Irak : intervention militaire ou guerre juste ?

Le Saint-Siège appelle à une intervention militaire en Irak. Il ne s’agit pas pour autant de soutenir une « guerre juste », dont les conditions sont loin d'être remplies. Rappels et réflexions sur la légitimité morale du recours à la force.

LA QUESTION nous est malheureusement posée en ces jours : quelle paix voulons-nous, ou plutôt comment la construire ? « Tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants est un crime contre Dieu et contre l’homme lui-même, qui doit être condamné fermement et sans hésitation » (Vatican II, Gaudium et Spes, n. 80, § 4).

Le Saint-Siège ne s’est pas dit « fermé » à la possibilité d’une intervention militaire en Irak, lui qui d’habitude est si prudent par rapport à toute forme d’hostilité. L’une des plus grandes puissances diplomatiques au monde a laissé entendre, samedi 9 août sur l’antenne de radio Vatican, par l’observateur permanent du Saint-Siège auprès des Nations-unies, Mgr Silvano Tomasi, qu’« il faut intervenir maintenant, avant qu’il ne soit trop tard », pour « défendre même physiquement les chrétiens du nord de l’Irak ». Il y a une urgence humanitaire et cette urgence semble devoir passer par les armes. « Peut-être que l’action militaire est nécessaire en ce moment », a-t-il ajouté.

Si cette déclaration officielle du Vatican tranche avec sa prudence habituelle, une question n’en demeure pas moins brûlante : le Vatican prend-il position pour ce que l’on appelait autrefois la « guerre juste » ?

Les premiers chrétiens, qui se croyaient dans un contexte de « fin des temps », s’étaient clairement désengagés de la vie politique et militaire dans l’attente du retour du Christ. Il y avait même, à l’époque, comme une incompatibilité entre vie militaire et vie chrétienne. Or, au IVe siècle, le christianisme devient pratiquement religion d’État (avec Théodose, 380), ce qui va profondément modifier le rapport des chrétiens au monde et accroître la réflexion théologique et politique de l’Église.

Saint Augustin, dans la Cité de Dieu, amorce la réflexion éthique sur l’engagement de l’homme libre dans l’histoire : la question de la guerre comme acte où la liberté est engagée y est envisagée. Plus tard encore, le pape Gélase 1er (fin du Ve siècle) va distinguer clairement pouvoir politique et religieux tout en conservant une autorité morale à l’Église, considérée comme contre-pouvoir au prince.

Paix et violence

Dans la Somme théologique, et dans la continuité de saint Augustin, saint Thomas d’Aquin énonce de manière systématique les trois conditions indissociables d’une « guerre juste » (jus ad bellum), conditions qui innovent et sortent du pur schéma de chrétienté et de son ambiguïté :

1. l’autorité politique légitime ;
2. une cause juste (peut-elle aller au-delà de la légitime défense ?) ;
3. et enfin, l’intention droite.

À partir de cette base, la théologie morale catholique a ajouté plus tard :

4. l’ultime recours du sage, c’est-à-dire de la diplomatie et de la négociation ;
5. l’espoir ferme de succès.

Dans la situation présente, en Irak, l’autorité politique est-elle légitime ? Pourquoi l’ONU ou l’Europe n’interviennent-elles pas en priorité, laissant les Américains agir (dont on sait que les intérêts à Bagdad ne sont pas dépourvus de gratuité …) ? La question de l’intention droite du pouvoir politique n’est, à mon sens, pas clarifiée.

On confond parfois ce jus ad bellum avec le jus in bello qui concerne l’immunité des non-combattants, le respect de l’objection de conscience et la proportionnalité des moyens vis-à-vis de l’intention droite. C’est ainsi que le concile Vatican II a défini que « ce n’est pas parce que la guerre est malheureusement engagée que tout devient par le fait même licite entre les parties adverses » (GS 79, §4).

Mais cette notion de « guerre juste », si elle paraît éthiquement compréhensible, reste difficilement « acceptable » : la guerre doit toujours être considérée comme un mal au regard de l’Évangile ; un « moindre mal » dans une situation de conflit.

La paix est l’harmonie du plein épanouissement de l’ordre créé jusque dans sa participation à Dieu même, mais la violence consiste à porter atteinte à cet ordre humain qui va de la réalité corporelle jusqu’à l’ordre spirituel.

