L’exemple de Schuman pour sortir de la logique de guerre

Mercredi 4 septembre, cela fera cinquante ans que le père de l’Europe, Robert Schuman, s’est éteint pour s’endormir paisible et entendre de la part de son maître : « Serviteur bon et fidèle […] entre dans la joie de ton maître » (Mt, 25). La rentrée aurait mérité un hommage à ce père de l’Europe, à la hauteur de sa sainteté [1]… mais les événements de Syrie me poussent à lui rendre un autre hommage : repartir de son exemple pour encourager à sortir de la logique de guerre.

LA FAMEUSE DECLARATION du 9 mai 1950 de Robert Schuman a été complètement prophétique. Qu’a-t-il fait exactement ? L’Europe est aujourd’hui une espérance pour les nations et pour les peuples, parce qu’elle a su sortir d’une logique de guerre pour entrer dans une logique de paix. Et quelle est cette logique ? Il y a deux manières de concevoir la paix : soit comme une absence de guerre, soit comme une mise en commun et une vie fraternelle. La première manière conduit à l’individualisme personnel et national ; la deuxième conduit à un « vivre ensemble », typiquement chrétien dans l’être, aconfessionnel dans la forme, tout homme pouvant s’y retrouver.

Pendant des siècles, et malheureusement encore aujourd’hui, la guerre est apparue comme la solution aux conflits, comme le moyen de bâtir la paix. Cela était réglé par une épreuve de force et le droit du plus fort. La paix était donc un état précaire entre deux périodes de guerre, employée à préparer la guerre suivante, suivant l’adage bien connu : Si vis pacem, para bellum (si tu veux la paix, prépare la guerre). Et avouons même que certains théologiens chrétiens y ont longtemps montré une certaine complaisance.

Les logiques de la guerre

En soixante ans, depuis l’acte prophétique de Robert Schuman, les choses auraient dû profondément changer … La logique de paix s’est développée, et non pas seulement dans ces esprits pacifistes et hippies des années soixante-dix. Mais ne nous y trompons pas : la logique de guerre n’est pas réellement éliminée ; et l’on voit bien que l’on réfléchit sans cesse la résolution d’un conflit par un autre conflit. Jamais le potentiel de destruction massive n’a été aussi grand ; et chaque jour, nos journaux nous rapportent, dans nos sociétés européennes bien pensantes ou ailleurs, son lot de haine, de cruauté, de violence. Bref, on continue de compter nos morts ; et l’on veut continuer.

Oui, l’esprit de revanche a cédé la place au concept de dissuasion – ce qui est un mieux, et il est légitime d’être prêt en cas de conflit – ; certes, l’opinion générale de nos pays occidentaux n’est plus cocardière ou belliqueuse, mais elle demeure encore assez xénophobe : on a peur de son prochain et de la manière dont il pourrait empiéter mon « espace » ! C’est pourquoi Paul VI s’était écrié à l’ONU : « Plus jamais la guerre ! » L’Église appelle, encore aujourd’hui, de ses vœux un nouvel ordre mondial qui saura préserver ce fragile équilibre de la paix.

Schuman avait reposé la confiance comme socle premier de toute relation. La confiance – parce qu’elle engendre la confiance – est par opposition à ce qu’il appelle le pessimisme systématique de ses adversaires, un des points essentiels de l’éthique de Robert Schuman ; susceptible de s’analyser, en une confiance dans la Providence qui conduit les peuples, elle fait partie intégrante de sa foi dans la démocratie, elle inspire toute sa conception du monde et des rapports entre les individus et les nations, se fondant ici sur la bonne foi supposée de l’interlocuteur et sur le bon sens des peuples enfin persuadés que leur salut réside dans une entente et une coopération solidement organisées entre eux.

Schuman avait en horreur la malhonnêteté politique ou financière. Pour lui, rien ne valait mieux que l’humilité, la confiance et la paix, vécues en politique. Rien ne lui est plus étranger que le repliement sur soi, sur l’espace national ou provincial. Les problèmes de l’Europe et du monde retenaient son attention : la cause des minorités, la solidarité entre les peuples, et surtout le combat contre toutes formes d’idéologie fascistes, marxistes, etc.

