Point n’est besoin de longues démonstrations pour établir le constat qu’en France, parmi les diverses préoccupations des défenseurs de l’environnement, la biodiversité arrive en queue de peloton, très loin derrière le réchauffement climatique, les questions énergétiques, le traitement des déchets ou encore les OGM. Cette situation est paradoxale si l’on veut bien se souvenir que l’écologie, à l’origine, n’est pas « la défense de l’environnement », mais la branche des sciences de la vie qui étudie les relations des êtres vivants entre eux et avec leur environnement ; et aussi que les combats pour la biodiversité furent parmi les premiers des mouvements écologistes naissants.
En décembre 2011, la candidate écologiste a visité un centre de soins pour oiseaux sauvages et s’est émue de la disparition du Milan royal, victime comme tant d’autres d’empoisonnements par le déversement dans la nature de raticides dévastateurs. Les articles les mieux intentionnés ont alors éprouvé le besoin d’expliquer pourquoi « une candidate Verte qui s’intéresse aux oiseaux n’est pas tombée sur la tête »[1]. Qu’il soit nécessaire de le préciser laisse songeur. Ou plutôt, épouvanté.
Effarant constat : après quatre ou cinq décennies de combats écologistes, la protection de la biodiversité reste pour nos concitoyens un combat au mieux folklorique, amusant et puéril, au pire stupide et nocif, cherchant à donner à la faune et à la flore la primauté sur l’humain.
Ce mal - car c’en est un, nous y reviendrons - est peut-être franco-français. Notre pays, éternel bastion de la chasse, persiste dans une relation conflictuelle avec l’animal, ce en quoi il se garde bien, curieusement, de suivre le modèle allemand - sacro-saint dans d'autres domaines - ou celui d’autres de ses voisins, qui par exemple s’accommodent fort bien de la présence d’ours ou de loups sans être devenus des contrées « arriérées ». Ce mal est sans doute, avant tout, le résultat d’une profonde ignorance de l’écologie, prise ici dans son premier sens. Ignorance de la richesse du vivant, qu’on imagine apanage de « la forêt vierge », de la savane de nos documentaires du dimanche ou des récifs de corail. Ignorance du fonctionnement en réseau de tout peuplement vivant. Ignorance des liens infiniment complexes qui unissent les communautés vivantes à leurs habitats. Inconscience de l’ampleur de la crise écologique, faute de connaître la biodiversité qui nous entoure, d’être capable de l’observer, et donc, d’en constater l’affolant déclin. Inconscience, enfin, du million de liens qui unissent irrémédiablement l’homme aux écosystèmes en une communauté de destins, une communauté de survie.
Respect symbolique
Cet aveuglement nous laisse bloqués aux temps de Descartes, puis de Jules Verne, qui ne voyaient dans la nature qu’un barbaricum à civiliser, puis un vivier inépuisable à piller sans scrupules, au nom même du progrès. Nous restons coupés des réalités et des enjeux, laissant la part belle aux marchands de « développement » construit à coups de pelleteuses et de béton, des mercantis trop heureux de poser en grandes personnes sérieuses, outrées qu’on leur oppose parfois un respect symbolique du bien commun que constitue notre biodiversité. A l’occasion, ce sont les mêmes qui n’hésitent pas à faire leur business d’un développement tout aussi destructeur, proclamé « durable » grâce à une poignée d’oripeaux verts. Faux convertis, vrais écotartuffes.
Ainsi laissons-nous ces spécialistes du « développement » mortifère trancher à la tronçonneuse des branches sur lesquelles nous sommes assis, auxquelles nous sommes suspendus. Il y a deux manières de réagir : à temps… ou trop tard.
Déni de réalité
La crise de la biodiversité, avant d’être méprisée, est tout d’abord niée. On se demande comment, et pourquoi, car les chiffres sont accablants. Une brève recherche sur la toile en donnera de nombreux, des tas de chiffres, dont beaucoup très abstraits. Mais qui sait que le Moineau domestique est en voie de disparition dans presque toute l’Europe et commence à l’être en France ? Quels médias se soucient de révéler que les effectifs d’Hirondelles de fenêtre ont dégringolé de plus de 40% en vingt ans ? que pour cette dernière espèce, sur la commune de Lyon, il ne reste que cinq ou six colonies connues ? Que l’alouette qui égaie nos champs de ses trilles suit le même chemin ? Qui prend la mesure de cette réalité en marche : nos villes, nos campagnes vidées de cette vie qui semblait là depuis toujours et pour toujours ?
