L'arrestation et l'inculpation à New York de Dominique Strauss-Khan, directeur général français du Fonds Monétaire International, pour une scabreuse tentative de viol, a surpris la France entière au réveil dimanche matin 15 mai, et tient depuis en haleine l'opinion publique sur l'ensemble des médias. Une affaire aussi sombre que spectaculaire, qui réclame une grande prudence dans le jugement, et qui doit aussi conduire à s'interroger sur les représentations médiatiques jusqu'ici employées au sujet de DSK, dont le passé avait été réécrit avec cynisme, et l'avenir déjà tracé avec euphorie.
Quel tintamarre ! était-ce la fin du monde ? Sans doute l'inculpation et la mise en détention de Dominique Strauss-Kahn le sont-elles réellement pour certains membres du microcosme politico-médiatique qui le voyaient déjà s'asseoir dans le fauteuil présidentiel...
Tout d'abord, il faut prudence observer
On sait que les crimes sexuels sont très difficiles à prouver ; qu'il est encore plus difficile à l'accusé de s'en défendre ; que tout se mue en soupçon à son encontre ; que sa parole ne pèse pas lourd face à celle de la victime, ou de qui se prétend telle dans un monde plus prompt à victimiser à chaud qu'à garder la tête froide. Souvenons-nous des grands fiascos judiciaires de notre histoire récente, Outreau ou autres, fiascos qui n'ont pas plus épargné les États-Unis.
Quant aux pratiques de la justice américaine, avec ses procureurs élus qui font une carrière politique et qui ne sont que des accusateurs, avec son système qui oblige l'accusé à prouver lui-même son innocence, avec ses jurys populaires trop manipulables par les avocats et trop souvent enclins à l'erreur judiciaire, on a toutes les raisons de s'en méfier. Mais balayons aussi devant notre porte. Quand Mme Eva Joly était juge d'instruction, qui aujourd'hui se fait bonne apôtre, elle n'a pas davantage ménagé les grands patrons et hommes politiques qui tombaient entre ses mains...
N'excluons pas l'hypothèse d'une machination dont serait victime le pauvre Dominique Strauss-Kahn, malheureux jouet du destin qui le frappe en pleine ascension glorieuse. Encore que New-York n'est pas Paris, et que sa notoriété n'y est pas telle qu'elle puisse motiver, de façon plausible, un complot contre lui à cet instant en cet endroit. Mais nous verrons bien.
Le feu et la fumée
On ne prête qu'aux riches cependant. Et riche, DSK l'est à millions, pas seulement en espèces sonnantes et trébuchantes. Si les faits dont il est aujourd'hui accusé sont vrais, il faudra alors le déclarer multirécidiviste !
Car enfin, n'a-t-il pas fait l'objet d'un chapitre pour lui tout seul dans l'ouvrage Sexus politicus [1] que Christophe Deloire et Christophe Dubois ont consacré aux frasques des hommes politiques ? Ils y ont révélé au public sa pratique assidue des parties fines (autrement dit des partouzes ) avec une délectation qui n'était pas seulement celle des auteurs, et raconté une tentative de viol sur une jeune journaliste. Cet épisode qui était notoire, a été enfoui dans l'oubli ; il refait surface aujourd'hui. À l'époque, l'intéressée avait été dissuadée de porter plainte par sa propre mère (qui le regrette à présent), laquelle était élue socialiste au conseil régional de Haute Normandie. Cherchez l'erreur !...
N'a-t-il pas fait aussi l'objet d'un avertissement sans frais de la part du conseil d'administration du FMI il y a deux ans ? Il était alors accusé de favoritisme au profit d'une employée du Fonds ; il a été blanchi de cette accusation. Mais en arrière-plan apparaissait l'usage, avéré, des faveurs de cette femme, auxquelles il lui a été expressément demandé de renoncer.
