Jean-François Chemain était avec nous mercredi soir au centre Bernanos (conférence en ligne dans LibertepolitiqueTV). Avec lui nous avons évoqué l’islamisme juvénile de ses tumultueux élèves. En complément de sa conférence, nous publions son point de vue d’historien sur les relations difficiles de la chrétienté et de l’islam. En dépit de sa longueur nous pensons qu’il est utile de publier ici cette analyse originale comme une pièce au débat.
[A la demande de l'auteur, nous publions une nouvelle version de cet article 2/03/12 ndlr]
« Je considère que le vécu du monde arabo-musulman est pathologique et qu’il incombe à l’humanité entière de réagir ».
Hechmi Dhaoui, psychanalyste.
« Il faut admettre que la maladie de l’islamisme a ses germes dans la lettre coranique elle-même. La violence du principe de la transmission de la foi par le glaive est extrêmement choquante par rapport à la tradition évangélique. On peut dire aussi, à l’adresse des chrétiens, que si, en tant qu’acteurs de l’histoire, ils ont mis mille ans pour inventer les croisades, ils ne se sont alors pas trouvés en cohérence avec la lettre de leur tradition. Cela signifie qu’à leur tour, les musulmans n’ont pas à subir la fatalité d’être en cohérence intégrale avec le Coran et qu’il est possible d’être dans le démenti de ce « verset de l’épée ». Ce serait là la bénéfique ruse de l’histoire. Les musulmans doivent pouvoir regarder en face la réalité de la lettre et y distinguer le mal ».
Abdelwahab Meddeb, journaliste.
Avant propos
Le point précis sur lequel, répondant à l’injonction posthume de Jacques Ellul [1], je souhaite apporter ici ma contribution est celui de l’histoire des relations entre la chrétienté et l’islam, qui font habituellement l’objet d’un discours « historiquement correct » sur lequel les deux parties semblent en parfait accord : les Chrétiens auraient toujours, et partout, agressé un islam pacifique qui ne demandait pour sa part qu’à briller des mille feux que sa civilisation supérieure aurait apportés au monde. Or ce discours n’a rien d’anodin, dès lors qu’il justifie chez les prétendues « victimes » une volonté de revanche par des moyens souvent violents, et chez les soi-disant « coupables » un acquiescement masochiste à la punition promise, qu’ils perçoivent comme hautement méritée. Mon propos est donc de rétablir tout simplement les faits, dans la durée et dans l’espace, et aussi de montrer que ces faits sont le fruit d’une idéologie qui a su organiser, depuis douze siècles, sa cohérence parfaite. Je n’ai bien sûr pas la prétention d’innover dans un domaine qui a déjà fait l’objet de très nombreux travaux, mais seulement de présenter une réflexion synthétique de nature à éclairer le jugement de ceux qui tentent de comprendre le déchaînement de violence dont nous sommes aujourd’hui témoins.
Je tiens, au seuil de cet article, à prendre un certain nombre de précautions rendues indispensables par le caractère extrêmement sensible du sujet que je m’apprête à aborder. Tout d’abord je vais parler de l’islam, pas des musulmans, même s’il me sera parfois difficile de toujours parvenir à respecter la distinction, tant les personnes sont souvent fortement marquées, imprégnées par une religion qui a façonné depuis des siècles leur manière de penser et de réagir. Ensuite j’aborderai l’islam en tant qu’idéologie, me limitant à ce qui en lui appelle et justifie un certain nombre d’attitudes politiques vis-à-vis des non-musulmans et notamment des chrétiens – agression militaire, « protection » marquée par l’infériorisation juridique, persécution, parfois génocide – laissant volontairement de côté la dimension purement religieuse de cette religion. Enfin mon propos sera simplificateur : sans nier l’infinie diversité « des » islams, je ne veux pas m’interdire de tenter d’expliquer ce qui m’apparaît comme une constante historique et géopolitique évidente, à savoir l’effort millénaire de l’islam pour submerger le christianisme, le réduire, et à terme l’anéantir. Au-delà ou en-deçà d’une incontestable diversité, cette constante me paraît bien constituer un facteur d’unité de l’islam dans le temps et dans l’espace. Entre Poitiers (732) et Vienne (1683), pointes extrêmes des deux vagues d’agression militaire de l’islam contre l’Europe chrétienne, il y a mille ans.
Les attentats du 11 septembre 2001 sont peut-être le signal de départ d’une troisième offensive générale. Le mystère qui m’a poussé, au lendemain de ces attentats, à essayer de comprendre le mécanisme idéologique sous-jacent dans l’islam, c’est la troublante distorsion qui existe entre la réalité d’une violence exercée pendant quatorze siècles à l’échelle de trois continents, et d’une part sa négation par ceux qui en ont été et en sont encore les victimes, d’autre part l’ahurissante bonne conscience qu’elle suscite chez ses auteurs. Ces derniers ne se contentent pas de nier absolument cette violence et de considérer comme inqualifiable provocation le simple fait de l’évoquer, ils se considèrent encore en toute bonne foi comme les victimes millénaires de l’agression de leurs propres victimes, vis-à-vis desquelles ils seraient, toujours et partout, en état de légitime défense. On a ici une excellente illustration de la définition que Jean Baechler donnait de l’idéologie, « système de représentation parfaitement cohérent et clos, qui se ferme à toute objection de la réalité, reçoit l’adhésion totale d’un individu ou d’un groupe, et donne lieu à des conduites aberrantes »[2].
Face au discours incitant à la haine et aux actes fanatiques, la forte imprégnation chrétienne de notre société pousse nombre de nos concitoyens à une attitude d’empathie fortement teintée de mauvaise conscience : si nous y discernons une paille, c’est sans doute que nous avons une poutre à notre passif. Combien de chrétiens n’ont jamais cédé à la tentation du discours pro-palestinien, à la facilité de la condamnation des croisades, de la colonisation, de la « discrimination » dont serait victime l’islam dans notre pays ? Discours chrétien, bien sûr, et fondé : notre passé n’a pas toujours été conforme aux préceptes que nous a enseignés le Christ, nous nous devons de le reconnaître et nous le faisons largement. Mais ce légitime souci de vérité sur nous-mêmes, nous devons l’appliquer à autrui : s’il a des torts envers nous, le fait qu’il ne les reconnaisse pas – voire en tire fierté - ne les efface pas. Les taire ne permet pas de fonder le dialogue sur la vérité.
Il me souvient de la conférence à la Faculté Catholique de Lyon, à l’automne 2006, d’un grand intellectuel musulman, professeur dans une prestigieuse université parisienne. Le thème en était l’humanisme musulman, mais à aucun moment il ne fut vraiment abordé. L’auditoire, catholiques âgés et jeunes musulmans, tous conquis d’avance, entendit beaucoup parler de Poitiers, des Croisades, de la Reconquista et de l’Inquisition, de la colonisation… « Et encore, conclut l’orateur, n’a-t-on pas encore ouvert tous les tiroirs de l’Histoire ! », sous entendu, bien sûr : tous les chapitres de la culpabilité des Chrétiens vis-à-vis de l’islam. Et de laisser entendre qu’au titre de l’Histoire, les musulmans auraient une créance sur l’Occident chrétien. Il fut de toutes parts fortement applaudi.
Bref panorama de quatorze siècles de conflits
« L’homme de l’avenir sera celui qui a la plus longue mémoire »
Nietzsche
Lors de l’apparition de l’Islam arabe sur la scène de l’histoire, le bassin méditerranéen était entièrement chrétien, depuis plusieurs siècles, non pas par conquête mais par conversion. Le Christ est en effet né dans un empire qui avait à peu près atteint son expansion maximale, une vingtaine d’années seulement après qu’Octave ait mis fin à l’antique régime républicain dont un siècle de guerres civiles avaient montré l’obsolescence à une telle échelle. Cette unification politique et géographique permit une rapide expansion de la nouvelle religion, dont les principaux foyers étaient, outre bien sûr la Palestine, l’Asie Mineure, l’Egypte et l’Afrique du Nord. Les persécutions n’ont pas, bien au contraire, ralenti ses progrès (pour l’africain Tertullien, « le sang des martyrs est une semence »), jusqu’à la conversion de l’empereur lui-même au début du IVe siècle.
