La revue scientifique américaine Science a publié le 30 avril un article de deux chercheurs de l’université de Cambridge, Rand L. Stoneburner et Daniel Low-Beern sur l’efficacité de la lutte anti-SIDA en Ouganda.
Selon les deux hommes, la baisse du SIDA dans ce pays s’explique par une campagne unique en son genre. Le message diffusé dans la population insiste sur la morbidité élevée due au SIDA et le mode de transmission du virus responsable, essentiellement sexuel. Mais l’originalité de la démarche, et son succès, vient de la promotion de la fidélité et de l’abstinence, au lieu des traditionnels préservatifs et test de dépistages (1).
À la fin des années 80, la contamination par le virus du SIDA (VIH)(2) était un problème dramatique en Ouganda. En 2001, la prévalence de l’infection par le VIH (nombre total de cas) était estimée à 5% de la population totale ; ce chiffre reste bien sûr très élevé mais n’a rien à voir avec celui de 1990 - 30%, un triste record mondial - ni avec ceux d’autres pays africains aujourd’hui : 20% en Zambie ou en Afrique du Sud, 15% au Malawi et au Kenya.
Malgré une situation de départ catastrophique, la prévalence de l’infection par le VIH était en baisse en Ouganda dès la fin des années 80, à une époque où même en Europe occidentale l’épidémie n’était pas encore maîtrisée. Pays africain extrêmement pauvre, souvent en guerre avec l’un ou l’autre de ses voisins, l’Ouganda est pourtant le champion incontestable de la lutte contre le VIH et le SIDA en Afrique. Étant donné le contexte, la pauvreté des moyens et l’ampleur initiale de l’épidémie, on peut même affirmer que la réussite ougandaise est sans équivalent dans le monde. Il est donc bien naturel de chercher à savoir comment un tel succès a pu être obtenu, afin de le reproduire ailleurs.
C’est à cela que se sont attachés deux chercheurs de l’Université de Cambridge. Dès 1996 des chiffres circulaient, citant entre 1989 et 1996 une baisse de 60% du nombre de personnes ayant de multiples partenaires sexuels. Ceci était le résultat d’une campagne d’information démarrée dans les années 80, prônant l’abstinence et la fidélité. Une seconde campagne, à l’instigation de l’ONU et de l’OMS, fut ensuite entreprise, mais longtemps après la première, mettant en avant le préservatif et le dépistage anonyme. Laquelle porta le plus de fruits ? C’est la question à laquelle les chercheurs de Cambridge ont essayé de répondre.
Le résultat de leurs recherches a été publié fin avril dans la très prestigieuse revue américaine Science, rivale de la revue anglaise Nature, faisant de cette étude un travail particulièrement important dont il faut tenir compte. Nature ne s’y est d’ailleurs pas trompé, qui a rendu compte de cet article sur son site Internet.
Afin de pouvoir faire des comparaisons, les auteurs se sont appuyés sur les données disponibles au Kenya, Zambie et Malawi où les seules campagnes contre le VIH/SIDA ont été menées sous l’égide de l’ONU/OMS. Chez les femmes enceintes en Ouganda, la prévalence du VIH atteint en 1991 un maximum de 21% pour tomber à 10% en 1998 et 6% en 2000. Dans des groupes similaires (femmes enceintes habitant en ville), la chute fut de 60% en Ouganda, contre moins de 10% en Zambie et une augmentation au Malawi entre 1990 et 2000. Des statistiques similaires montrent que le même phénomène se reproduit chez différents groupes ou dans différentes tranches d’âge : l’Ouganda fait systématiquement mieux que ses voisins.
Comment ce résultat a-t-il été obtenu ? La doctrine officielle voudrait bien sûr que la seule utilisation du préservatif puisse expliquer ce phénomène. Hélas (si l’on peut dire) pour la théorie dominante, le préservatif est moins utilisé en Ouganda qu’au Malawi, et pas plus qu’au Kenya ou en Zambie, d’après des chiffres du milieu des années 90. D’où vient alors la différence ? Il faut se tourner vers d’autres données, comme celles de l’âge moyen de la première expérience sexuelle : chez les 15-24 ans non mariés entre 1989 et 1995, le nombre de ceux qui ont eu une expérience sexuelle a chuté de 60% à moins de 25% pour les hommes, et de 53% à 16% chez les femmes. En 1995, quand on demande aux Ougandais (hommes) quelle a été leur réaction face au SIDA, ils ont répondu la fidélité à plus de 50% ; l’abstinence pour 7%, et l’utilisation de préservatifs pour seulement 2% de la population.
