Solidarité sans-papiers

Angela Merkel appelle à une intégration politique renforcée pour un certain nombre de pays européens, ce qui suppose d’abandonner à l’Europe des compétences aujourd’hui nationales. Par ailleurs, la Cour de Cassation française va très probablement mettre fin à l’usage de la garde à vue pour les étrangers soupçonnés d’être en situation irrégulière (« sans-papiers », en langage courant). Deux événements sans relation entre eux ?  

Pas du tout ! Bien au contraire, l’arrêt attendu de la Chambre civile de notre haute juridiction, conséquence du droit européen, illustre très précisément l’obstacle majeur qui s’oppose à l’avancée vers une fédération européenne formée à partir de la Zone euro (ou de ce qu’il en restera après le départ de ceux de ses membres actuels auxquels la monnaie unique ne convient pas).

En effet, les abandons de souveraineté supposent que les pouvoirs publics fédéraux soient au moins aussi compétents et réalistes que leurs homologues nationaux. Or, malgré la qualité médiocre de la majorité des législateurs et des exécutifs nationaux, c’est loin d’être le cas. Bruxelles, dirons-nous pour simplifier, est un concentré de lenteur décisionnelle et de propension à établir des règles iréniques dont l’application crée d’énormes problèmes. L’Union européenne, dans l’état actuel des choses, a poussé au paroxysme les traits de comportement de ses membres qui sont à l’origine du déclin de notre vieux mais sympathique continent.

La question monétaire

Qu’il faille une fédération (ou confédération) comme cadre politique pour une monnaie unique, et que cela implique une Europe à deux vitesse (une fédération restreinte et un marché commun nettement plus vaste), j’en suis convaincu depuis plus de vingt ans : c’est la raison pour laquelle, en 1992, j’avais voté négativement lors du référendum sur Maastricht, qui mettait la charrue avant les bœufs (signe massif de l’incompétence des gouvernants européens[1]). Aujourd’hui, la force des choses oblige certains à ouvrir les yeux, et la Chancelière allemande a bien fait de dire que nous avons besoin d’une union politique et budgétaire : c’est par là qu’il aurait fallu commencer. Mais hélas le manque de réalisme de ces « européistes » qui sont partis en chantant et la fleur au fusil est toujours à l’œuvre. Faut-il, dans ces conditions, leur permettre d’accélérer le processus de décrochage vis-à-vis de la vraie vie qu’ils ont amorcé depuis plusieurs décennies ?

La question de l’immigration

Le traitement dépourvu de bon sens du problème posé par les immigrés clandestins est l’une des nombreuses manifestations de ce juridisme pétri de bonnes intentions désincarnées qui sévit à Bruxelles. De quoi s’agit-il ? De faire respecter les règles relatives au séjour des étrangers sur le territoire national. Quand une personne est suspectée, sur des bases sérieuses, de se trouver en situation irrégulière, il est souvent nécessaire de s’assurer d’elle le temps de constater son innocence [2] ou d’établir indubitablement son délit ; de la juger et, si le tribunal en décide ainsi, de l’expulser. Cette privation de liberté peut être évitée s’il s’agit de quelqu’un ayant un emploi et un domicile – situation qui devrait normalement aboutir à la régularisation de sa situation. En revanche, être obligé de relâcher dans les 4 heures toutes les personnes dont on est à peu près sûr qu’elles vont « disparaître dans la nature » revient à vider de toute substance les lois et décrets relatifs à l’immigration.

Or c’est ce qu’impose la Cour de justice de l’Union européenne dans son arrêt de décembre 2011 : être en situation irrégulière ne constitue pas, selon elle, un délit justifiant une incarcération. « Or, en droit français, ne peuvent être placées en garde à vue que les personnes qui encourent éventuellement une peine de prison »[3]. Donc, pas de garde à vue possible pour ces délinquants : la défense des droits de l’homme poussée à l’absurde, jointe au peu de compétence du législateur national (ne pourrait-il pas trouver la parade ?) ne permet plus de faire respecter les dispositions nationales visant à rendre l’immigration compatible avec les capacités d’accueil.

Les juristes nous expliqueront sur quels principes, contenus dans quels traités, la Cour de justice s’est basée dans l’arrêt susmentionné. Ce qui importe ici est l’existence de textes, comportant des clauses que les signataires ont probablement considérées comme étant des sortes de formules de politesse et qui, prises au pied de la lettre par les juges, aboutissent à des absurdités. Ce qui importe aussi est que les accords internationaux, et tout particulièrement les traités européens, sont l’occasion pour des idéalistes naïfs ou pour d’habiles ennemis de l’Occident d’introduire des dispositions de principe en faveur des droits de l’homme (ou de la libre concurrence, ou de l’égalité et de la lutte contre les discriminations, etc.) qui, appliquées avec un esprit de géométrie diamétralement opposé à l’esprit de finesse qui serait nécessaire, entravent dramatiquement les capacités d’action des pouvoirs publics nationaux.

L’impotence des gouvernements

Comme par hasard, ces dispositions conduisent nos gouvernements à l’impotence non pas dans le domaine des réglementations inutiles qui freinent l’activité économique et accentuent le sous-emploi, mais dans le domaine régalien. N’ayant plus les coudées franches pour agir dans ce qui devrait être leur pré carré, nos élus sont encore davantage tentés d’exercer leur pouvoir en prenant des dispositions superfétatoires, souvent attentatoires à la liberté des citoyens. À défaut de pouvoir punir les coupables, nos lois et décrets punissent les innocents en les enserrant dans un maillage serrés d’obligations et d’interdictions. Le caporalisme européen, qui multiplie les règlements de détail inutiles, ne fait qu’ajouter à ce caporalisme national, régional, départemental, intercommunal et communal.

Telle est la triste histoire de la construction européenne. Ce n’est pas une raison pour baisser les bras : Europa edificanda est, il faut le dire avec autant de vigueur et de ténacité que Caton répétait Carthago delenda est. Mais la construction de l’Europe requiert des bases saines. Nous avons suffisamment joué à l’Europe comme des gamins dans une cour de récréation. Il faut s’y mettre sérieusement. Et faisons en sorte que l’éclatement partiel de la zone euro, cette entité improbable, s’il finit par se produire, fasse partie de ces échecs après lesquels on repart du bon pied. Angela Merkel sera-t-elle l’artisan de cette renaissance ? Je ne sais pas, mais qui d’autre ?

 

Photo de Gilles Itzkovitchklein, du 15 septembre 2005 © Wikimedia Commons / CC-BY-SA; CC-BY-SA-1.0.

 

[1] Les fans de Jacques Delors n’apprécieront pas, puisqu’il présidait alors la Commission européenne. Mais j’aggraverai encore mon cas en avouant que, lorsque je lis ou écris le dicton « l’enfer est pavé de bonnes intentions », le nom de ce grand européiste est l’un de ceux qui me viennent à l’esprit.

[2] Dans ce cas des excuses et une indemnisation devraient être de règle. La police et la justice française sont hélas loin de faire cela systématiquement pour les victimes de leurs erreurs.

[3] Le Figaro du 8 juin 2012.