En revanche, l’expansion de l’islma se fait par le moyen de la conquête. Mahomet meurt en 633, et dès cette date les armées musulmanes s’élancent à l’assaut du monde chrétien. Bornons-nous à égrener la litanie de leurs conquêtes : la Syrie (636), la Palestine dont Jérusalem (638), l’Egypte (642), la Cyrénaïque et la Tripolitaine (648). L’Afrique du Nord aux 350 diocèses (contre 70 en Gaule à la même époque), l’Afrique du Nord de saint Cyprien, saint Augustin et Tertullien, est attaquée dès 649, mais ne tombe définitivement qu’en 711, au terme de huit campagnes militaires. Puis ce sont l’Espagne (714), la Provence (719), la Bourgogne (ravagée en 725, avec la destruction de nombreuses abbayes et le pillage de villes comme Sens, Langres, Autun), jusqu’au coup d’arrêt porté par Charles Martel à Poitiers (732).
Lorsque la grande abbaye de Cluny, la « troisième Rome », fut fondée en 909 en Bourgogne, elle constituait le point le plus méridional de l’Hexagone où l’on pouvait se sentir à peu près à l’abri des incursions musulmanes. Ceux-ci, après Poitiers, restaient solidement implantés en Provence, autour de leur citadelle de la Garde-Freinet, dans ce massif des Maures à qui ils ont donné leur nom, s’y livrant à des pillages, des destructions d’églises et de monastères, l’enlèvement à grande échelle de personnes destinées à l’esclavage. Les activités esclavagistes musulmanes au détriment des populations chrétiennes d’Europe ont d’ailleurs largement dépassé le cadre provençal pour s’étendre à l’ensemble du bassin méditerranéen, dès le début du IXe siècle[3]. Les musulmans allèrent jusqu’à enlever contre rançon l’abbé Maïeul de Cluny, en 972, près d’Orcières-Merlette, alors que celui-ci se rendait à Rome. Cet enlèvement choqua vivement et donna le signal d’un soulèvement général de la Provence, derrière le comte Guillaume « le Libérateur », contre les occupants qui en furent définitivement chassés en 990. A peu près au même moment (997), les armées d’Al-Mansur (« le Victorieux ») prenaient et pillaient Saint-Jacques-de-Compostelle, ce général ne menant pas moins de 57 expéditions contre les chrétiens en Espagne. Un article, un livre, une encyclopédie ne suffisent pas à rendre compte des innombrables agressions perpétrées du VIIIe au XIe siècle par les musulmans contre les terres chrétiennes. Attaque de Rome (846), prise des Baléares (902), de la Sicile (830) et de la Crète (827)… A l’Est, l’empire byzantin cédait régulièrement du terrain, jusqu’à la défaite décisive de Mantzikert (1071) qui ouvrit aux musulmans les portes de l’Anatolie. Il est fastidieux de se remémorer un passé que nous avons pour notre part oublié, mais l’enjeu de la mémoire, on va le voir, est essentiel.
La deuxième moitié du XIe siècle a marqué un tournant dans le rapport de forces entre chrétiens et musulmans, puisque la Reconquista en Espagne a connu ses premiers succès décisifs (prise de Tolède en 1085), et que la Première Croisade s’est emparée de Jérusalem en 1099, permettant la constitution de plusieurs petits Etats chrétiens autour des Lieux Saints. C’est à cette occasion que la notion de « guerre sainte » a fait son apparition dans le vocabulaire pontifical. Il aura donc fallu onze siècles aux chrétiens pour adopter une notion qui existait dès l’origine en islam : curieux paradoxe que d’avoir fait des Croisades le paradigme de la violence religieuse ! Encore cette violence est-elle limitée au catholicisme romain : les Orthodoxes ne l’admirent jamais, et l’on devine l’état d’infériorité morale de soldats chrétiens persuadés de mourir en état de péché mortel, confrontés à des guerriers certains de monter directement au paradis d’Allah[4]. On connaît le résultat final des croisades : moins d’un siècle après avoir repris possession de Jérusalem, berceau de leur religion, les Chrétiens en étaient définitivement chassés (1183), moins de deux siècles après, leur dernière possession en Orient, Saint-Jean-d’Acre, tombait à son tour (1291). La Reconquista espagnole, « de sinistre mémoire » a-t-on un jour entendu sur France-Inter, a connu plus de succès, s’achevant avec la reprise de Grenade, en 1492.
Mais la reconquête chrétienne en Occident, qui ne dépassa pas Gibraltar alors même que l’Afrique du Nord n’était devenue musulmane que trois ans avant l’Espagne, est contemporaine d’un nouvelle et fulgurante progression militaire de l’islam, au détriment, cette fois, de la chrétienté orthodoxe. Les Turcs islamisés, qui ont pris le relais des Arabes, s’emparent de la Bulgarie, de la Serbie et de la Valachie entre 1389 et 1396. Constantinople, capitale millénaire du premier empire chrétien, est définitivement prise et pillée en 1453, la Grèce conquise en 1456, la Hongrie en 1526, Vienne assiégée une première fois en 1529, une seconde fois en 1683. Parlant de ces deux sièges, notre conférencier musulman de la Faculté catholique de Lyon utilisa l’expression d’ « épisode glorieux » pour l’islam. Il est frappant de constater qu’au plus fort de son expansion militaire l’islam n’a jamais pu occuper un pays catholique romain : le Moyen-Orient, l’Egypte, l’Afrique du Nord, l’Espagne étaient, avant la conquête arabe, minées par les schismes et les hérésies (notamment l’arianisme et le monophysisme, mais aussi le donatisme en Afrique) ; la défaite décisive de Byzance face aux Turcs à Mantzikert (1071) a suivi de très peu le schisme de 1054, et après elle c’est une très large partie du monde orthodoxe qui a succombé. Les coups d’arrêt aux deux vagues d’expansion islamique ont été portés par les premières puissances catholiques romaines, la France, l’Autriche aidée par la Pologne, que l’islam a trouvées sur son chemin.
Après la « gloire » vint le reflux, l’Empire ottoman, croulant sous son propre poids, étant devenu l’ « homme malade de l’Europe » ; c’est dans ce cadre que s’inscrivent les éphémères colonisations occidentales, telles celle de ce qui deviendra l’Algérie mais n’est encore que la Régence d’Alger, protectorat turc (1830) ainsi que la libération de la Serbie (1829) et de la Grèce (1830),. Les reconquêtes chrétiennes se poursuivent jusqu’en 1913 dans les Balkans (Bosnie-Herzégovine). En 1919 l’Empire ottoman, allié des Empires centraux, est démantelé, mais les vainqueurs ne poussent pas le sens du symbole jusqu’à lui arracher Constantinople. En 1947, enfin, l’Etat d’Israël est créé. Au terme de quatorze siècles d’affrontements, le « solde net » est clairement favorable à l’islam, qui a définitivement conservé le Moyen-Orient moins Israël, l’Egypte et la Libye, le Maghreb, et la Turquie, soit la totalité des rives méridionale et orientale de la Méditerranée. On est ébahi par la continuité de l’effort de conquête entrepris par l’islam en 633 : mille ans séparent, je le répète, les deux pointes extrêmes de son avancée.
