La philosophie, de la vie à l’être

Source [Jean d'Alançon] L’idéalisme et le réalisme, les deux courants de la pensée dans l’histoire de la philosophie occidentale, caractérisent la relation fondamentale de la vie de l’intelligence entre la pensée et l’être. Quel ordre entre eux ? L’être semble au premier abord un mot abstrait. Mais avant tout, l’être est l’infinitif du verbe être : je suis, tu es, ceci est. Saisir l’être, c’est tout simplement entrer au contact immédiat avec une réalité en tant qu’elle existe, c’est regarder l’autre pour lui-même dans son être, avant sa forme, son esthétique, ses activités, sa carte de visite. C’est regarder l’autre qui peut être un être vivant ou une réalité naturelle. Bien sûr, je saisis sa forme, puisque toute chose est forme et matière, donc vie. Mais le contact premier et fondamental que j’ai avec l’autre quel qu’il soit, c’est qu’il existe. Quand j’avais dix ans, j’étais différent de ce que je suis, mais c’était moi au-delà du temps et du lieu.

Quand l’intelligence saisit l’exister, elle pose un jugement d’existence. Quand l’intelligence saisit la forme, elle reçoit l’intelligibilité de la réalité, ce que l’intelligence perçoit ou peut recevoir de l’autre par les cinq sens. Il est donc nécessaire de comprendre cet ordre fondamental dans la vie de l’intelligence, inhérent à l’intelligence elle-même. Quand nous avons conscience que la saisie de l’être précède la pensée, nous sommes réalistes et nous respectons la réalité. À l’inverse, nous sommes idéalistes, l’autre étant relatif à nous. L’être prend alors une double signification : l’être réel, la réalité, et l’être de raison, l’être formalisé. La justice naît avec le réalisme, l’injustice avec l’idéalisme, le non respect des droits fondamentaux de l’autre.

La philosophie enseignée aujourd’hui ne fait plus cette distinction, entraînant sa déviation par la domination des idées. Née en Grèce, la philosophie occidentale est « amie de la sagesse », recherche de la vérité en vue de comprendre le monde, dont l’homme fait partie, puis la vie elle-même, d’où l’importance de l’éthique et de la physique qu’est la nature.

La science de l’être n’appartient pas à l’ordre du mesurable, tandis que les sciences de la vie peuvent être mesurées. Nous sommes là face à l’ordre entre qualité et quantité. Quand la qualité précède la quantité dans la vie de l’intelligence, nous sommes réalistes. Quand la quantité précède la qualité, nous sommes idéalistes. Alors l’être devient relatif, voire disparaît. Seul compte l’avoir, dont le principe est matériel, intellectuel et non plus existentiel, car il appartient à l’ordre du devenir. Il entraîne les idéologies dominantes : matérialisme, relativisme, hédonisme, athéisme, etc.

Amie de la sagesse, la philosophie est la recherche de la vérité. Dans l'Éthique à Nicomaque, Aristote affirme : « si des trois facultés, j’entends la prudence, la science et la sagesse, aucune ne peut avoir la connaissance des principes premiers, il reste que c’est l’intelligence (le noûs) qui peut les atteindre. S’il est vrai que le bonheur est l’activité conforme à la vertu, il est de toute évidence que c’est celle qui est conforme à la vertu la plus parfaite, c’est-à-dire celle de la partie de l’homme la plus haute. Cette proposition s’accorde, semble-t-il, tant avec nos développements antérieurs qu’avec la vérité. » Au Moyen Âge, Avicenne, philosophe musulman, fait revenir les œuvres d’Aristote et dit : « Ce qui tombe en premier dans l’intelligence est ce qui est », que Thomas d’Aquin reprend dans le De veritate à propos de la vérité : « adéquation de l'intelligence à la réalité ». Toute réalité est donc vraie en elle-même, ce qui permet de distinguer la vérité ontologique (de ontos, l’être) de la vérité formelle, que l’intelligence reçoit de la forme.

