La géopolitique semble être à la mode jusque chez des personnes qui, voici encore dix ans, vilipendaient cette matière au motif que des idéologies totalitaires se sont appuyées sur les recherches de certains géopoliticiens du XIXe siècle pour justifier leurs projets idéologiques.
On assiste de nos jours à un véritable retournement d’état d’esprit et l’on voit de nombreux « consultants » invités dans les grands médias à se livrer à des analyses « géopolitiques » lors des événements secouant le monde. Néanmoins on doit constater que ces commentateurs ont souvent de la difficulté à donner du mot une définition permettant de séparer la géopolitique de la géographie, de l’histoire ou de la stratégie ; la mode du jour étant parfois de parler de « géostratégie », laquelle n’a pas de définition claire. Or, la géopolitique est une science humaine qui, comme d’autres, répond à plusieurs définitions, parfois trop compliquées à force de vouloir être complètes.
Une définition
On en donnera ici une définition simple, qui veut qu’elle soit la science des déterminants de la puissance rapportés à une aire géographique donnée : c'est-à-dire qu’elle s’attachera à identifier les facteurs qui déterminent les caractéristiques (forces et faiblesses) d’un système politique, économique, géographique et humain donné. Ces déterminants pourront être de deux ordres : constants, c'est-à-dire ayant trait au « temps long », ou bien circonstanciels, comme peuvent l’être la nature des régimes politiques que se sont donnés les Etats. On comprend par exemple que par delà les constantes géopolitiques de l’Allemagne depuis 1871, les changements induits par son régime, qui fut impérial, républicain, national-socialiste puis démocratique sont considérables.
On comprend donc que la géopolitique est différente de la stratégie qui, pour nous, est la science (ou l’art) de l’affrontement des puissances. En effet il n’existe pas de stratégie sans lutte de pouvoirs, que ce combat soit militaire, économique ou culturel. La stratégie se conclut par l’existence d’un vainqueur et d’un vaincu dans le domaine où l’affrontement s’est produit. Quant à elle, la géopolitique ne peut que constater les faits, imaginer les tendances qui en découlent, supputer les affrontements à venir, en déterminer les facteurs, désigner les atouts et les faiblesses d’un ensemble donné. La manœuvre des rapports de forces dynamiques entre ces facteurs sera du ressort de la stratégie, qui est par nature tournée vers l’action alors que la géopolitique aura pour fruits les conclusions d’une analyse.
La géopolitique est la mère de la stratégie
Ces bases posées ou rappelées, on comprend que les deux domaines sont connexes et mènent l’un à l’autre dès lors que les déductions d’une bonne analyse géopolitique permettront de déterminer correctement les facteurs de puissance d’un ensemble, donc les points sur lesquels il faudra concentrer ses efforts pour le soumettre, l’amoindrir ou au contraire le renforcer. Cette constatation nous fait même conclure que la géopolitique est la mère de la stratégie : un joueur d’échecs commence par étudier les possibilités des pièces du jeu avant que de manœuvrer celles de son propre camp. Cependant, pour ce qui concerne l’observation des rapports de force dans le monde réel, les choses sont plus compliquées que pour un jeu. En effet le rôle du géopoliticien est souvent de découvrir quelles sont les règles du jeu sur l’échiquier qu’il observe, voire quelle partie s’y joue et parfois même s’il s’agit bien d’un échiquier.
Ainsi sait-on, par exemple, que l’obsession stratégique de la Russie est l’encerclement, lui-même conséquence de la place de ce pays à la surface du globe. On peut dès lors en déduire que toute action déterminante intéressant la Russie se situera sur ce rimland, cet anneau de terres et de glaces qui l’enserre et lui interdit l’accès aux mers libres. De même, l’existence de ressources naturelles (facilement exploitables ou non), dans tel endroit d’un pays, facteur géopolitique, pourra-t-il déterminer ensuite une action stratégique, de la part d’un adversaire qui voudra s’en assurer ou en interdire l’usage. Ainsi les pétroles de la Caspienne (facteur géopolitique) conditionnèrent-ils la campagne de Russie en 1942 et influèrent-ils sur le mouvement stratégique de poussée vers le sud. La division en deux axes d'efforts simultanés en Russie (erreur stratégique) aboutit à la défaite de Stalingrad.
Prenons un autre exemple pour illustrer la différence entre géopolitique et stratégie : celui du Royaume-Uni. Ce pays est une île (facteur géopolitique primordial), qui ne dispose pas de ressources naturelles abondantes (autre facteur primordial). Il en ressort que sa stratégie sera toujours de s’assurer de la liberté des mers, qui est la condition clef de sa survie. Pour cela Albion construira toujours[1] au cours de son histoire une marine puissante qui lui fera mettre en œuvre des stratégies militaires, industrielles et diplomatiques de nature à conserver cette liberté des mers en vue de permettre d’assurer la sûreté d’approvisionnement du pays.
A l’inverse, la France, qui a toujours pu vivre de ses richesses agricoles (facteur géopolitique déterminant), mais possède deux façades maritimes, accorda dans l’histoire moins d’importance à sa marine qu’à son armée de terre car les invasions terrestres y ont de tous temps été davantage redoutées que les débarquements maritimes ou les blocus. Il en ressort que la maîtrise de la mer n’est pas vue comme un facteur primordial pour notre pays, bien qu’il dispose des atouts pour être une grande puissance maritime. Ses élites éclairées ont cependant toujours su que la maîtrise de la mer était capitale et l’on doit constater que les périodes de grandeur politique de notre pays coïncidèrent avec les époques où il disposait d’une puissante marine militaire et de commerce. En effet « produire, c’est mouvoir ».
On pourrait multiplier les exemples qui, tous, montreraient que géopolitique et stratégie sont complémentaires et se nourrissent l’une de l’autre ; que la géopolitique est analyse alors que la stratégie est action. Ainsi, à condition d'avoir les capacités -et le goût- de regarder le monde tel qu'il est et non pas comme l'on voudrait qu'il fût, peut-on essayer de dissiper le brouillard des forces qui sous-tendent le chaos de notre époque. La stratégie des acteurs qui s'affrontent à la surface de notre planète contestée peut alors, parfois, être comprise.
Alexandre Lalanne-Berdouticq enseigne la géopolitique dans une grande école militaire. Le texte de cet article est une reprise partielle d’un autre signé du pseudonyme de B. de Lespielle, paru en 2004 dans la revue Civitas.
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[1] Du moins jusqu'aux années 1950.