« L’Europe a procuré à l’humanité son plein épanouissement. C’est à elle qu’il appartient de montrer une route nouvelle, à l’opposé de l’asservissement, par l’acceptation d’une pluralité de civilisations dont chacune pratiquera un même respect envers les autres » (Robert Schuman, Pour l’Europe, Ed. Nagel).

Se faisant l’instrument de la Providence, comme il le dira lui-même (« Nous sommes tous des instruments, bien imparfaits, d’une Providence qui s’en sert dans l’accomplissement des grands desseins qui nous dépassent »), le ministre Schuman fait courageusement confiance à l’Allemagne dès le lendemain de la guerre en proposant ce plan de partage des ressources. Le ministre des Affaires étrangères voulait ainsi lutter contre les idées de morcellement de l’Allemagne pour l’accueillir comme un allié fort. Oubliant l’idée d’un système d’équilibre des forces, il préfère parler d’une véritable communauté dépassant la simple coalition ou entente. Il dit en 1960 devant le congrès national du MRP :

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« Lorsqu’il y a dix ans, nous avons pris le risque, par un revirement sans précédent des conceptions politiques anciennes, de proposer à l’Allemagne vaincue de coopérer sur un pied d’égalité à une politique nouvelle basée sur la solidarité des intérêts, nous ne pensions, nous ne voulions le faire que dans un cadre plus large, celui de l’Europe. »

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Quelle communauté internationale voulons-nous ?

Cela suffit que certains pays régentent le monde en décidant ce qui est bon ou non. Le risque d’une paix vécue comme un individualisme est réel aujourd’hui : Schuman avait posé les fondements d’une paix véritable basée sur le partage des ressources et la véritable coopération entre les peuples : traiter l’autre d’égal à égal, et non pas comme moindre. Tant que nos pays bien-pensants resteront persuadés de leur autosuffisance, dans l’orgueil d’avoir toujours raison, nos combats pour la paix seront toujours un échec. Certes, les peuples en ont assez de se battre, en ont assez de souffrir de conflits interminables et irrationnels. Mais…

Mais où cette paix nous a-t-elle menés et où nous mènera-t-elle ? Nos sociétés, au moins occidentales, ne se sont-elles pas enfermées dans un individualisme croissant et confortable ? La question mérite d’être posée : la paix, pourquoi faire ? N’avons-nous pas voulu la paix – faudrait-il un présent ? – pour être tranquilles chez soi sans être dérangés par son voisin ? N’avons-nous pas choisi la paix pour développer ce fameux esprit de tolérance, mais dont je pense que c’est une valeur creuse et vide de sens ? Ou au contraire, voulons-nous la paix dans un esprit de partage et de solidarité, d’ouverture et de connaissance de l’autre, d’accueil de l’autre ?

Pourquoi voulons-nous la paix ?

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« La paix mondiale, selon Schuman, ne saurait être sauvegardée sans effort créateur à la mesure des dangers qui la menacent. La contribution qu’une Europe organisée et vivante peut apporter à la civilisation est indispensable au maintien des relations pacifiques. »

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La paix, dans l’esprit de Robert Schuman, est une paix organisée qui doit rendre impossible toute guerre ultérieure. Et donc, pour que cette paix soit véritablement organisée, les pères fondateurs ont voulu supprimer les causes des divisions antérieures, et particulièrement les divisions franco-allemandes.

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« L’Europe doit être un instrument de paix non seulement pour elle-même, mais pour le monde entier. [...] Il nous faut trouver une formule qui lie la France et l’Allemagne, non seulement par des paroles, mais par leurs intérêts. »

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Or aujourd’hui, comment témoigner d’une paix organisée mettant en commun nos intérêts quand on voit, chaque jour, nos lots de divisions internes, encouragées par nos égoïsmes les plus primaires ?