Statut des chrétiens en terre d'islam et des musulmans en terre chrétienne
Les chrétiens en terre d’islam dans l’histoire
Comparons maintenant la manière dont sont traités les chrétiens en terre d’islam et le sort des musulmans en pays de culture chrétienne. Le discours ambiant est toujours le même : l’intolérance chrétienne contrasterait avec la tradition de tolérance musulmane, symbolisée par Al-Andalus.
Or rien dans l’histoire des minorités religieuses (dhimmis, littéralement « protégés »), notamment chrétiennes, en terre d’islam ne peut venir accréditer la thèse d’une quelconque bienveillance. Bien au contraire, selon l’universitaire britannique d’origine égyptienne Bat Ye’Or, spécialiste de la question, « le mépris de la personne humaine et son infériorisation érigée en un principe théologique et politique, constituent un aspect majeur de la civilisation de la dhimmitude »[5]. Car « les mesures d’humiliation furent toujours appliquées aux dhimmis dans l’ensemble du Dar-al islam. Les périodes d’allégement constituent des situations exceptionnelles, temporaires, résultant de conjonctures éphémères et accidentelles »[6]. On ne saurait être plus clair. Port de signes distinctifs, quartiers réservés, obligation de manifester devant les musulmans une attitude de soumission, interdiction de se défendre même en cas d’agression, interdiction de construire de nouvelles églises…, la liste des discriminations juridiques imposées par l’islam aux non musulmans est longue.
Il s’agit bien d’une discrimination juridique, fondée dès le VIIIe siècle par le « Pacte d’Omar ». Elle s’appuie sur un verset du Coran, le 1er de la Sourate IX (qui s’intitule précisément « l’immunité ») : « une immunité est accordée par Dieu et son prophète aux polythéistes avec lesquels vous avez conclu un Pacte ». Précisons ces termes. Tout d’abord le Coran entend par « polythéistes » tous ceux qui adorent plusieurs dieux, donc les idolâtres, mais aussi les chrétiens, supposés en adorer trois (Dieu, Jésus et… Marie). Si une « immunité » leur est accordée, c’est parce qu’en ce qui les concerne la règle est très simple (nous y reviendrons) : le devoir du « fidèle » est de les tuer partout où il les rencontre. Donc lorsque l’islam parle de « protection » (dhimmitude), il ne s’agit pas d’une protection des « infidèles » contre une menace extérieure, mais contre l’islam lui-même qui crée en leur faveur une situation d’exception, arbitrairement révocable à tout moment (les Arméniens en savent quelque chose), et en outre soumise à deux conditions : payer un impôt et s’humilier publiquement, conditions qui se fondent encore sur le Coran (verset 29 de la sourate IX : « combattez les Gens du Livre jusqu’à ce qu’ils payent le tribut après s’être humiliés »). On voit que l’immunité ne concerne pas tous les « polythéistes », mais seulement parmi eux « les gens du Livre », c’est-à-dire les chrétiens. Les autres ne bénéficient en théorie d’aucune immunité, et l’obligation de les tuer ne connaît pas d’exception.
La dhimmitude, a noté l’islamologue anglais Bernard Lewis, est « une forme de servage ». Combinée avec la théorie du « détournement d’héritage », dont nous parlerons un peu plus loin, elle a conduit les guerriers l’islam à occuper des terres « infidèles » pour littéralement y « vivre sur la bête » (« le Butin » est le titre de la VIIIe sourate du Coran). On a ainsi pu dire que l’islam « sacralisait la razzia bédouine », ce que le grand historien arabe Ibn Khaldoûn, « dernière grande lumière de l’islam » selon Mohamed Arkoun, résumait ainsi dans ses Prolégomènes :
« Si, par la conquête d’une province (…) ils se sont mis en état d’assouvir leur rapacité, ils méprisent tous les règlements qui servent à protéger les propriétés et les richesses des habitants. Sous leur domination la ruine envahit tout. Ils imposent aux gens de métiers et aux artisans des corvées pour lesquels ils ne jugent pas convenable d’offrir une rétribution. Or l’exercice des arts et des métiers est la véritable source des richesses. (…) L’ordre établi se dérange et la civilisation recule. (…) (Les musulmans) s’occupent à pressurer les races conquises et à les tyranniser. Cela suffit pour ruiner la civilisation. (…) De nos jours, la Syrie est ruinée, l’Afrique et le Maghreb souffrent encore des dévastations commises par les Arabes. (…) Pendant trois siècles et demi, ils ont continué à s’acharner sur ces pays : aussi la dévastation et la solitude y règnent encore » (dans le chapitre intitulé « Tout pays conquis par les Arabes est bientôt ruiné »).
On entend aussi de manière très récurrente l’idée que l’attitude des chrétiens vis-à-vis des musulmans dans les régions reconquises aurait, par son intolérance, contrasté avec l’esprit de tolérance de tous temps manifesté par l’islam, qui aurait culminé dans l’Espagne andalouse. Qu’en est-il exactement ?
La vulgate est connue : Al-Andalus aurait été un modèle de cohabitation pacifique entre les trois « religions abrahamiques », éden islamique auquel la Reconquista, par sa brutalité fanatique, jusqu’alors ignorée de cette terre, aurait brutalement mis fin. C’est une légende. Le livre, un des plus récents (2000) et des plus autorisés, que le professeur Pierre Guichard a consacré l’Andalousie musulmane[7], ne dit pas un mot de cette prétendue tolérance, bien au contraire. Pour lui, que l’on ne peut suspecter de « christianophilie » ni d’ « islamophobie »[8], « on n’est pas obligé de respecter le tabou » et « l’avenir ne peut s’édifier sur des équivoques et sur des mythes »[9]. Les Chrétiens avaient pratiquement disparu de l’Espagne musulmane dès le XIIe siècle, victimes des persécutions et des conversions forcées[10].
Les chrétiens en terre d'islam aujourd'hui
Qu’en est-il, aujourd’hui, des chrétiens en terre d’islam ?
Et tout d’abord qu’en reste-t-il ? Ils ont été naguère exterminés de Turquie, où ils représentaient 1/3 de la population au début du XXe siècle, 0,3 % aujourd’hui, qui font l’objet d’un regain d’hostilité se manifestant par de nombreuses agressions de prêtres. Ils ont fait, dans les années 1990, l’objet d’un véritable génocide silencieux au Soudan (deux millions de morts dans l’indifférence d’une opinion internationale si prompte à se mobiliser pour le Darfour musulman). Ils sont persécutés dans les Etats du Nord du Nigéria, au Pakistan, en Indonésie, en Palestine et ailleurs[11]. Au Liban, la totalité (à l’exception notable de Rafic Hariri) des personnes visées par les attentats des derniers mois sont chrétiennes. De fait, les chrétiens ne sont en sécurité dans aucun des Etats musulmans – et l’on a vu qu’ils s’agit le plus souvent d’anciennes régions chrétiennes – où ils subsistent encore.
Attardons-nous quelques instants sur le cas de l’Egypte. Les faits qui suivent n’ont pas été relevés dans la presse, qui ne les mentionne jamais, et je prie par avance le lecteur d’excuser leur énumération au moins aussi fastidieuse que celle des conquêtes islamiques au détriment des chrétiens au cours des siècles. On peut les classer sous différentes rubriques. Les meurtres de chrétiens, tout d’abord, nombreux et régulièrement impunis. Le cas récent le plus dramatique est certainement le pogrom qui a eu lieu le 3 janvier 2000 à El Kosheh en Haute Egypte, faisant plusieurs dizaines de morts, tous chrétiens ; aucun des assassins n’a été condamné en première instance et en appel, la seule personne emprisonnée étant le prêtre de la paroisse accusé d’avoir blasphémé le Coran au cours des évènements[12]. Ce crime emblématique par son ampleur et sa froide absence de sanction n’épuise pas le chapitre des meurtres de chrétiens en Egypte : assassinat par un jeune islamiste, le 19 octobre 2005, de sœur Sara, qui a créé un orphelinat à Alexandrie, agression, un mois plus tôt, de trois étudiantes chrétiennes également poignardées dans l’enceinte de la faculté de médecine de Minia, en Moyenne Egypte, ou encore l’attaque, toujours au couteau, des paroissiens de plusieurs églises d’Alexandrie en pleine messe de Pâques. La liste est infiniment plus longue et le souci de ne pas plonger le lecteur dans la désespérance m’incite à l’arrêter là.
