Trois grains de sable vont-ils gripper la mécanique d'apurement de la crise financière ? Le premier vient d'Islande : il est passé inaperçu. Le second concerne la Grèce : il a été traité comme une évidente banalité. Le troisième touche les États-Unis : il a légèrement et passagèrement agité les marchés. Une question commune les relie entre eux, qui est la question fondamentale lorsque l'on a affaire à un excès de dettes : qui paiera quoi ?
Pour la deuxième fois, les Islandais disent non
L'affaire est simple, mais politiquement significative. Consultés par referendum le 9 avril dernier, les Islandais ont refusé de payer pour les erreurs de leurs banques et de leurs dirigeants.
En 2008, les trois principales banques islandaises ont fait faillite, incapables qu'elles étaient de refinancer des actifs dont le total représentait 10 fois le PIB du pays, au terme d'une croissance artificielle alimentée par la collecte d'une épargne off-shore en provenance de Grande-Bretagne et des Pays-Bas. Londres et La Haye ont volé aux secours de leurs épargnants en les indemnisant, puis se sont retournés vers le gouvernement islandais pour se faire rembourser : l'ardoise s'élève à 3,9 Md€, soit un peu plus de 12 000 euros par Islandais, les deux tiers au profit des Anglais et un tiers au profit des Néerlandais[1].
L'an dernier, un premier accord, très défavorable à l'Islande, avait été rejeté par 93% des votants. Les créanciers ont dû renégocier leurs intérêts à la baisse. À nouveau, le président de la République a exigé que l'accord fût soumis au peuple ; à nouveau, au terme d'un scrutin où la participation a progressé de huit points pour atteindre 73%, le peuple l'a rejeté à une majorité de 60%.
La signification est claire : quitte à ce que l'adhésion islandaise à l'Union européenne soit enterrée, quitte à perdre une partie des aides promises par Bruxelles, quitte à se serrer davantage la ceinture, les Islandais ne veulent pas supporter une charge dans laquelle ils n'ont aucune responsabilité ni assumer à leur place les risques pris par des épargnants étrangers que l'appétit du lucre a motivé et qui s'en sont tirés à bon compte. Si leurs gouvernements respectifs les ont indemnisés pour éviter une panique bancaire, c'est leur problème.
L'impasse des sauvetages européens
Du côté de l'Union européenne, le pompier financier continue d'éteindre les incendies sans désemparer. Il y a même pris goût puisque les gouvernements européens unis à la Commission ont quasiment contraint le Portugal à solliciter les aides mises en place l'an dernier.
L'UE va donc s'engager pour environ 80 Md€ sur trois ou quatre ans vis-à-vis du Portugal, qui vont s'ajouter à un montant équivalent promis à l'Irlande, après avoir débloqué 110 Md€ pour la Grèce. Total : 270 Md€ qui représentent la moitié de l'enveloppe globale destinée à venir en aide aux États en difficulté financière. Ce ne sont que des prêts qui se substituent au marché tant que celui-ci est fermé, pour un temps limité, dira-t-on ? Justement, c'est là que le bât blesse.
Tous les plans de sauvetage organisés depuis deux ans et demi reposent sur deux postulats :
- Le premier est qu'il ne devrait rien en coûter aux porteurs actuels de dette publique, le relai étant pris par les États solides,
- Le second est que les contribuables des pays secourus doivent supporter toute la charge, quelles qu'en soient les conséquences politiques et sociales.
S'ajoute un troisième présupposé qui demeure implicite : le maintien du crédit entretiendra la croissance, laquelle permettra de rembourser les dettes à moyen terme.
Cela ne marche pas.
Après que les Allemands se soient fait longuement priés, les Finlandais à leur tour renâclent à participer à ces mécanismes. Ce fut même un cheval de bataille du parti populiste des Vrais Finlandais qui vient de faire un score exceptionnel aux élections du 17 avril et de devenir la troisième force du pays. Or, au même moment, la réalité reprenant ses droits, on commence à dire dans certains cercles officiels que la restructuration des dettes des pays périphériques est inévitable. Malgré les protestations et dénégations vigoureuses des gouvernements, de la Commission et de la BCE, c'est évident.