La vie est une suite d’expériences, dont trois principales s’imposent à l’homme et jalonnent sa vie. La première, l’homme, au sens générique du mot, est en contact avec une matière qu’il transforme pour réaliser une œuvre utile ou agréable. La seconde, l’homme choisit un ami qui finalise sa vie humaine et la troisième, l’homme vit en société. Chaque activité se distingue des autres par sa nature, sa finalité et ses conséquences sur la vie. Le travail permet à l’homme de se nourrir, primum vivere, mais aussi de donner sens à sa vie pratique. L’homme artiste, l’homme artisan, utilise son intelligence, ses mains, son corps. Il transforme l’univers, dont il tire les fruits pour vivre, pour réaliser une œuvre qui donne sens à son intelligence pratique. « L'ami est un autre nous-mêmes », écrit Aristote dans l’Éthique à Nicomaque. Il est le bien le plus estimable dans la vie de l’homme, car sa finalité n’est pas l’amour reçu de l’ami, mais la personne de l’ami dans son altérité existentielle, l’ami en tant que personne en quête de bien et de vérité partagés. Ainsi l’amitié peut être considérée comme source du bonheur, à partir d’un principe : le choix des amis entre eux.

La vie en société se manifeste de diverses manières, volontaire ou involontaire, choisie ou imposée par la vie, en premier lieu avec la famille, lieu de l’enracinement dans la société, cellule de base, lieu de vie commune, de promotion personnelle et sociale. Puis viennent les communautés intermédiaires servant le bien personnel et le bien commun pour la santé, l’éducation, la protection ou la culture. Autant le bien commun peut exiger le don de la vie, autant le bien commun est fondé sur le respect du bien personnel, dont la justice en vue de protéger les droits fondamentaux de la personne. La loi doit être respectée, mais en tant que principe, fondement de la vie en société. En effet, c’est la règle qui fonde une communauté et non l’inverse. Une association n’existe que par ses statuts, et c’est par leur adhésion aux statuts que les membres appartiennent à une association. Il en est de même pour toute communauté humaine par la règle ou la loi, sinon la communauté repose sur une injustice. La loi visant le bien commun doit donc respecter le bien de la personne, sinon le bien commun disparaît et la communauté avec lui.

Dans l’activité artistique et plus généralement dans le travail, l'inspiration est cause formelle de cette activité, source de cette activité fondamentale, première dans l’ordre du devenir. La transformation d’une matière nécessite la connaissance de la matière et, en amont, de la nature. De même, l’amitié et la communauté politique impliquent la connaissance de l’homme en tant qu’être vivant de vie humaine. Dans le travail, la matière indéterminée acquiert une détermination par la forme que lui donne l’artiste ou le travailleur. Puis la forme naturelle de l’univers physique, la nature-forme, donne à la matière sa forme, la nature-matière. Si l’artiste donne une forme à la matière, de même la nature donne-t-elle forme à la matière ? D’où, l’univers physique a-t-il une finalité 

Cette question implique deux nouvelles interrogations : s’il n'a pas de finalité, l'homme peut l’utiliser comme il l’entend ; s’il a une finalité, l'homme doit respecter cette finalité. Sachant qu’il existe une harmonie dans l’univers, une capacité immanente de transformation dans le mouvement lui-même, dans son propre devenir interne, le philosophe en déduit que cette harmonie a son ordre propre en vue de la vie. Donc l’homme exerce un dominium sur l’univers en le respectant, c’est-à-dire en comprenant son harmonie et sa finalité, la physis en tant que principe selon la forme dans l’ordre de la nature.

L’ordre du vivant met en évidence trois niveaux de vie : la vie végétative, la vie sensible et la vie de l’esprit. Mais préalablement, c’est nous-mêmes et pas notre voisin ou notre ami qui respire, se nourrit, agit, pense, souffre, aime. Il y a donc quelque chose qui unit ces opérations et qui est principe de vie : c’est l’âme, source cachée qui fait l'unité du corps et de l’esprit dans la complexité et de la diversité de la vie. Le corps, partie de l’univers, est « cause matérielle » substantielle et quantifiable de mon être vivant, tandis que l’âme, « cause formelle », principe selon la forme dans l’ordre du vivant, échappe à toute mesure.