Une autre catégorie d’attentats repose sur la règle selon laquelle les dhimmis ne sont pas autorisés, sauf dérogations très exceptionnellement accordées, à réparer leurs bâtiments religieux, encore moins à en construire de nouveaux[13]. C’est en vertu de ce principe que le 19 août 2003, le célèbre monastère Saint-Antoine du Sinaï est attaqué par l’armée pour avoir sans autorisation reconstruit son mur d’enceinte, l’opération n’étant interrompue que par l’arrivée de nombreux touristes qui prennent des photos. Le 5 janvier 2004, l’hôpital Saint-Jean-de-Patmos est pris d’assaut par 600 soldats qui rasent son mur d’enceinte : des coptes périssent écrasés par les véhicules de l’armée. En mai 2004, le prêtre de l’église Saint-Ménas de Taha, accusé d’avoir sans autorisation fait consolider le mur de son église, est enfermé par la police dans une voiture avec les quatre paroissiens accusés de l’avoir aidé, la voiture est précipitée dans le Nil et les cinq hommes meurent noyés. Ces quelques faits qui malheureusement sont là encore fort loin d’épuiser le sujet.
Autre question récurrente, les mariages forcés de jeunes filles chrétiennes à des musulmans. On a assisté ces dernières années à une vague sans précédent d’enlèvement de jeunes filles chrétiennes, mariées de force à des musulmans, à l’autre bout du pays, souvent avec l’aide de la police, qui est allée jusqu’à tenter d’infliger ce traitement à la femme d’un prêtre, avec la complicité des voisins de la famille !
Les conversions de musulmans au christianisme sont, en Egypte comme partout en terre d’islam, interdites et sévèrement réprimées. L’apostasie est, pour l’islam, un crime puni de mort. Les « apostats » ne sont certes pas, en Egypte, condamnés à mort, mais poursuivis devant la justice et condamnés à des peines de prison. Une rafle contre des musulmans convertis au christianisme a en octobre 2005 conduit à la mort de l’un d’eux sous la torture.
Enfin on se souvient que le 21 octobre 2005, 10.000 manifestants assiégeaient l’église Saint-Georges à Alexandrie, la brûlant tandis que sept autres églises de la ville étaient saccagées. La cause de ces émeutes : une vidéo d’amateur, filmée deux ans plus tôt dans le cadre du patronage paroissial. Elle illustrait par une petite saynète les persécutions dont sont victimes les chrétiens d’ Egypte, et tomba mystérieusement entre les mains des médias qui accusèrent les paroissiens d’avoir insulté l’islam.
Arrêtons là, pour ne pas lasser le lecteur, une énumération qui ne pourra de toutes façons jamais rendre compte de ce que vivent les chrétiens d’Egypte. L’hebdomadaire France Catholique titrait il y a peu sur cette question : « a-t-on encore le droit d’être chrétien en Egypte » ? Le cas de l’Egypte n’est pas isolé : les chrétiens sont aujourd’hui, en terre d’islam, victimes de persécutions plus ou moins officielles mais toujours bien réelles, partout où ils subsistent.
Encore les Coptes ont-ils la chance de ne pas avoir fait l’objet d’une politique d’extermination à grande échelle.
Les musulmans en terre chrétienne aujourd'hui
Les pays chrétiens n’exercent très généralement aucune discrimination juridique fondée sur la religion. Les musulmans y bénéficient donc exactement des mêmes droits que les adeptes d’autres religions. Des discriminations de fait existent sans doute, ponctuellement, elles sont infiniment regrettables car contraires aux valeurs chrétiennes qui fondent nos démocraties, elles doivent être et sont combattues (qu’on pense, pour la France, à une institution comme la Halde). Des associations veillent là-dessus avec un soin scrupuleux.
Pourtant, le discours d’une « discrimination » générale dont seraient victimes, dans nos pays chrétiens, les personnes de confession musulmane, est lancinant. Tout est bon pour alimenter cette rhétorique victimiste. Ainsi le fait que les logements sociaux soient attribués indépendamment de tout critère religieux, et que donc les personnes de confession musulmane en bénéficient très largement, est interprété par beaucoup comme une volonté délibérée de créer des « ghettos » musulmans. Bien sûr là encore on justifie la violence comme légitime défense.
Dans de nombreux pays de tradition chrétienne, des groupes musulmans exigent avec assurance l’application de la sharia. En France, les élus locaux sont en permanence confrontés à des revendications : viande hallal dans les cantines, horaires séparés dans les piscines, etc… Elles sont souvent considérées avec bienveillance. Quel contraste avec le sort des chrétiens en terre d’islam ! Pourtant la logique à l’œuvre est bien la même : gagner du terrain jusqu’à l’occuper tout entier, jusqu’à l’éradication de l’Autre. J’entendais récemment sur les ondes le témoignage éclairant d’un jeune homme pour qui sa religion ne saurait se contenter de l’égalité : elle se battra jusqu’à obtenir la domination, parce que telle serait sa vocation[14].
Et l’on peut utilement méditer sur un petit extrait d’un texte de rap (une chanson du groupe Lunatic, intitulée « Temps mort »), disponible sur internet, où je l’ai trouvé sans peine, parmi des dizaines de la même inspiration :
« Allah, à toi seul l’homme doit toute son adoration, les vrais le savent, on n’a pas oublié, l’or que le pape porte au cou est celui qui nous a été pillé. Moi j’suis d’humeur palestinienne. Qui veut la paix prépare la guerre, j’te l’rappelle, vote pour emmener les porcs à la morgue, brûler leur sperme en échantillons, souder leurs chattes (…). Quand j’vois la France les jambes écartées, j’l’encule sans huile. Z’ont dévalisé l’Afrique, j’vais piller la France. Attends toi à bouffer du calibre ».
Ce qui frappe dans ce texte, outre sa violence extrême contre la France, les Français et les Chrétiens en général, c’est qu’il condense en quelques lignes nombre des thèmes que je de développe dans cet article : le droit et le devoir pour les adorateurs d’Allah, les « vrais », de conquérir et piller une terre chrétienne (« j’vais piller la France »), de massacrer ses habitants (« emmener les porcs à la morgue ») et de les éliminer à tout jamais (« brûler leur sperme » et « souder leurs chattes ») pour venger ce qu’ « on n’a pas oublié », sous entendu tous les « crimes » reprochés à l’Occident, des Croisades à l’occupation de la Palestine par Israël, en passant par la colonisation et, plus généralement, un supposé pillage global du monde musulman par les chrétiens (« l’or que le pape porte autour du cou est celui qui nous a été pillé »).
Je le répète encore : ce ne sont pas les hommes qui sont en cause, mais une idéologie dont certains d’eux sont les instruments, à des degrés divers. Le légitime souci de ne pas blesser des personnes ne doit cependant pas conduire à de pas démonter le mécanisme de cette idéologie.
Chez nous, la discrimination religieuse n’est jamais, contrairement à la tradition islamique, de droit. Mais face aux plaintes des musulmans, des questions peuvent être opposées : pourquoi la seule religion « discriminée » serait-elle l’islam ? La susceptibilité exacerbée de l’islam ne serait-elle pas le fruit de la certitude que c’est à lui, partout et toujours, d’être le maître ?