Le cynisme devenu vertu publique
Mais voilà, le microcosme préfère voir en lui un séducteur , sans doute pour positiver le vice et l'ériger en qualité normale pour un homme politique, alors qu'on a probablement affaire à un comportement qui relève de l'addiction au sexe. À force de masquer la réalité sous des euphémismes, à force d'édulcorants qui effacent le vrai goût des choses, le monde de la politique et des médias a perdu le sens du réel : il ne se rend plus compte de l'image qu'il donne de lui-même. On sait bien quelles sont les faiblesses humaines et à quelles tentations sont soumis les hommes de pouvoir. Qu'ils y succombent plus que d'autres peut s'expliquer, sans l'excuser. Là n'est pas mon point. Je veux souligner ici le cynisme qui tient lieu aujourd'hui de morale publique.
Du philosophe grec Diogène, trop nombreux sont ceux qui n'ont retenu que la désinvolture ; et de la pensée moderne, l'idée que la morale relève de la simple apparence sociale. La norme de leur vie personnelle se résume facilement à cet adage : pas vu, pas pris . D'où leur prétention insistante à abriter derrière le paravent de la vie privée des comportements objectivement scandaleux dont ils n'entendent pas se défaire. Non ! Un homme politique peut d'autant moins revendiquer une vie privée qu'il est davantage en vue, pour au moins deux raisons : d'une part, parce qu'on gouverne autant par les décisions que l'on prend que par l'exemple que l'on donne ; d'autre part et surtout parce que la personne est une et que son comportement privé la révèle dans ses profondeurs au-delà des apparences et de la mise en scène. Qu'un homme ayant une ambition nationale réfrène si peu ses pulsions ne saurait laisser quiconque indifférent.
La chance du parti socialiste
De fait, DSK va perdre la direction générale du FMI : son incarcération le rend objectivement incapable d'exercer sa fonction et, à la différence de ce qui se passerait probablement en France, le conseil d'administration ne peut se permettre de voir son exécutif ainsi entaché. Mais ce changement opéré, ce sera business as usual .
Quant à sa candidature présidentielle, elle est fortement compromise : outre qu'il est en détention provisoire pour une durée indéterminée sans pouvoir faire campagne, il devra consacrer son énergie à sa défense ; ce ne sera pas une mince affaire.
Sans vouloir cultiver abusivement le paradoxe, il me semble que c'est une chance pour le parti socialiste. Le duel annoncé entre deux grands cyniques, DSK et Nicolas Sarkozy, ouvrait un boulevard aux extrémistes des deux bords qui auraient eu beau jeu de renvoyer dos à dos les comparses d'un même monde. Le risque était grand de voir le candidat socialiste débordé sur sa gauche et, dans l'hypothèse d'un duel face à Nicolas Sarkozy, lâché par ses alliés traditionnels. Comment imaginer que l'extrême gauche et le Front de gauche de Jean-Luc Mélenchon apportent leurs voix au directeur général du FMI, ancien ministre des finances que le patronat avait plébiscité en son temps, symbole du capitalisme libéral et de la mondialisation ? De ce côté-là, la donne vient de changer.
C'est aussi une déveine pour le président sortant. Alors que monte en France une vague de contestation du système, il va se trouver seul sur ce front avec de sérieux handicaps à cause de son propre comportement. À l'inverse, la route de l'investiture s'ouvre pour François Hollande qui, quoi qu'on en pense, apparait indemne aux yeux de l'opinion : sa rondeur et sa discrétion deviennent, par contraste, des avantages dans la compétition. Comme il dispose d'une véritable capacité à rassembler les deux ailes du PS, il a désormais toutes ses chances. À condition d'une part que la primaire au sein du PS ne dégénère pas, d'autre part qu'il tienne dans la durée et soit capable d'assumer une campagne présidentielle ; ce qui reste à démontrer.
En tout cas, voilà une preuve supplémentaire du danger qu'il y a à tracer des plans sur la comète. La route est encore longue d'ici mai 2012.
[1] Ed Albin Michel, 2006.
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