D’un point de vue abstrait, la violence est une force qui perturbe ou détruit l’ordre créé. D’un point de vue social, violence et droits de l’homme sont deux pôles fondamentalement opposés. Dans le champ social, la violence consiste donc à amoindrir, à détruire la liberté et les conditions de liberté de l’homme, tandis que les « droits de l’homme » (au sens noble et théologique) consistent justement à aménager pour l’homme des espaces d’action et de pouvoir concrets, au service de la paix.

Critères de légitimation du recours à la force

C’est pourquoi l’Église a toujours donné des critères de légitimation du recours à la force :

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1. Il doit y avoir une atteinte grave et prolongée aux droits fondamentaux ;
2. Toutes les négociations, dialogues, et la diplomatie ayant été mis en œuvre ;
3. Il faut enfin qu’en recourant à la violence, on prévoit avec une certitude morale, qu’on a des chances d’améliorer la situation échec de tous les autres moyens ; tout en gardant la proportionnalité des moyens vis-à-vis de l’offense.

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Vitoria, frère dominicain espagnol du XVIe (1483-1546), que les moralistes considèrent comme le précurseur de la vision moderne de la réflexion en ces domaines, ajoutait :

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4. Le respect de la justice qui doit être absolument universel (pour chacun indépendamment de ses convictions, c’est-à-dire que le respect et la justice sont dus à tous les êtres humains indépendamment, de leur appartenance culturelle ou religieuse ; leur qualité d’êtres humains leur donne des droits au respect, à l’égalité des nations, aux droits d’autodétermination) ;
5. Et le respect du bien commun mondial, c’est-à-dire entre autres la paix du monde, qui peut requérir un droit d’ingérence supra-étatique (on est au XVIe siècle …) : la reconnaissance d’une communauté mondiale qui dépasse la chrétienté du Moyen Âge. C’est la société de tous les hommes, quel que soit leur pays. Cette communauté mondiale doit être dotée d’une autorité dont l’objet est le bien commun du monde. Il y a donc un bien commun qui est plus large que celui d’un pays. Les chefs des différents États peuvent représenter cette instance suprême. Mais Vitoria reconnaissait alors un droit d’intervention dans un État si la sécurité et la paix du monde l’exigent. Selon lui, il existe un droit d’intervention en raison de ce bien commun mondial.

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Dans Pacem in terris, Jean XXIII ira jusqu’à dire que la guerre n’est plus un moyen pour obtenir la justice (n.126-129) :

« Il est une persuasion qui, à notre époque, gagne de plus en plus les esprits, c’est que les éventuels conflits entre les peuples ne doivent pas être réglés par le recours aux armes, mais par la négociation. [...] Il devient humainement impossible de penser que la guerre soit, en notre ère atomique, le moyen adéquat pour obtenir justice d’une violation de droits. [...] Néanmoins, il est permis d’espérer que les peuples, intensifiant entre eux les relations et les échanges, découvriront mieux les liens d’unité qui découlent de leur nature commune ; ils comprendront plus parfaitement que l’un des devoirs primordiaux issus de leur communauté de nature, c’est de fonder les relations des hommes et des peuples sur l’amour et non sur la crainte. C’est, en effet, le propre de l’amour d’amener les hommes à une loyale collaboration, susceptible de formes multiples et porteuse d’innombrables bienfaits. »

 

Le concile Vatican II a donné un document clef dans Gaudium et Spes (cf. n.77-82) : la paix, qui n’est pas une pure absence de guerre, est toujours à construire. Et divers moyens doivent être mis en œuvre pour éviter la guerre :

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- contenir l’inhumanité des guerres,
- la reconnaissance de l’objection de conscience (éventuellement compensée par un service civil),
- le droit de tout État à la légitime défense qui doit être proportionnée,
- le respect du droit dans la guerre, puisque les militaires sont d’abord serviteurs de la sécurité et de la liberté,
- la condamnation de la guerre totale et des actes de destruction massifs et indiscriminés (y compris les représailles massives).

Les pères conciliaires condamnèrent aussi fermement la course aux armements, vue comme une plaie extrêmement grave qui lèse les pauvres.

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Le concile s’oriente donc dans l’absolue prescription de la guerre, puisque selon le magistère, pour bâtir la paix, il faut éliminer les causes de discorde et en particulier les injustices dans un esprit de fraternité. Dignitatis humanae, la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse, exclut quant à elle toute justification religieuse d’un conflit et demande que l’on sorte du cadre de l’État confessionnel pour les éviter. La politique ne doit jamais se réduire à un jeu de rapports de forces.