Bilan provisoire : la perception de l'islam par lui-même
Le panorama millénaire des conflits entre chrétiens et musulmans devrait conduire ces derniers à relativiser leur sentiment d’avoir été toujours nos victimes. Pourtant l’écrivain libanais Amin Maalouf , candidat à l’Académie française, n’hésite pas à écrire que « le sac de Jérusalem (en 1099) est le point de départ d’une hostilité millénaire entre l’Islam et l’Occident »[15]. « Il est (pour lui) clair que l’Orient arabe voit toujours dans l’Occident un ennemi naturel. Contre lui, tout acte hostile, qu’il soit politique, militaire ou pétrolier, n’est que revanche légitime. Et l’on ne peut douter que la cassure entre ces deux mondes date des croisades, ressenties par les Arabes, aujourd’hui encore, comme un viol ». Propos repris presque mot pour mot – ce qui montre combien le stéréotype est bien ancré dans les esprits – par Hakim el-Ghissassi, directeur de la rédaction du journal Médina, édité en France : « La Croisade est un traumatisme à l’image d’un viol à la suite duquel le monde occidental reste perçu comme une menace. “ Djihad ” est le terme utilisé pour chasser les croisés de Jérusalem et de la terre d’islam. Il renvoie donc essentiellement à une notion défensive ! »[16]. L’islam aurait donc soif de « revanche ».
Ceci permet de perpétrer des génocides en toute tranquillité d’âme, comme en témoigne ce stupéfiant propos du général soudanais al-Béchir devant le pape Jean-Paul II le 10 février 1993, à Khartoum : « pour les Musulmans la volonté d’imposer leurs croyances et leurs valeurs à d’autres est tout simplement impensable et inadmissible ; l’attitude des Musulmans envers les non-Musulmans n’est pas seulement celle de la tolérance, c’est aussi un acte d’amour »[17]. Ou encore ce musulman interrogé à Trabzon à la sortie de la mosquée, juste après le meurtre du père Santoro : « il n’est pas bien de comparer les Arméniens et les Palestiniens, parce que les Palestiniens, eux, sont innocents ».
L’observateur vigilant et de bonne foi ne peut qu’être ébahi par l’abîme séparant le discours de l’islam, qui se perçoit, sans doute sincèrement, comme une religion d’amour et de tolérance sans cesse et injustement agressée, et la réalité, soit quatorze siècles de violence armée ininterrompue et une persécution impitoyable et générale des chrétiens partout où il est majoritaire. Jusqu’à leur disparition complète. On est dès lors amené à se demander ce qui peut expliquer un tel décalage, et à se tourner pour cela vers le Coran.
Pourquoi ce décalage entre l'histoire réelle et ce qu'on en retient ?
Qui ne s’est personnellement trouvé confronté à des discours affirmant péremptoirement que jamais le Coran n’avait appelé à tuer quiconque ? Nous autres, chrétiens, aimons toujours mieux – et c’est bien ainsi – mettre l’accent sur les aspects positifs, aussi sommes-nous enclins à mettre en avant les nombreux versets du Coran qui appellent à la paix. Ainsi a-t-on récemment pu lire dans La Croix que le verset 32 de la sourate V (« celui qui a tué un homme qui lui-même n’a pas tué, ou qui n’a pas commis de violence sur la terre, est considéré comme s’il avait tué tous les hommes ; et celui qui sauve un seul homme est considéré comme s’il avait tué tous les hommes »), si souvent mis en avant pour donner de l’islam une image pacifique, en était « le plus central ». Ce serait bien sûr très beau si c’était vrai, mais ce ne l’est pas.
Ce livre comporte de très nombreux versets d’un contenu très brutal mais précis, pouvant difficilement souffrir d’autre interprétation, et depuis longtemps et encore à l’heure actuelle, bien plus centraux que le précédent.
La guerre est-elle inscrite dans le Coran ?
« Tuez-les partout où vous les trouverez »
Coran IV, 89 ; IX, 5
La guerre aux « infidèles », notamment aux chrétiens, est bel et bien inscrite de manière parfaitement explicite dans le Coran. La IXe sourate, notamment, constitue un lancinant appel à la guerre. « Tuez les associateurs, partout où vous les trouverez, capturez-les, assiégez-les, dressez-leur des embuscades » (verset 5). Rappelons que le Coran considère que les chrétiens sont des associateurs. « Combattez-les ! Dieu les châtiera par vos mains, il les couvrira d’opprobres, il vous donnera la victoire » (verset 14). « Combattez les associateurs totalement » (verset 36). « Légers ou lourds, élancez-vous au combat, luttez avec vos biens et vos personnes » (verset 41). « Ceux qui croient en Dieu et au Jour dernier ne te demandent pas de dispense quand il s’agit de combattre avec leurs biens et leurs personnes » (verset 44). « Nous attendons pour vous que Dieu vous frappe d’un châtiment venu de lui ou infligé par nos mains » (verset 52). « Combats les hypocrites et les incrédules, sois dur avec eux ! » (verset 73). « Ne prie jamais pour l’un d’eux quand il est mort, ne t’arrête pas devant sa tombe » (verset 84). « Les croyants combattent dans le chemin de Dieu : ils tuent et ils sont tués » (verset 111). « Combattez les incrédules qui sont près de vous. Qu’ils vous trouvent durs » (verset 123).
Et comme s’il craignait que l’ardeur belliqueuse des fidèles ne vienne à tiédir, le Livre les menace explicitement : « Si vous ne vous lancez pas au combat, Dieu vous châtiera d’un châtiment douloureux » (verset 39).
Cette liste, n’épuise pas, loin s’en faut, la violence contenue dans le Coran. On a bien sûr soutenu que le « Jihâd » ou guerre contre les autres était secondaire par rapport au « grand Jihâd » ou effort contre soi-même, mais ce n’est pas le même mot en arabe : c’est « Ijtihad ». Tant mieux si quelques écoles mystiques ont développé ce genre de concepts. Le problème d’un tel discours est que les mots du Coran ne peuvent pas être compris dans un tel sens.
Comment choisir entre des injonctions contradictoires ?
On soutient souvent, pour affirmer le caractère éminemment « pacifique » de l’islam, que le Coran contient des dispositions de nature très diverse et contradictoire, et que seules les plus pacifiques seraient à prendre en considération. Selon la légende, le Coran aurait été révélé à Mahomet sur vingt ans (613-633). Les versets « descendus du ciel » pendant la première période qu’on présente comme « mecquoise » seraient empreints d’une certaine bienveillance envers les juifs et les chrétiens, comme en témoignerait le verset 62 de la sourate II : « ceux qui croient, ceux qui pratiquent le judaïsme, ceux qui sont nazaréens (terme lu aujourd’hui comme signifiant chrétiens) ou çabéens, ceux qui croient en Dieu et au jour dernier, ceux qui font le bien, voilà ceux qui trouveront leur récompense auprès de leur Seigneur, ils n’éprouveront plus alors aucune crainte, ils ne seront pas affligés ». Ou encore le verset 46 de la sourate XXIX : « ne disputez pas avec les gens du Livre sinon de façon excellente ». On raconte que les relations se seraient tendues ensuite avec Mahomet, qui aurait du fuir à Médine avec ses disciples (622). Il se serait mué alors en chef de guerre et, passant de la persuasion à la manière forte, aurait exterminé par exemple à Médine les communautés juives. Mais cette présentation sert-elle à autre chose qu’à expliquer des différences de tonalité mineures entre diverses sourates, parfois très peu compréhensible d’ailleurs ? On a fait ainsi de la sourate IX la dernière que Mahomet ait « reçue », peu avant sa mort, et appelée aussi « sourate de la sortie d’Arabie », parce qu’elle est présentée comme le prototype des enseignements menant les Arabes à la conquête du monde.
