"Nous leur donnons de l'argent ? reprit Athos, vous en avez donc, de l'argent ?" Les quatre amis se regardèrent, et un nuage passa sur les fronts qui s'étaient un instant éclaircis. Rien ne vaut une bonne relecture des Trois Mousquetaires pour se familiariser avec les problèmes d'argent d'antan, que nous n'avons certes plus.

Jadis un État pouvait être mis en faillite : il y avait alors révolution. On allait en prison pour dettes ; on ne payait pas ses études, on ne vivait pas à crédit... Parfois, Athos et ses compagnons n'ont rien à manger, et restent sans payer leur loyer, alors même qu'ils sont gentilshommes (il est vrai que nous sommes maintenant dans un monde de Bonacieux ; et aussi de Miladys...).

Ce malheureux temps n'est plus, et nous voici tous grands seigneurs... Nous pouvons renflouer toutes les banques du monde, imprimer dix mille milliards de dollars, nous pouvons rassurer les marchés, injecter des liquidités comme les serpents, nous pouvons tout nous permettre. Et Hank Paulson s'en va endetter un peu plus son contribuable, lui qui a laissé disparaître Lehman Brothers pour une histoire de règlements de comptes personnel (pour le coup, le dommage collatéral aura été durant quinze jours plus que collatéral...).
Constituer un empire postmoderne de la Dette : nos ancêtres, qui avaient construit la Grande Muraille, le Colisée, le Taj Mahal ou Notre-Dame ne le pouvaient pas. Nous pouvons même nous passer de l'or, et nous pouvons même continuer de spéculer pendant les krachs. Ainsi le blé, pour ceux qui annonçaient la Faim du Monde, le cuivre, le pétrole et le reste ne cessent de baisser, puisque la spéculation n'a cessé de s'agiter après la petite guerre du Caucase. On a rapatrié ses petits dollars, liquidé ses positions de Carry-Trade, sagement cessé de faire joujou avec la bouffe et l'essence. À qui profitent les primes ?
Mais il y a mieux. Il y a un an ou plus, on annonçait une France en faillite, une Europe en faillite, l'Amérique en faillite, tout le monde en faillite. Et là comme par enchantement, tout le monde retrouve de la force et des couleurs vertes pour sauver Wall Street et les abîmes béants des banques gérées par nos bureaucrates libérés. Dans la foulée, pourquoi ne pas faire un don annuel d'un million d'euros ou de dollars à chaque Français, voire même à chaque Terrien ? Oh, il y aurait un peu d'inflation, et alors ? N'en avons-nous pas un peu ? Un honnête quidam vient de vendre sa maison sur la Côte cinquante millions d'euros : il avait acheté le terrain 300 000 euros en 1982, lorsque nos socialistes avaient tordu le coup à l'inflation... On a donc de quoi voir.
Le plus amusant est de voir les théoriciens du libéralisme venir s'en prendre aux pauvres et aux institutions de prêt, alors que celles-ci n'ont cessé de se mettre au service du même marché, et que, bien autant que Tapie, les oligarques russes, les patrons post-maoïstes chinois, les marchands d'armes, les rois du réseau et de la finance yankee, les Pinault, Arnault et autres Harpagon doivent tout ou presque aux cadeaux d'administrations dont les pions ne rêvent que d'aller pantoufler plus tard dans les entreprises globalisées. Les étatistes et les libéraux ? Deux classes d'imbéciles qui se ressemblent assez, dirait encore Athos.
La matrice financière actuelle, qui vit de l'imbécillité et de l'obésité mondialisées, paraît insubmersible. Elle en devient impressionnante, dans ses capacités à contrôler tout, dans une atmosphère presque préternaturelle, comme disait un de mes regrettés amis. Ce système, qui pollue tout, qui abrutit tout, mais qui repose sur cent mille milliards de dettes, est-il increvable ? Je laisse encore la parole à Athos, alias Monsieur de la Fère :

Votre puissance est grande, je le sais ; mais vous savez aussi qu'avec l'aide de Dieu les hommes ont souvent vaincu les démons les plus terribles.