L'austérité imposée à la Grèce aggrave son mal : l'activité ralentit, les recettes fiscales ne sont pas au rendez-vous, et les taux d'intérêt très élevés qui lui ont été imposés pour la punir ont renchéri d'autant le coût de sa dette. En conséquence, son déficit ne se réduit pas aussi vite que prévu et sa dette continue d'augmenter de sorte qu'une rallonge d'aide devient indispensable.
Que signifie restructurer une dette ? Tout simplement constater qu'elle ne vaut pas la montant facial pour lequel elle a été émise au taux prévu à l'origine, mais qu'elle vaut ce que le débiteur peut raisonnablement rembourser ; et passer la perte correspondant à la différence dans les comptes des créanciers. Les techniques pour le faire sont multiples : allongement des échéances, réduction ou différé d'intérêts, remplacement d'une dette ancienne par une nouvelle de moindre valeur, etc. Les échanges sur les marchés financiers fournissent une indication plausible de la décote moyenne de la dette publique grecque : environ 30%. Le total s'élevant à 340 Md€, en supposant la décote uniformément répartie[2], le coût serait de l'ordre de 100 Md€, d'abord à charge des banques et compagnies d'assurance européennes créancières de la Grèce ; mais aussi et de plus en plus, à charge des États et institutions publiques comme la BCE, au fur et à mesure qu'ils prennent le relai des marchés.
Ce serait une opération d'autant plus lourde de conséquences qu'elle aurait un effet d'entrainement sur la dette des autres acteurs de l'économie grecque, puis sur les autres pays fragiles, Irlande et Portugal. L'addition deviendrait vite salée... On comprend pourquoi tout est fait pour en reculer l'échéance.
Le grain de sable américain
Le troisième grain de sable est venu de là où on ne l'attendait pas, des États-Unis. Chose impensable il y a encore quelques semaines, l'agence de notation Standard & Poor's, vient de placer sous surveillance négative la notation de la dette souveraine américaine. Si rien n'est fait d'ici deux ans pour redresser vigoureusement la barre, l'agence prévient qu'elle retirera le sacro-saint AAA qui constitue la meilleure note et caractérise les débiteurs les plus sûrs ! Quoi que l'on pense de ces agences après leurs dysfonctionnements multiples au cours des dernières années, on ne peut pas ne pas y prêter la plus grande attention en raison de l'influence considérable qu'elles continuent d'exercer sur le comportement des prêteurs et sur les marchés.
À dire vrai, cela ne devrait pas être une surprise. La dette des administrations fédérales, toutes agences confondues (État fédéral proprement dit et fonds sociaux), s'est envolée au cours des deux dernières années pour atteindre le plafond de 14 300 Md$ (10 500 Md€) autorisé par le congrès, soit 95% du PIB. Elle s'est envolée sous l'effet à la fois du déficit structurel du budget fédéral, des plans de sauvetage bancaire, de la prise en charge de la quasi-totalité de la dette immobilière des particuliers, et du soutien de l'économie par des injections massives de liquidités[3]. Pour en avoir une mesure exacte et comparable à celle des pays européens, il faut y ajouter la dette des administrations locales (2 400 Md$, soit 16% du PIB) ; ce qui porterait l'endettement public américain à 110% du PIB selon les critères de Maastricht[4]. En outre, pour être complet, on doit tenir compte de la dette des organismes parapublics sponsorisés par l'État (7 600 Md$, soit 43% du PIB)[5].