Les chrétiens, comme les musulmans soucieux de convaincre du caractère pacifique et tolérant de leur religion, choisissent généralement d’en citer les versets les plus bénins, comme si ces derniers seuls faisaient foi. Ils ignorent, ou font mine d’ignorer, une règle qui s’est rapidement imposée en islam pour faire le tri entre des injonctions effectivement souvent contradictoires : les dispositions présentées comme les plus récentes annulent les plus anciennes quand elles se contredisent. C’est le principe bien connu de « l’abrogation », qui est tiré d’un verset coranique. Dieu, dans sa pédagogie, aurait choisi de ne révéler que progressivement aux hommes certaines de ses volontés les plus dérangeantes, laissant à ces derniers le temps de s’y accoutumer. On cite généralement en exemple de ce principe le cas du vin, d’abord autorisé, puis déconseillé, interdit enfin. Si donc la IXe sourate – celle où les exhortations à la guerre sont les plus lancinantes – est la plus récente de toutes, c’est parce que Dieu aurait voulu accoutumer peu à peu les fidèles à l’idée de la guerre totale et mondiale. Mais il faut bien alors admettre qu’elle a autorité sur toutes les autres, quand elle les contredit. « Surfant » récemment sur un site islamiste francophone, c’est bien ce genre d’arguments que j’ai trouvés dans les débats, les versets « modérés » du Coran, que certains citent à l’appui de propositions de cohabitation pacifique avec les « infidèles », étant balayés avec autorité au nom de la primauté des versets les plus guerriers.
Le Coran doit-il être pris au pied de la lettre ?
On entend aussi fréquemment l’idée que le Coran ne doit « bien sûr » pas être pris au pied de la lettre, mais, au contraire, interprété. Cela nous rassurerait, évidemment, mais la règle est pourtant, depuis le IXe siècle, qu’il doit faire l’objet d’une lecture littérale. Le débat a bel et bien eu lieu en islam, lorsqu’un courant de pensée, le mu’tazilisme, soutint que le Coran, s’il était créé, pouvait dès lors être interprété avec les outils du discernement humain. Le calife Al-Mutawakil prit définitivement parti contre ces thèses en 848 ap. J.-C., en reprenant celles des hanbalites (disciples de Ibn Hanbal) selon lesquelles le Coran, parce qu’incréé, ne pouvait être qu’appliqué[18]. Il déclara « fermées les portes de l’Ijtihad » (effort sur soi ou, ici, interprétation). La raison humaine ne saurait dès lors être opposée à la force d’une loi qui vient de Dieu seul : l’islam nie donc catégoriquement qu’il puisse y avoir des droits « naturels ». La conscience est aussi écartée du débat : « il se peut que soit noble pour la loi (de Dieu) quelque chose dont ce qui lui est semblable et équivalent est vil pour l’ensemble des jugements des attributs de l’âme », écrivait le juriste Juwaynî. Mieux encore, les commandements les plus incompréhensibles à l’homme sont les plus efficaces, car ils soumettent pleinement celui-ci à la loi divine (islam signifie « soumission »), sans qu’il puisse y opposer son jugement car alors « il associerait au divin Législateur une autre source de droit : il (serait) donc objectivement associationiste ». Si l’on combine ce principe avec le précédent (la primauté de la sourate la plus belliqueuse), on en arrive à l’obligation imposée au fidèle par l’islam de faire la guerre aux « infidèles », de les tuer, de les humilier sans pouvoir faire usage de sa conscience. L’islam ne nie pas que ces actes puissent être humainement difficiles à accomplir, voire qu’ils puissent personnellement répugner à ceux à qui ils incombent, mais c’est justement ce qui fait toute leur valeur : ils constituent un test de la capacité à obéir aveuglément à la prescription divine.
La « réouverture des portes de « l’Ijtihad » est aujourd’hui souhaitée par de très nombreux intellectuels musulmans. Le problème auquel ils se heurtent est que le califat, autorité politique et religieuse centrale de l’islam, a été supprimé par l’invasion mongole en 1258. Le sultanat ottoman, qui lui a succédé, n’a jamais eu la même autorité religieuse, le sultan turc n’ayant bien sûr jamais pu invoquer une quelconque filiation par rapport au Prophète, et il a lui-même été supprimé par Mustafa Kemal au lendemain de la Première Guerre mondiale. Il n’existe donc plus au sein de l’islam d’autorité assez incontestée pour imposer quelque réforme que ce soit. Le problème est en outre aggravé par l’influence décisive de la dynastie des Séoud, depuis les années 1930, sur l’islam mondial : gardienne des Lieux Saints, bénéficiaire des énormes dividendes pétroliers, elle impose partout, grâce à ses dollars, une lecture particulièrement rigoureuse et fondamentaliste du Coran. Les Séoud appartiennent en effet au courant wahhabite, version aggravée du hanbalisme, apparue en Arabie à la fin du XVIIIe siècle. Aujourd’hui donc le fondamentalisme, cette « maladie de l’islam » (Abdelwahab Meddeb)[19], est plus que jamais l’orthodoxie de l’islam, comme le prouve, par exemple, la large victoire en France de l’UOIF aux élections des Conseils Régionaux du Culte Musulman.
Pourquoi cette négation de la réalité historique ?
L'islam se perçoit comme victime et non comme agresseur
« Croire en l’hostilité des infidèles est un acte de foi »
Oussama Ben Laden
Une fois établi que, malgré tous les discours niant l’évidence des faits, l’un des impératifs catégoriques de l’islam est bien la guerre menée contre les « infidèles », il faut essayer de comprendre ce qui justifie une telle violence. Là encore, on est confronté à un discours gêné de la part des intellectuels modérés, qui affirment avec assurance que la guerre n’est autorisée dans l’islam qu’en cas de « légitime défense ». Et de citer, par exemple, les Croisades comme un cas typique d’agression injustifiée légitimant, en réaction, le recours à la violence. La réalité est bien plus complexe, ou bien plus simple, comme on va le voir. L’« infidèle » mérite pour bien des raisons qu’on lui fasse la guerre, et l’islam, quoi qu’il arrive, est toujours en situation de « légitime défense ».
Pourquoi l’islam se perçoit-il comme victime et non comme agresseur ?
Le Coran, notamment dans la sourate IX qui, rappelons-le, a autorité sur toutes les autres, est très clair : « Les infidèles ne sont que souillure » (IX, 28). L’ayatollah Khomeini, fondateur de la République islamique d’Iran, l’exprimait ainsi : « Onze choses sont impures : l’urine, l’excrément, le sperme, les ossements, le sang, le chien, le porc, l’homme et la femme non musulmans, le vin, la bière, la sueur du chameau mangeur d’ordures »[20]. Le devoir des « fidèles » est de punir les « infidèles », d’être en ce monde l’instrument de la punition divine : « Combattez-les ! Dieu les châtiera par vos mains, il les couvrira d’opprobres, il vous donnera la victoire » (IX, 14). Il faut être pour eux un avant-goût sur terre de l’enfer qui les attend dans l’Au-Delà : « Ô prophète, combats les incrédules et les hypocrites ; sois dur envers eux ! Leur refuge sera la géhenne, quelle détestable fin ! » (IX, 73) ; « Il n’appartient ni au Prophète, ni aux croyants, d’implorer le pardon de Dieu pour les polythéistes, fussent-ils leurs proches, alors qu’ils savent que ces gens là seront les hôtes de la fournaise » (IX, 113) ; « Détournez-vous d’eux, ils ne sont que souillure, leur refuge sera la Géhenne pour prix de ce qu’ils ont fait » (IX, 95) ; « Dieu les châtiera d’un châtiment douloureux, dans ce monde et dans l’autre, et ils ne trouveront sur terre ni ami, ni défenseur » (IX, 74). « Vote pour conduire les porcs à la morgue »… Il ne s’agit plus cette fois d’un verset coranique, mais du couplet de rap par lequel j’ai introduit mon propos. Quatorze siècles plus tard, le même impératif incantatoire, la même souillure à éradiquer par tous les moyens : nous.
