication des exceptions à la règle ancienne d’interdiction, au point de la vider de son sens dans la quasi-totalité des cas, mais sans la faire disparaître. Mais ce n’est pas cohérent avec la pratique actuelle, qui accepte sans réserve le principe de l’intérêt  ; en outre, il me paraît que l’analyse met en évidence les erreurs de l’approche ancienne, notamment par insuffisance de l’analyse technique. On avait certes raison de reconnaître que l’argent en soi n’est pas fécond, et qu’il doit être au service de l’initiative et du travail humains ; mais on n’avait pas perçu que l’argent même prêté pouvait être représentatif d’un capital qui a une capacité réelle à contribuer à la création de richesse. Avec de l’argent même emprunté, un entrepreneur peut créer plus de richesse que sans. Ce prêt peut dès lors légitimement être rémunéré en toute justice. Dans ce cas, comme on le voit, l’erreur n’était pas dans les principes moraux, mais dans l’analyse économique, et elle ne relève pas de la morale, ni de la Révélation. Dit autrement, dans les condamnations de l’époque la vérité morale, naturelle ou révélée, était mêlée avec des conclusions contingentes. Et bien évidemment il n’est pas choquant qu’un fait technique ne soit clarifié qu’au cours du temps – si le principe moral subsiste.

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[1] Code de droit canonique, canons 747 sqq.

[2] Voir ici mon La Révélation chrétienne ou l’éternité dans le temps Lethielleux-Artège 2018.

[3] J’y examine plus en détails trois sujets sur lesquels une rupture a pu être alléguée : la liberté religieuse, la prohibition de l’usure, et enfin le statut des autres religions pour notre salut. Ils s’expliquent par les deux considérations précédentes : soit par synthèse insuffisante, soit par présence d’éléments extra-religieux.

[4] Dans un article paru dans la revue ‘Sedes Sapientiae’ au N° 147 mars 2019.