Les taux d'intérêt actuels, très bas, et l'abondance des liquidités entretiennent l'illusion que le crédit est facile et peu coûteux. Mais l'artifice ne durera pas indéfiniment. Dès que les taux remonteront sensiblement, soit à cause du retour de l'inflation, soit à cause de la défiance, l'effet boule de neige s'amorcera : la dette se gonflera alors mécaniquement de façon accélérée par le seul effet de l'augmentation du coût des intérêts dans des proportions qui dépassent tous les efforts entrepris pour la réduire. À partir de ce point critique, elle devient quasi-impossible à maitriser. Pour l'heure, les États-Unis continuent d'emprunter 40% de ce qu'ils dépensent au niveau fédéral, ce qui représente un surcroît de dette de près de 10% du PIB chaque année. Ni les Démocrates ni les Républicains ne semblent disposés à prendre le taureau par les cornes à dix-huit mois de l'échéance présidentielle ; et à supposer qu'ils le veuillent, ils divergent trop profondément sur les moyens pour parvenir à autre chose qu'à des compromis limités et temporaires. La crainte exprimée par l'agence de notation est que dans deux ans il sera trop tard. Elle n'a pas tort. Mais si elle met sa menace de dégradation à exécution, la spirale des taux s'enclenchera tandis que les guichets se fermeront.
D'autres pays connaissent un endettement public supérieur, en premier lieu le Japon (plus de 200% du PIB) qui a perdu son triple A depuis longtemps. Mais 95% de la dette publique japonaise est financée par l'épargne nationale (situation qui est liée au vieillissement de la population et explique en partie la stagnation du pays depuis 20 ans), alors que près de la moitié de la dette américaine (47% exactement) est détenue par des créanciers étrangers dont le premier est la Chine, mais aussi les grands pays émergents.
Les États-Unis disposent encore de deux atouts majeurs : leur économie demeure la première du monde, la plus dynamique et la plus résiliente aux crises ; leur commerce extérieur se fait en dollar puisque le dollar est monnaie mondiale de réserve, ce qui leur permet de monétiser leur dette sans limite, tant que leurs créanciers acceptent de porter du dollar. Seront-ils suffisants pour franchir le mur de la dette ? C'est de moins en moins sûr.
Dans un article précédent, j'avais évoqué cette perspective du mur de la dette auquel les États allaient se heurter[6]. J'en avais alors exposé la cause et décrit le mécanisme ; je n'y reviens pas. Je l'avais fait non sans souligner l'impossibilité de fixer une date, ni sans rappeler que le pire n'est pas toujours sûr : le pilotage à vue permet parfois de sortir des récifs. Je me demande si le moment critique ne se profile pas maintenant. Le jour où les prêteurs hésiteront vraiment à financer le gouvernement américain, il sera trop tard.
Si les petits pays européens peuvent compter sur les grands, si le FMI peut venir au secours des isolés, personne n'aura les moyens de sauver les États-Unis d'une faillite financière. On sait d'expérience qu'ils sont capables des retournements les plus courageux ; mais aussi qu'ils peuvent y procéder de la façon la plus brutale sans se soucier des dégâts collatéraux. Qui paiera pour eux ?
L'issue me semble inévitable : il y a trop de dettes sans contrepartie, trop de dettes creuses ; en pareil cas, on ne remédie pas au mal en en ajoutant mais en en éliminant[7]. Toute la difficulté est de le faire à bon escient et proprement.
[1] Cf. l'article que j'ai publié en mars 2010 : Crise de la dette publique : vérité juridique ne vaut pas (toujours) vérité politique .
[2] Ce ne serait évidemment pas le cas, la négociation entre débiteur et créancier portant notamment sur cette répartition. L'hypothèse ne sert ici qu'à faciliter le calcul d'un ordre de grandeur.
[3] Au moyen notamment des mesures de quantitative easing prises par la banque centrale américaine (FED).
[4] À titre de comparaison, la dette des administrations publiques françaises au sens de Maastricht s'élevait à 82% du PIB à la fin de l'année 2010 (1 600 Md€), et le déficit du budget de l'État à 7,7% (149 Md€), étant observé que ce déficit représentait un peu plus du tiers (35%) des dépenses du budget général. Pour 2011, le déficit a été ramené à 92 Md€ (6% du PIB), ce qui représente encore 25% des dépenses du budget général.
[5] Par exemple, les agences Fannie Mae et Freddie Mac chargées du refinancement du crédit immobilier et qui, pour échapper à la faillite, ont été nationalisées de facto.
[6] Va-t-on heurter le mur de la dette ? , décembre 2008.
[7] Pour la démonstration, je renvoie au long article le nœud moral de la crise que j'ai publié dans le numéro 45 (été 2009) de la revue Liberté politique.
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