L’amour de la vérité, itinéraire philosophique - chapitre 3

3. L’activité artistique : préliminaires sur le travail

La vie est marquée par une suite d’expériences, dont la diversité en fait la richesse selon un ordre à établir, donc à étudier. Dans l’histoire du monde, le travail est considéré comme l’expérience concrète majeure et préliminaire aux autres. N’entendons-nous pas souvent que « l’oisiveté est la mère de tous les vices » ? En un mot, quelqu’un qui travaille s’en sortira toujours, tandis que celui qui ne travaille pas et surtout qui ne veut pas travailler s’enferme en lui-même jusqu’à rencontrer de graves problèmes psychologiques et existentiels, donc philosophiques.

Les âges de la vie sont déterminés et conditionnés par l'expérience du travail, expérience fondamentale. Avant d'entrer dans l'étude du travail proprement dit, il est nécessaire de procéder à l'examen de quelques questions préliminaires : comment définir et qualifier une expérience ? Il y a deux ordres d’analyse en philosophie : Quels sont-ils ? Quand peut-on parler de travail ? Fréquemment, on emploie des mots en leur attribuant un sens qui ne correspond pas toujours ou plus du tout à leur étymologie, à leur véritable signification, car ils se sont souvent transformés au fil du temps.

Qu'est-ce qu'une expérience ?

Tout homme, toute femme ou tout enfant fait des expériences pendant toute la vie. On peut dire que la vie est une succession d'expériences : expériences pratiques, sensibles, affectives, intellectuelles ou spirituelles vis-à-vis de soi, d’un autre, des autres ou de la nature. Mais en premier lieu, examinons ce qu’est une expérience ? La première chose qui permet d'entrer en philosophie, c'est de comprendre que l'expérience nous met en présence de quelque chose qui est autre que nous. Mon voisin, ce n'est pas moi. Quand je projette sur mon voisin ce que je suis en premier lieu, je ne suis pas réaliste. Le réalisme est de recevoir telles quelles les réalités qui me sont données. L'ouverture à l'autre, à un autre jusqu’au petit caillou, qui implique sa rencontre existentielle, est le point de départ d’une expérience, de toute expérience quelle qu’elle soit. Et l’expérience offre une potentialité quasi infinie de découverte, quantitative, mais surtout qualitative, puisque la réalité expérimentée dépassera toujours la connaissance que nous pouvons en avoir. Cette connaissance n’a pas de limite, en particulier quand il s'agit de l'homme, la réalité la plus parfaite de l’univers, puisqu’il a l’esprit.

La relation de l’homme avec l'univers se réalise par les sens, ses cinq sens : la vue, l'odorat, le toucher, l'ouïe et le goût. C’est l’entrée en contact par l’un des sens, contact existentiel en premier lieu par la vue ou le toucher par exemple qui fait de lui ce que l’on appelle « sensible propre ». Ce sont les sensibles propres qui mettent notre nature humaine au contact existentiel de l'univers physique. Quand plusieurs sens sont utilisés ensemble, on les appelle alors « sensibles communs », comme par exemple la vue et l'ouïe à la chasse ou bien la vue, l'odorat et le goût à la cuisine. L’activité d’un seul sens se situe au-delà de toute mesure et engage la seule dimension qualitative, tandis que l’activité simultanée de plusieurs introduit la dimension quantitative, permettant donc la mesure.

Dans sa relation inhérente à la nature humaine, l'intelligence reste intrinsèquement liée aux sens, car nous ne sommes ni des extra-terrestres, ni des anges. Le réalisme fait que, si on le quitte, l'imagination prend alors la place de l'intelligence, en la dominant ou en la neutralisant. Tout réalisme vient de l'intelligence, bien sûr liée à l'imagination, mais une imagination maîtrisée, demeurant relative au réel et non se substituant à lui.  Comme telle, l'imagination n'existe pas. Elle appartient à la pensée et crée des relations dites représentations imaginatives. Cette question est abordée en philosophie du vivant. De plus, le jugement d’existence, point de départ de toute expérience réelle, réclame à un certain niveau, au-delà de la matière, l’intelligence séparée, qu’Aristote désigne par le noûs, question étudiée au terme, sommet de la philosophie du vivant.

L'expérience, qui n’est donc pas l’expérience scientifique, l’expérimentation, est l'intelligence unie aux sens qui s'éveille devant une réalité existante, entraînant une certaine admiration suivie d'une interrogation : qu'est-ce ? Cette question ne renvoie pas à celle de l’enfant, telle que l’a comprise Auguste Comte, mais à celle de l’homme en quête de découverte, de connaissance approfondie. Cette interrogation succède à un étonnement face à quelque chose ou quelqu’un, suivi d’une admiration au sens existentiel du mot, ad-mirer, regarder vers. Dans cette démarche de l'intelligence en vue de connaître, l'homme peut utiliser un outil. Dans ce cas, il médiatise sa connaissance. L'expérience devient une expérimentation qui n'est pas l'expérience.

Elle fait appel au contact fondamental et direct des sens de l'homme, tandis que l'expérimentation fait appel à un intermédiaire entre la réalité et l’homme, entre l'intelligence et son objet, le microscope par exemple. La connaissance scientifique peut être nécessaire, en particulier dans le monde du devenir lié à la matière. Mais la science n'est pas la philosophie. Elle ne s'oppose pas à la philosophie, mais elle n'est pas du même ordre que la philosophie. La science appartient à l'ordre du « comment », la philosophie à celui du « pourquoi », avec ses deux grandes questions : « qu'est-ce que ? », « en vue de quoi ? ».