La vie végétative ou biologique permet au corps de subvenir à ses besoins matériels, de nourriture et de protection. Sa finalité réside dans la génération. La vie sensible ou sensitive se manifeste par le contact des sens avec l’univers, d’où l’intelligence pratique engendre la connaissance sensible. La relation de l’intelligence et l’imagination suscite les passions, qui peuvent être attirances, répulsions ou colères, face à un bien sensible. Elles sont de deux ordres : le concupiscible, désir de jouissance,  du côté du corps et l’irascible, le rejet du mal, du côté de l’esprit. La finalité de la vie sensible réside dans la mémoire, somme des images reçues dans le psychisme.

La vie de l'esprit apparaît, quand l’homme réfléchit, juge, critique, décide, aime. L'intelligence découvre la signification de la réalité qu’elle analyse pour la connaître. C’est l’opération intellectuelle, prenant fin avec le jugement qui constate l’adéquation de l’intelligence avec la réalité elle-même, d’où la vérité. La vérité est donc le bien de l’intelligence, et la recherche de la vérité, la finalité de la vie de l’intelligence. Le risque de la vie intellectuelle est la confusion de l’être de raison avec l’être réel, d’où l’idéalisme. La volonté est la capacité d’aimer une personne, finalisée par le bien spirituel objectif qu’est la personne de l’ami, au service duquel se met la recherche de la vérité.

Le philosophe quitte ensuite le monde de la nature et du vivant pour découvrir l’exister au-delà du devenir, l’unité au-delà de la complexité. D’où la question : qu’y a-t-il de commun entre ces niveaux de connaissance ? L’exister. Y a-t-il un ordre dans l’exister de ces niveaux ? Le philosophe revient à l’expérience pour mettre en évidence les principes découverts aux différents niveaux de la philosophie. Dans le travail, c’est l’inspiration ; dans l’amitié, le choix de l’ami ; dans la vie communautaire, la loi ou la règle ; dans la nature, la physis, la nature-forme ; pour le vivant, c’est l’âme. Le passage de la diversité à l’unité se réalise par un saut inductif qui est celui d’un effet à une cause, sens inverse de la déduction.

Platon a créé le mot ousia, principe selon la forme,qu’Aristote a repris, non au sens d’une réminiscence des « formes idéales », mais d’un premier dans l’ordre de l’être : Ousia, substantia en latin, traduit par « substance », ce qui se tient par soi. Cela signifie que l’homme dans son exister est unique, autonome. Cela implique en l’homme une solitude radicale et un amour foncier, puisque l’exister est un bien substantiel, le mal provenant du conditionnement de la matière, sans en déduire que « le corps est le tombeau de l’âme », d’après Platon. À la découverte de la substance par Platon, vient celle de la finalité par Aristote. Par exemple, l’œil est fait pour voir ; la vue se distingue dans la vision qui est l’acte de voir et la puissance qui est la capacité de voir. En effet, tout acte implique nécessairement une puissance d’agir avant l’acte proprement-dit. C’est pour cela que l’on affirme que l’intelligence est capax Dei, capable de découvrir par elle-même l’existence de Dieu.

Succession d’expériences, la vie est donc une succession d’actes provenant d’une capacité de faire ou d’être en vue de la fin considérée de chaque chose, qu’est l’acte. Avant de citer les diverses analogies de la puissance et de l’acte, il est intéressant de citer une première expérience pour une part inconsciente et consciente : le réveil après le sommeil, d’où le corps est en puissance, quand il dort, et en acte, quand il est réveillé. Dormir et être réveillé. Le sommeil est fait pour se reposer de la fatigue du corps, physique et mentale, pour être réveillé en vue d’agir. Le sommeil est en vue du réveil et non l’inverse, fréquent dans nos sociétés modernes, non finalisées, souvent angoissées. Le travail est en vue d’une œuvre, par l’acte de réalisation ; l’amitié en vue de l’ami, par des actes en vue du bien de l’ami ; la communauté politique, en vue du bien commun ; la nature, par le mouvement naturel dans l’harmonie ; et le vivant qu’est l’homme par la procréation pour la vie végétative, la mémoire pour la vie sensible, la vérité et le bien pour la vie de l’esprit.