Pourquoi tant de haine ? Le Coran justifie abondamment le devoir d’exécrer les « infidèles ». Aux chrétiens, il reproche d’avoir associé à Dieu un autre Dieu, d’où l’épithète « d’associateurs », parfois (mal) traduite par « polythéistes ». « Ceux qui disent : “Jésus est le Messie, fils de Marie”, sont impies » (V, 72). « Ceux qui disent : “Dieu est le troisième de trois sont impies” » (V, 73). « Ils ont dit : “le Miséricordieux s’est donné un fils !” Vous avancez-là une chose abominable ! Peu s’en faut que les cieux ne se fendent à cause de cette parole ; que la terre ne s’entrouvre et que les montagnes ne s’écroulent ! » (XIX, 88-89-90). Cette abomination-là ne concerne pourtant que la relation entre Dieu et les chrétiens, même si l’islam se doit d’être pour eux un avant-goût de l’enfer. Mais il est des reproches qui font écho à la façon dont les musulmans des origines ont perçu les chrétiens, et sans doute ceux d’aujourd’hui les perçoivent encore : orgueilleux (« ils ont dit : personne n’entrera au paradis s’il n’est juif ou chrétien » (II, 111) ; « les juifs et les chrétiens ont dit : nous sommes les fils préférés de Dieu » (V, 18)), endurcis (« nous avons endurci leur cœur » (V, 13)), divisés («Nous avons suscité entre eux l’hostilité et la haine jusqu’au jour de la résurrection » (V, 14)), aimant l’argent (IX, 85). Et par dessus tout incrédules aux signes de Dieu (« ô gens du livre, pourquoi ne croyez vous pas aux signes de Dieu ? » (III, 98). « Seuls les infidèles discutent les signes de Dieu » (XL, 4)). Bien tièdes aussi dans leur annonce de la Bonne Nouvelle (« plusieurs d’entre eux cachent la vérité, bien qu’ils la connaissent » (II, 146) ; « ô gens du livre, pourquoi dissimulez-vous la vérité sous le mensonge ? » (III, 71) ; « les infidèles profèrent des mensonges contre Dieu, alors qu’ils savent » (III, 75)) et dans l’amour qu’ils portent à leurs frères (« vous les aimez et ils ne vous aiment pas et vous croyez dans le livre tout entier. Ils disent lorsqu’ils vous rencontrent : "nous croyons" et lorsqu’ils se retrouvent entre eux ils se mordent les doigts de rage contre vous » (III, 119)). Ce n’est donc pas tant, en définitive, d’être juifs aux ou chrétiens que l’islam reproche aux « infidèles », mais bien au contraire de ne l’être pas assez. Cette corruption intrinsèque des non-musulmans constituerait en elle-même une violence qui justifierait encore, et pour longtemps, une riposte armée islamique, comme en témoigne l’intervention du professeur Ibrahim Al-Khouli, de l’université Al-Azhar sur Al-Jazeera le 21 février 2006 :
« La doctrine du “choc des civilisations” n’a jamais cessé à travers les âges et ne cessera jamais. La question est : “qui a commencé ?” Notre Dieu dit : "Si Dieu n’avait pas demandé à certains hommes d’en repousser d’autres, la terre aurait été entièrement corrompue". Le but de ce conflit est de lutter vigoureusement contre la corruption sur terre, et de l’empêcher de revenir. Et qui sont les responsables de cette corruption ? Ce sont eux les agresseurs, et celui qui est agressé a le droit de se défendre par tous les moyens ».[21]
On a bien compris : pour l’éminent professeur de la grande université islamique égyptienne, s’exprimant sur une chaîne de télévision regardée par des millions de musulmans dans le monde, la simple existence des chrétiens intrinsèquement corrompus constitue depuis toujours pour les musulmans une agression contre laquelle Dieu leur aurait donné le droit de se défendre.
"Récupérer" ce qui appartient de droit aux musulmans
« Dieu n’a institué la propriété des infidèles qu’en vue de l’institution du butin pour les Musulmans » (Ibn Hazm, juriste andalou, XIe siècle). Cette sentence illustre la théorie du « détournement d’héritage », conçue par les juristes musulmans dès le VIIIe siècle. Pour eux, Dieu a donné tous les biens de la terre aux fidèles ; ce que possèdent les « infidèles » leur a donc été virtuellement volé, et ils sont en droit, sinon même en devoir, de le récupérer par la force. On pourrait parler à ce propos de « sacralisation de la razzia bédouine » si cette doctrine n’avait pas des origines évidemment religieuses et antérieures, étudiées ailleurs dans ce numéro. La sourate VIII tout entière s’intitule « le Butin », elle affirme notamment dès son premier verset que « le butin appartient à Dieu et à son prophète » (VIII, 1). Elle n’a pas dans l’Histoire fait l’objet d’une interprétation particulièrement métaphorique, puisque les plus riches cités chrétiennes se sont tour à tour vues conquises et pillées par l’islam : Alexandrie, Antioche, Carthage, Constantinople. Vienne, la capitale de l’Empire des Habsbourg, a subi deux assauts. L’historien arabe Ibn Khaldoun écrivait : « Par leur disposition naturelle, ils sont toujours prêts à enlever de force le bien d’autrui, à chercher les richesses les armes à la main et à piller sans mesure et sans retenue. Toutes les fois qu’ils jettent leur regard sur un beau troupeau, sur un objet d’ameublement, sur un ustensile quelconque, ils l’enlèvent de force. Sous leur domination, la ruine s’impose ». Récupérer son héritage… Aujourd’hui nos rappeurs chantent que « l’or que le pape porte autour du cou (leur) a été volé ».
Et toujours se défendre contre l'hostilité des "infidèles"
Le discours récurrent de l’islam pour justifier sa violence est qu’il agirait en état de légitime défense. Les intellectuels qui souhaitent donner de leur religion une image modérée insistent fortement sur ce point, qui sous l’apparente évidence appelle en fait beaucoup de questions. On est tout d’abord surpris que l’islam ait ainsi définitivement conquis une bonne moitié de l’espace chrétien d’origine en simple réponse à une « agression » chrétienne.
Plus profondément, les travaux du Père Edouard-Marie Gallez ont montré que le caractère « victimaire » du musulman provient de la conscience de sa mission et se comprend du fait de la dérive judéo-chrétienne où l’Islam s’enracine. C’est d’abord Jésus qui est l’innocente victime – ce qui est au cœur de la doctrine chrétienne – mais au sens où il n’a pas pu réaliser la mission de sauver le monde qui était la sienne, et que ses « vrais » disciples devraient réaliser à sa place. Même si cette dimension nazaréenne (et coranique) n’est plus comme telle présente à la conscience des musulmans, il en reste l’essentiel : le musulman est choisi par Dieu pour instaurer Son ordre et Son salut. Donc, s’il en est empêché, il est victime. En fait, l’existence même des non-musulmans constitue pour l’islam une agression contre laquelle les musulmans seraient en droit de se défendre[22].