Il est capital de comprendre cela pour respecter l'ordre naturel, avant toute autre démarche, peut-être plus exaltante pour l'imagination. De même, il est si facile et aisé de laisser la pensée relativiser la réalité pour la faire sienne. L'expérimentation permet de dominer l'autre, tandis que l'expérience rend relatif à l’autre. Cette relativité se situe au niveau existentiel, au-delà du point de vue formel, et c’est de sa prise de conscience que naît le respect de l’autre. Cette démarche s’avère capitale pour maintenir le réalisme de l'analyse philosophique qui est le réalisme de la vie.

 

Les deux ordres d’analyse en philosophie

Le philosophe affirme que l'expérience du travail est la première expérience humaine dans l'ordre génétique. Qu’est-ce que cela signifie ? L'intelligence porte un double regard sur ce qu'elle reçoit et analyse. L'ordre génétique est un ordre de découverte, l'ordre du « comment » impliquant la matière et le temps. Il est l'ordre du devenir, ce qui devient en se transformant en plus ou en moins, comme la croissance ou la corrosion par exemple. Or ce qui devient est nécessairement et intrinsèquement lié à la matière. Comme tout ce qui appartient au monde physique, l’ordre génétique est soumis à une croissance selon un ordre qui va de l'imparfait au parfait. C’est l’enfant avant de devenir un homme. C’est l’œuf avant de devenir la poule.

En sens inverse, pourrait-on dire, l'ordre de perfection part de ce qui est parfait, au-delà de tout devenir et de toute croissance, de ce qui est à l'état de perfection, dont la détermination fondamentale est atteinte ou acquise, pour éclairer l’imparfait : la vue pour la vision, la santé pour la maladie, la poule pour l’œuf, « ce qui est » pour « ce qui devient », l'être pour le devenir. L’ordre de perfection se situerait entre le modèle et la finalité, l’ordre de la cause exemplaire et de la cause finale. L’ordre de perfection doit transformer notre regard, comme l'aigle sur les hauteurs scrute la vallée. À titre de comparaison, d’analogie, la vallée serait à l'ordre du devenir, ce que le sommet serait à l'ordre de perfection.

Dans l'ordre génétique, l’intelligence saisit une réalité en fonction de ce qu'elle devient dans le temps, dans son devenir, sa croissance de vie. Dans l'ordre de perfection, elle la saisit à partir de la perfection de son exister au-delà de toute contingence ou de tout devenir, de toute transformation ou évolution. Dans la recherche ou l’analyse philosophique, l’intelligence saisit en premier ce qui appartient à l’ordre du visible selon l'ordre génétique, sachant que l'ordre de perfection dépasse le visible pour l'invisible, quand il s'agit de « ce qui est », de l'être.

Par l'expérience, chacun peut assimiler ces deux ordres que l’intelligence saisit progressivement dans l'analyse. L’intelligence sensible demeure tellement attachée au devenir qu’elle prend difficilement une certaine hauteur par rapport à la matière. Les philosophes pré-socratiques  et leurs successeurs, en particulier Platon, puis Aristote, avaient compris cette exigence de l'intelligence qui s'élève pour connaître et comprendre en vue d’une sagesse.

 

Quand peut-on parler de travail ?

Dans l'ordre génétique, on doit affirmer que la première expérience que tout homme fait dans sa vie est l'expérience du travail. À première vue, cela semble discutable. Pourquoi l'expérience de l'amour ou l'expérience affective ne serait-elle pas première ? Le premier geste ou le premier regard du nouveau-né n'est-il pas d'ordre affectif envers sa mère ? De même, sa première activité n'est-elle pas de se nourrir en réclamant le sein de sa mère ou le biberon ? Quand le petit enfant se nourrit, il ne fait pas une expérience consciente, car il s'agit de la satisfaction d'un besoin instinctif et affectif inné. Le fait de se nourrir ne qualifie pas l'homme, mais manifeste un besoin vital primaire, d’ordre animal. Par contre, plus tard, sa manière de se nourrir sera humaine ou animale selon l’éducation qu’il aura reçue. À la dimension instinctive s’ajoutera une dimension qualitative.

Quand le petit enfant remue un objet, secoue un hochet, son activité est pour une grande part instinctive, donc inconsciente. Par contre, quelques années plus tard, quand il apprend à l'école, il vit sa première expérience consciente du travail. Toutefois, il est bon de préciser que certains jeux éducatifs initient au travail, comme le meccano de mon enfance par exemple. Certains jeux pédagogiques favorisent le développement manuel et intellectuel de l'enfant. En effet, tout travail doit réclamer une application consciencieuse dans le suivi de règles, une conscience dans son déroulement, une réflexion à mener et un sens de la réalisation. On peut alors dire que le travail représente bien la première expérience typiquement humaine. En tant que première expérience selon l'ordre génétique, il conditionne toutes les autres au risque même parfois de les déterminer, car il produit certains effets déterminants sur les autres activités humaines. Ce qui précède peut déterminer sans finaliser, en particulier selon des habitudes prises. Cette question est abordée dans l’étude de la qualité.

 

(Extrait tiré de L’amour de la vérité, itinéraire philosophique, Jean d’Alançon, Éditions L’Harmattan, 2022)