La majorité des oiseaux nicheurs de France sont menacés de la sorte, à des degrés divers. Pis : beaucoup, comme le Hibou grand-duc, le Faucon pèlerin, la Cigogne blanche, n’ont échappé à une quasi-extinction que grâce aux efforts patients et acharnés des protecteurs de la nature… Et ceux-ci s’entendent régulièrement dire : « vous voyez bien, vous criez, mais vos oiseaux, ils n’ont pas disparu ! » Non, en effet… et pour cause ! Antienne récurrente : « il y a des oiseaux qui apparaissent, d’autres qui disparaissent, c’est la nature (sic), personne ne sait pourquoi et vous n’avez rien à y faire ! »
Mais si. De nombreux programmes impliquant des milliers d’observateurs bénévoles alimentent les bases de données des associations, du CNRS, des Muséums[2]. Un nombre aussi grand que possible d’espèces sont ainsi dénombrées, cartographiées, leur évolution calculée. Et analysée. Non, il n’y a rien d’aléatoire, ni d’incompréhensible, ni de naturel dans les tendances observées. Il y a partout la lourde marque de l’action de l’homme.
Appauvrissement des écosystèmes
Autre crise absolument méconnue : la disparition des habitats. « Les oiseaux, les chauves-souris, le castor… ils iront ailleurs et c’est tout ! » entend-on à chaque étude d’impact. Quel ailleurs ? L’emprise de l’homme est désormais totale, d’un pôle à l’autre ; enfin et surtout, une plante, un animal ne rejoint pas n’importe quel ailleurs. Où l’alouette va-t-elle trouver un champ non saturé en pesticides ? Où la huppe va-t-elle trouver la haie et l’arbre creux qui lui donneront gîte et couvert ? Pas besoin de le dire : nulle part ! Une espèce dont le biotope est détruit est un réfugié, privé de tout, condamné s’il ne trouve pas très vite un habitat adapté. Or, que trouve-t-il ? Partout le même tapis de bitume ou de végétation gérée à l’industrielle, apte à recevoir une poignée d’espèces particulièrement dures à cuire. Il va sans dire que la vitesse des phénomènes excède - doux euphémisme - la capacité d’adaptation du vivant… Aussi fait-on partout un même constat : simplification et appauvrissement à outrance des écosystèmes.
Lesquels dès lors cessent de remplir leurs immenses fonctionnalités.
Le souci, c’est que ces fonctionnalités ne sont pas simplement de fournir un décor de balade ou de trek sauvage. Les écosystèmes sont un immense filet auquel nous sommes accrochés, suspendus au-dessus du vide. Pas moins.
On évalue les services rendus par les écosystèmes à un montant de l’ordre du PIB planétaire.[3] Faut-il en dire plus ? 80% de nos plantes cultivées, pour produire, doivent obligatoirement être pollinisées par les insectes. Or, tous les pollinisateurs disparaissent dans des proportions alarmantes, les abeilles de notre espèce domestique comme les milliers d’espèces sauvages - ces derniers assurant, d’ailleurs, l’écrasante majorité du « travail ». À moins d’imaginer les remplacer par des milliards de milliards de nanodrones, il ne nous restera alors qu’à survivre grâce aux seules céréales. Peu enviable, et surtout, irréaliste.
Utiles et nuisibles : une fausse distinction
Poursuivons. Si nous étions brutalement privés des amphibiens, ou des chauves-souris, un pays occidental devrait dépenser, dans chaque cas, des dizaines de milliards d’euros par an en pesticides pour éliminer les ravageurs consommés par ces Vertébrés mal-aimés… Coût qui ne prend pas en compte l’impact dramatique sur la santé publique d’un tel sur-déversement de poisons. En faut-il encore ? Molécules pharmaceutiques, épuration naturelle des eaux, cycles de la matière, vie des sols, pure et simple, indispensable à l’agriculture, la liste peut être allongée à l’infini. L’homme ne peut survivre, purement et simplement, sans écosystèmes fonctionnels.
Ces réseaux, dans leur incroyable complexité, sont menacés d’un bout à l’autre : des écosystèmes des sols jusqu’aux grands mammifères et aux oiseaux les plus emblématiques. Aussi faut-il agir, mais agir en oubliant à jamais la bonne vieille vision utilitariste qui a trop longtemps prévalu. Enivrés de maîtrise, de toute-puissance, fiers d’une approche autoproclamée « rationnelle », nous avons segmenté le vivant en « utiles » et en « nuisibles ». En « auxiliaires » et en espèces qui « ne servent à rien ».
Sinistre et mortifère métonymie de la gestion mondialisée des entreprises : l’homme aimerait diviser la nature en services rentables et non rentables, maîtriser et rendre encore plus juteux les premiers, liquider les autres et ne plus s’en soucier. Hélas (ou heureusement !), cela ne marche pas! Le vivant est un tout, un équilibre dynamique dont la complexité réagit à chaque changement d’un paramètre. C’est aussi la plus formidable leçon pour notre obsession de toute-puissance. Nous n’aurons jamais la maîtrise des écosystèmes. Nous ne piloterons jamais les équilibres du vivant comme les dosages d’une réaction chimique. C’est donc, avant tout, notre regard qui doit changer. C’est un devoir vital, une question de survie, mais aussi un signe, un appel à quitter un chemin de mort pour un chemin de liberté et de vie.