Par ailleurs, la proportion d’hommes pratiquant le vagabondage sexuel était tombée de 34 à 14% entre 1989 et 1995, un chiffre qui passe de 16 à 3% chez les femmes. Par comparaison, en 1996 et 1998 en Zambie, au Malawi et au Kenya, ces chiffres étaient beaucoup plus élevés (30 à 40% chez les hommes, et 12 à 16% chez les femmes, donc similaires à ceux de l’Ouganda en 1989). En résumé, les années 89-95 ont montré un brutal changement des habitudes sexuelles en Ouganda : guère plus d’utilisation du préservatif, mais un recul de l’âge de la première relation sexuelle, une plus grande fidélité, et plus d’abstinence.
Il reste à expliquer ce changement de comportement, en identifiant ce qui a pu être différent entre l’Ouganda et ses voisins. La réponse se trouve dans un double message diffusé en Ouganda. Tout d’abord, le VIH se propage par voie sexuelle et le SIDA, qui en découle, tue. Ensuite, étant donné le mode de transmission du virus, la meilleure réponse est l’abstinence et la fidélité.
Mais un message, aussi bon soit-il, doit être pris au sérieux, et là aussi l’Ouganda fit preuve d’originalité. Pour mettre en place cette campagne, tout le tissu social du pays a été mis à contribution, et plus spécialement les relais locaux. Ce qu’on pourrait qualifier de transmission par le bouche-à-oreille fut la façon dominante de propagation de l’information sur le SIDA, par opposition à une transmission plus directe dans les pays voisins. Forcer les gens à parler entre eux du VIH et du SIDA, au lieu de simplement transmettre une information sans en discuter, explique en partie la différence de résultats entre l’Ouganda et les pays voisins. Ce mode de diffusion d’un message simple et clair eut un impact considérable, en l’absence de tout autre facteur.
Dénoncer le SIDA pour ce qu’il est, une maladie mortelle dans 99% des cas, et se transmettant lors des relations sexuelles, a suffi à induire un changement de comportement de la population. Il faut ajouter à cela la stratégie de prévention choisie qui, au lieu d’insister sur des tests de dépistage gratuit et l’utilisation de préservatifs, s’appuya sur l’abstinence et la fidélité. Le résultat ainsi obtenu est équivalent à un vaccin efficace à 80% ; mais sans les coût énormes engendrés par la production d’un vaccin, avec simplement une volonté de dire la vérité sur ce qu’est le SIDA.
Bien sûr, on pourra rétorquer que l’effet de cette politique n’est pas surprenante. Après tout, il est évident qu’on ne risque pas d’être contaminé par le VIH si l’on s’en tient à la fidélité et à l’abstinence (sans compter les contaminations accidentelles par voie sanguine). Mais un tel programme a toujours été condamné au nom du réalisme. La dérision accueille systématiquement toute proposition de ce type, qu’elle vienne de l’Église ou du responsable de la lutte anti-sida au sein de l'administration américaine, Randall Tobias, qui affirmait en avril à Berlin que l'abstinence était plus efficace contre le VIH que le préservatif ; personne ne voulait croire que la fidélité et l’abstinence pouvaient être prêchées avec une quelconque chance de succès.
Et pourtant, nous avons désormais une preuve historique démontrant la validité de ces recommandations, et ce dans un des pires contextes que l’on puisse imaginer.
En bref, cet article apporte la démonstration scientifique du réalisme dont l’Église, et l’administration américaine actuelle, font preuve dans leur démarche, un réalisme dont feraient bien de s’inspirer l’ONU et l’OMS lorsqu’ils mettent en place leurs programmes de lutte contre le SIDA. Et saluons au passage l’honnêteté des éditeurs de Science ayant accepté un article à contre-courant des idées reçues en matière de lutte contre le SIDA ; ce n’est pas souvent qu’une telle revue vient appuyer, même involontairement, l’Église et l’actuel gouvernement américain.
Albert Barrois est docteur en biologie moléculaire et cellulaire, chercheur à l’University College London.
Notes :
(1) RL Stoneburner, Low-Beer (2004), “Population-Level HIV Declines and Behavioral Risk Avoidance in Uganda”, Science n° 304, avril 2004, p. 714-718.
(2) Le virus de l’immunodéficience humaine, ou VIH, se transmet par voie sexuelle ou sanguine. Il s’attaque au système immunitaire, mais peut rester dormant pendant des années. On est alors porteur du virus, mais asymptomatique. Le SIDA, syndrome d’immunodéficience acquise, se manifeste lorsque le VIH se réveille. Il y a donc plus de contaminés par le VIH que de malades du SIDA. Cette étude cite des chiffres concernant les contaminés par le VIH, appelés souvent séropositifs, malades ou pas.
>
>