Le projet de la CECA visait l’apaisement de la crise politique avec le bloc soviétique, mais aussi de la crise économique liée au manque de charbon. Cette gestion de crise nécessitait la répartition de la production et anéantissait la concurrence sans merci que se livraient les pays occidentaux en supprimant les barrières économiques. Pour commencer, le choix se porta donc sur deux domaines clefs : le charbon et l’acier, à cause de la forte concurrence, de la similitude industrielle des différentes nations exploitantes, de l’indifférence au climat – à la différence de l’agriculture –, mais aussi et surtout à cause du caractère indispensable de l’acier pour le développement des nations. Dans cette même ligne, suivirent ensuite naturellement l’atome (que l’on oublie souvent), et l’agriculture.

Il est important de comprendre que la priorité donnée à la dimension économique est instrumentale : le but de cette « union économique » – appelons-la ainsi – n’était pas d’abord de faire face aux autres puissances économiques, mais bien de faire disparaître ce qui, naguère, nous divisait.

Il y a deux tentations face au manque (en l’occurrence ici, le manque des matières premières de l’époque) : le partage ou le repli sur soi et la sauvegarde de ses intérêts personnels envers et contre tous. L’Europe a choisi, en ses débuts, le partage. Et à cette dimension économique, je n’oublie pas non plus d’autres lieux d’unification. L’Europe laisse aux citoyens et à leurs corps intermédiaires la possibilité de s’associer à son unification : à eux de s’en saisir !

Finalement, on peut se dire que les objectifs de la construction européenne étaient extrêmement ambitieux, voire utopiques. Mais, d’une part, n’est-ce pas à force d’utopie que le monde avance vers son avenir, sans être enfermé sur ses pessimismes ? Et d’autre part, la méthode employée, elle, fut loin d’être utopique. Très empirique, elle a su réunir deux peuples inéluctablement ennemis. Une méthode totalement pragmatique et empirique : voilà l’intuition géniale de Robert Schuman, aidé de Jean Monnet.

C’est bien ce qu’avait dit Schuman :

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« L’Europe ne se fera pas d’un coup ni dans une construction d’ensemble. Elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord des solidarités de fait. » Et encore : « Il n’y a pour nous d’autre chance de salut que le retour aux principes de solidarité entre les individus et entre les Nations, à la pratique de la fraternité qui doit nous unir dans la coopération et dans le sacrifice. »

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N’est-ce pas un exemple de paix véritable ? Nos dirigeants devraient méditer et se souvenir que c’est bien cette « méthode » qui nous a valu la paix, à nous peuples occidentaux qui n’avions pas connu de paix véritable depuis les divisions conséquentes au Traité de Verdun, en 842 ! Se placer constamment en chef de guerre et donneur de leçon n’a jamais résolu des conflits, mais au contraire, attisé les haines et les jalousies à l’encontre de nos populations occidentales toujours plus vues et comprises comme égoïstes dans leur confort et leurs richesses.

Le 50e anniversaire de la mort du fondateur de l’Europe, et sa paix, sera passé sous silence, je le crains : nos médias et nos politiques n’ont plus besoin de références au passé et aux projets fondateurs. Ils ne « pensent » plus l’Europe : ils en profitent ! J’aurais voulu rendre hommage à cet homme d’une autre manière. Mais le plus bel hommage, en fait, que nous pourrions lui rendre, c’est nous engager résolument pour la paix. Et ce n’est jamais en traitant l’autre d’ennemi que l’on arrive à la bâtir.

Qu’est-ce à dire que l’Europe soit si divisée sur une intervention militaire contre la Syrie ? Ce n’est pas dans sa nature de revenir à une logique de guerre. Je ne prétends pas ici résoudre les conflits mais rappeler que l’Europe s’en est sortie par d’autres chemins que la guerre et la violence. Et ce dont je suis convaincu, moi, c’est qu’une Europe divisée ne témoigne jamais de ce qu’elle a réussi il y a cinquante ans. Et c’est de cela aussi dont nos dirigeants devraient se souvenir.

C. B.
www.cedric.burgun.eu

 

 

[1] L’auteur sera l’invité de KTO pour une émission spéciale, dimanche 8 septembre à 20h30, consacrée à Schuman.