Nouveau chemin
Un chemin de liberté… dans le respect, dans le renoncement à l’hypercontrôle, dans l’amour du foisonnement de vie, de sa beauté, de sa gratuité. On a compté neuf mille espèces différentes de coléoptères sur un seul arbre dans une forêt du Panama. À quoi servent-elles ? Dix n’auraient-elles pas suffi à « faire le travail » ? Quel travail ? Neuf mille nous sont données pour que nous en admirions la subtilité.
Un chemin de vie… nous y sommes invités par trois magnifiques chapitres de Job : 38 à 40. Chemin d’humilité devant la nature indomptée, ce bœuf sauvage qui ne hersera pas nos champs (Jb 39, 10), ce Léviathan qu’on ne pêche pas à l’hameçon (Jb 40, 25). Chemin de liberté, de nouveau, devant la nature libre, gratuite, qui se rit du licol de nos utilitarismes comme l’âne sauvage qui « se rit du tumulte des villes et n’entend pas l’ânier vociférer » (Jb 39, 7) ; devant Dieu qui prend le temps de « faire pleuvoir sur une terre sans hommes, pour abreuver les solitudes désolées, faire germer l’herbe sur la steppe. » (Jb 38, 26-27). Ici, la Parole nous rappelle que même si toute la Création a défilé devant l’homme, afin qu’il la nommât et qu’elle lui fût confiée (Gn 2, 18-20), elle n’est pas pour autant son jouet, soumise à son caprice.
Chemin d’émerveillement, enfin, sur lequel s’étend davantage le Psaume 104. « Bénis le Seigneur, ô mon âme ! » s’écrie le psalmiste devant la splendeur des cieux, le jaillissement des sources, la diversité des bêtes, chacune en son habitat, les arbres, les océans remplis de vie. Et notre regard est changé, si nous savons trouver ces merveilles tout autour de nous, jusqu’au cœur de nos villes, sur nos toits et nos balcons, où nous sommes appelés par les scientifiques à découvrir et protéger la « nature ordinaire ». Car elle n’a pas moins de prix que les mythiques forêts vierges.
Oui, le respect de la biodiversité se nourrit d’une manière plus profonde et plus vivante que le simple constat scientifique de notre étroite dépendance au bon fonctionnement des écosystèmes. L’homme et le reste de la Création ne sont ni ennemis, ni concurrents ; l’homme est sens et centre de la Création, c’est-à-dire qu’il n’en est ni coupé, ni indépendant, ni maître sans limites.
Il n’est que temps d’en finir avec les paradigmes mécanistes et utilitaristes, basés sur une méconnaissance totale de la réalité écologique : la nature n’est pas inépuisable, ni tronçonnable à merci en utiles et nuisibles ou inutiles, elle n’est pas davantage déconnectée de nos propres productions vitales, elle n’est pas là pour décorer ni pour amuser les enfants; le champ, cet espace culturel humain par excellence, n’est pas une bulle de culture soustrait à l’état de nature ; l’agrosystème ne survit pas sans écosystèmes. Mieux, il doit redevenir écosystème.
La biodiversité n’est ni ennemie, ni contrainte, ni musée ennuyeux veillé par quelques vieilles barbes ; en la Création, nous sommes un avec la biodiversité, nous en sommes. Vivant de sa vie par un million de liens dont la complexité nous émerveille, nous devons, et vite, abandonner le paradigme mortifère de l’opposition homme-nature, aberration spirituelle et scientifique, et restaurer le lien d’amour et de respect auquel nous appelle inlassablement le Créateur.
Cyrille Frey, pour la fraternité des chrétiens indignés
Retrouvez tous nos articles sur l'écologie dans notre dossier :
Retrouvez tous les articles de la fraternité des chrétiens indignés dans notre dossier :
[1] http://www.ddmagazine.com/201112022352/Actualites-du-developpement-durable/En-pleine-crise-de-l-euro-Eva-Joly-defend-les-oiseaux.-Elle-a-raison.html
[2] Voir par exemple les observatoires Vigie-nature http://vigienature.mnhn.fr/
[3] Notamment dans cette étude :.Costanza Robert et al., « The value of the world’s ecosystem services and natural capital », in Nature, 1997, vol. 387, 15 mai 1997, pages 253 à 260. http://www.esd.ornl.gov/benefits_conference/nature_paper.pdf