Contours et limites de la « guerre juste »

Le 5 juin 2004, le cardinal Ratzinger, alors invité à participer aux commémorations du 60e anniversaire du débarquement en Normandie, avait donné une conférence intitulée « À la recherche de la paix », où il précisait les contours de cette notion de « guerre juste » — « une intervention militaire, mise au service de la paix et obéissant à ses critères moraux, contre des régimes injustes établis » — mais aussi et surtout ses limites :

« On ne peut pas venir à bout de la terreur, c’est-à-dire de la force opposée au droit et coupée de la morale, par le seul moyen de la force. Il est sûr que la défense du droit contre la force destructrice du droit peut et doit, en certaines circonstances, se servir d’une force exactement soupesée, pour le protéger. Un pacifisme absolu qui dénie au droit tout moyen coercitif, serait la capitulation devant l’iniquité, sanctionnerait sa prise de pouvoir et livrerait le monde au diktat de la violence. Mais pour que la force du droit ne devienne pas elle-même iniquité, il faut qu’elle se soumette à des critères stricts qui doivent être reconnus comme tels par tous. »

Légitime défense et légitimité morale

Pour résumer, le concile Vatican II a défini la nature de la paix (GS, 78) : la paix et la justice sont des concepts multidimensionnels qui s’articulent l’une à l’autre. La paix n’est pas seulement une pure absence de guerre qui se borne à assurer l’équilibre de forces adverses ; elle ne se limite pas non plus à un accord politique. Mais la justice et la paix comportent une œuvre éthique de justice, de liberté, de vérité et de solidarité. La paix terrestre, qui naît de l’amour du prochain, est elle-même image et effet de la paix du Christ qui vient de Dieu le Père. Dans une conception chrétienne de la paix, ces quatre niveaux sont constamment impliqués.

La cause juste ne se limite donc pas, comme nous le pensons souvent, à la seule légitime défense. Cela peut donc justifier des « initiatives militaires », par exemple, réparer une injustice qui était commise au point de vue territorial, ou au point de vue économique. Et si ces théories servent encore de référence éthique à l’heure actuelle, et résument bien les critères éthiques dans les conflits, le n. 2309 du Catéchisme de l’Église catholique résume qu’

« il faut considérer avec rigueur les strictes conditions d’une légitime défense par la force militaire. La gravité d’une telle décision la soumet à des conditions rigoureuses de légitimité morale. Il faut à la fois :

- que le dommage infligé par l’agresseur à la nation ou à la communauté des nations soit durable, grave et certain ;
- que tous les autres moyens d’y mettre fin se soient révélés impraticables ou inefficaces ;
- que soient réunies les conditions sérieuses de succès ;
- que l’emploi des armes n’entraîne pas des maux et des désordres plus graves que le mal à éliminer. La puissance des moyens modernes de destruction pèse très lourdement dans l’appréciation de cette condition. Ce sont les éléments traditionnels énumérés dans la doctrine dite de la “guerre juste”.

L’appréciation de ces conditions de légitimité morale appartient au jugement prudentiel de ceux qui ont la charge du bien commun. »

 

En conclusion, si la tradition du recours à la force par la théorie dite de la « guerre juste » donne les critères pour évaluer et limiter ce recours à la force armée, pensons bien que le Vatican, pour le moment, n’a parlé que d’interventions militaires et non pas de « guerre juste », qui, à mon sens, n’est pas justifiable en l’état. Celle-ci devant toujours être évitée autant que possible et dont les éléments, de toute manière, et à mon humble avis, ne sont pas encore réunis, ni dans l’intention réellement droite, ni dans la coordination internationale nécessaire.

Cela nous convoque aussi à une prise de conscience toujours plus grande que la pratique de la non-violence, à quelques niveaux que ce soit, demeure toujours la solution, in fine, la plus efficace et la plus évangélique. Enfin, l’exigence de construire au niveau politique une société internationale à la hauteur du bien commun mondial est d’autant plus d’actualité en ces temps troublés.

« Dans la mesure où les hommes sont pécheurs, le danger de guerre menace, et il en sera ainsi jusqu’au retour du Christ. Mais, dans la mesure où, unis dans l’amour, les hommes surmontent le péché, ils surmontent aussi la violence jusqu’à l’accomplissement de cette parole : “Ils forgeront leurs glaives en socs et leurs lances en serpes. On ne lèvera pas le glaive nation contre nation et on n’apprendra plus la guerre” (Is 2, 4) » (Vatican II, Gaudium et Spes, n. 78, §6).

 

 Le père Cédric Burgun est prêtre de la communauté de l’Emmanuel, enseignant-chercheur à l’Institut catholique de Paris.
 12 août 2014.

 

 

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