Ainsi, au-delà de la diversité des analogies, par un saut inductif, de la multiplicité à l’unité, l’acte est découvert au niveau de l’être, dans l’être en acte, principe selon la fin de l’être. Cette induction est dite « synthétique et analogique », « comme celui qui bâtit pour celui qui peut bâtir », dit Aristote, celui qui cherche la vérité pour celui qui peut la chercher, celui qui aime pour celui qui peut aimer, et synthétique, dans une synthèse des analogies. L'être se divise en acte et en puissance, l’acte en tant que fin et perfection de l’être, puisque la puissance ou la capacité est par nature ordonnée à l’acte, comme le soleil est lumière en acte. L’acte met en lumière le réalisme de l’instant présent face au temps : le passé n’est plus, le futur n’est pas encore, seul le présent ‘est’. Enfin, l’homme n’est pleinement homme que dans la manifestation de sa personne en acte.

La personne peut ainsi être découverte par voie consécutive, selon sept dimensions ordonnées entre elles, qui la structurent selon l’ordre suivant :

1° L’autonomie dans l’ordre de l’être par la substance, ‘ce qui se tient par soi’ et non par un autre, principe selon la forme : Je suis moi-même dans l’ordre de l’exister substantiel (cf. Catégories d’Aristote) : ‘ce qui se tient par soi’, la substance - ‘ce qui se tient par un autre’, l’accident : qualité, quantité, relation, lieu, temps, situs, habitus, action et passion).

2° La capacité de connaître est la noblesse de l'intelligence qui reçoit en premier lieu l’être dans un jugement existentiel. D’où la vérité qui est la mesure de toute connaissance, perfection de la vie de l’intelligence. La recherche de la vérité structure la personne au-delà de tous les conditionnements liés au devenir, au temps et au lieu. La vérité réclame l’autonomie, qualifie l'intelligence et perfectionne l'esprit en vue du bien de la personne.

3° La capacité d’aimer, face à l’activité de l’intelligence qui laisse dans une certaine solitude, pour le choix d’une personne comme amie. L’échec de l'amour, c’est chercher son propre épanouissement au lieu de se quitter pour l'autre. Est-ce que j'aime mon ami pour lui ou est-ce que je l'aime parce qu'il m'aime ? C’est la clé de l'amitié.

4° L’homme transformant l’univers, à condition que le travail soit humain, en contact avec la matière que l’homme transforme, avec l’univers qu’il perfectionne, s’il le respecte et contribue à son harmonie. Le travail actue l'intelligence en rectifiant l'imagination.

5° La prudence, vertu foncière, ordonne le moyen en vue de la fin, pour prendre la bonne décision au bon moment. La prudence implique l’engagement, la responsabilité, une auto-éducation dans la recherche de la vérité et dans l’amour par l’exercice du bien.

6° La place du corps dans la vie de l’homme, corps et âme, et dans l’univers physique auquel il appartient par sa nature, d’où sa beauté, sa complexité, mais aussi sa fragilité. Le corps, outil de l'âme qui l'anime, qualifie l’être dans une union substantielle corps et âme. Le corps est ordonné à l’âme spirituelle. Il est le chef d'œuvre de l’univers physique.

7° L’ouverture à l’infini à partir des deux finalités de l’esprit : la recherche de la vérité par le noûs, fine pointe de l’intelligence séparée de la matière, et le bien, fruit de la volonté dans l’amour spirituel en vue du bonheur ultime de l’homme. L'âme peut s’élever du sensible vers l’intelligible, vers la source de l’être dans une alliance entre l’intelligence et la volonté. L'homme dans sa capacité de contemplation peut découvrir l’Être premier, créateur de la vie et source de l’être. C’est par la cause finale, second et dernier principe au-delà du devenir, que l'intelligence est capable de découvrir un Être premier, Acte pur et pur Amour, Créateur de l’univers.