Le discours islamique qui suit généralement chacune des violences majeures commises en son nom est suffisamment stéréotypé pour être décodé. Après quelques phrases embarrassées de condamnation de l’acte au nom du fait qu’il serait « évidemment » contraire aux préceptes de l’islam, s’ensuit une déclaration selon laquelle cette religion en serait en fait la principale victime. Le reste du monde, en effet, ne manquera pas d’en profiter pour procéder à un « amalgame » hâtif des modérés et des extrémistes et à la « stigmatisation » d’une religion « d’amour et de paix ». À peine un meurtre ou un attentat a-t-il été commis au nom de l’islam que ses autorités le justifient ex post par la condamnation excessive et déplacée qui va en être faite. Qu’on se souvienne de l’égorgement en pleine rue du cinéaste hollandais Théo Van Gogh : les autorités islamiques du pays ont bien sûr condamné le crime, mais aussitôt atténué cette condamnation par l’affirmation que le malheureux aurait, par l’un de ses films, « provoqué l’islam » (donc en quelque sorte mérité son sort), et protesté que l’islam serait la première victime de cet événement. A la date anniversaire des attentats du métro londonien, le quotidien La Croix titrait : « Un an après les attentats de Londres, les mosquées n’ont jamais été aussi pleines ». Et de décrire la « stigmatisation » dont se sentiraient victimes les musulmans britanniques à la suite de ces attentats, laquelle serait cause de la radicalisation d’un nombre de plus en plus grand d’entre eux. Un sondage réalisé dans la communauté musulmane britannique après les attentats donnait les résultats suivants : 10 % des personnes interrogées les approuvent, 25 % soutiennent la guerre sainte contre l’Occident, plus de 30 % préféreraient vivre sous la sharia (loi islamique), et près de 70 % estime que la lutte contre le terrorisme n’est que le prétexte d’une nouvelle croisade… Le même journal titrait encore : « Cinq ans après le Onze Septembre, les musulmans de France sentent le poids des regards ». Dans cet article, l’intellectuel Tarik Ramadan s’indignait de ce que ceux de ses coreligionnaires qui choisissent de manifester publiquement, par leur tenue, leur appartenance à l’islam fondamentaliste, soient l’objet de regards appuyés.
On cherche bien sûr à comprendre, et l’on ne peut alors que trouver particulièrement éclairante cette sentence d’Oussama Ben Laden : « croire en l’hostilité des infidèles est un acte de foi »[23]. L’agression des « infidèles » serait donc une donnée primordiale, « irréfragablement » présumée, intrinsèquement constitutive de la perception que le croyant doit avoir de ceux qui ne partagent pas sa foi. C’est le mouvement perpétuel de la violence : a priori suscitée par le devoir de croire absolument que les non-musulmans (et particulièrement les Juifs et les Chrétiens) cherchent à nuire à l’islam, elle génère chez ces derniers une réelle hostilité, qui justifie a posteriori de nouvelles violences. Comme le surrégénérateur Superphénix, l’islam nourrit son énergie de ses propres déchets. Là encore, les références coraniques sont avérées : « ce sont eux qui vous attaqués les premiers » (IX, 13) ; « vous les aimez, et ils ne vous aiment pas et vous croyez dans le Livre tout entier » (III, 119).
Cette certitude, fondatrice de son identité, qu’a l’islam d’être en butte à l’hostilité de tous, le conduit à rechercher toujours, anxieusement et fébrilement, ce qui pourra nourrir un discours victimiste légitimant sa violence. Il est frappant que les propositions de dialogue qui émanent du monde musulman comportent systématiquement une réserve qui les réduit de fait à néant : l’exigence préalable que l’interlocuteur reconnaisse une culpabilité de principe et/ou s’abstienne absolument de toute critique de l’islam. La déclaration remise à Benoît XVI par 138 théologiens musulmans est à cet égard caractéristique, qui soumet le dialogue à la cessation immédiate de toutes les violences chrétiennes vis-à-vis de l’islam : « En tant que musulmans, nous disons aux chrétiens que nous ne sommes pas contre eux et l’Islam n’est pas non plus contre eux – tant qu’ils ne déclarent pas la guerre aux musulmans à cause de leur religion, qu’ils ne les oppriment pas et qu’ils ne les expulsent pas de leurs foyers ». Sous-entendu : c’est ce qu’ils font et que ne font pas les musulmans. Je retrouve par hasard, en rédigeant cet article, une déclaration de Rachid Benzine dans La Croix, où le très modéré « chercheur en herméneutique coranique » affirme que le préalable à un travail critique sur le Coran en France serait « que cessent toutes ces "affaires", celle des caricatures, de Benoît XVI à Ratisbonne, et maintenant de cet enseignant en Philosophie (Robert Redeker) ». En résumé, tant que quelqu’un dans le monde, qu’il soit pape, ou simple journaliste ou professeur, tiendra des propos qui déplaisent à l’islam, celui-ci ne pourra nulle part entamer son travail de réforme. S’il faut, pour que l’islam consente à remettre en cause sa violence, que deux milliards de chrétiens se comportent tous comme des saints, on ne peut qu’être sceptique sur le résultat : il trouvera toujours de quoi justifier un discours victimiste légitimant à ses yeux sa violence. « Les musulmans sont sartriens sans le savoir » écrit le psychanalyste tunisien Hechmi Daoudi : « pour eux, l’enfer c’est toujours les autres »[24]…
En guise de conclusion provisoire
Il paraît donc difficile de nier que l’islam – et je fais bien encore une fois la distinction entre l’islam et les musulmans - a pour projet la domination complète du monde et l’éradication, par tous moyens, de ce qui n’est pas « lui ». C’est effectivement ce que demandent ses textes sacrés, dont il a construit au cours des siècles une interprétation excluant toute échappatoire à leurs injonctions les plus belliqueuses. Pour lui, l’impureté des « infidèles » est telle que leur simple existence placerait les « fidèles » en état de légitime défense. Confronté à ce cercle vicieux qui voit l’islam justifier sans cesse sa violence par l’hostilité qu’elle lui vaut de la part de ceux qui en sont les victimes, on est bien sûr amené à se demander que faire pour en sortir enfin. Mêlant inextricablement les ordres politique et religieux, il jette incontestablement à nos sociétés un défi politique. « Il n’y a pas de paix ni de coexistence pacifique entre la religion islamique et les institutions sociales et politiques non-islamiques » a dit un jour Alija Izetbegovic, l’ex-président bosniaque. Depuis quatorze siècles, le processus a toujours été le même, en trois grandes étapes : occupation de terres non-musulmanes, islamisation progressive de la société et des institutions, éradication plus ou moins rapide des autres religions. Il est encore en cours de nos jours (la Turquie en est un bon exemple) car il ne saurait s’arrêter avant l’islamisation complète du monde. Les chrétiens, principales victimes hier et aujourd’hui d’une telle politique, et sans cesse attirés sur ce terrain par l’islam qui y excelle, ont au cours des siècles tenté d’apporter à sa violence des réponses elles aussi politiques, dont on peut aujourd’hui aisément mesurer l’échec.
A la violence islamique, les chrétiens ont hélas trop souvent répondu sur le même registre. Si ce fut parfois un relatif succès tactique, ce fut un flagrant échec stratégique. Un relatif succès tactique en premier lieu : l’Espagne et les Balkans ont été libérés du joug islamique après des siècles d’occupation, mais les Croisades ont échoué à rendre aux chrétiens leurs Lieux Saints, et la grande majorité des territoires qui ont été arrachés aux chrétiens restent aujourd’hui entre les mains de l’islam. J’ai parlé de ce combat à armes inégales, aux yeux des hommes, entre ceux à qui Dieu interdit de tuer, fût-ce leur ennemi, et ceux qui pensent que massacrer les « infidèles » les conduira directement au paradis. Un combattant libanais de la guerre civile a naguère écrit exactement la même chose. Un désastre stratégique surtout : les chrétiens, inconsciemment cohérents avec leurs propres valeurs, se reprochent aujourd’hui leurs réactions belliqueuses comme autant d’agressions injustifiables ; l’islam, avec la même cohérence, les leur reproche aussi. Mille ans de résistance armée à l’islam ont complètement démoralisé et inhibé les chrétiens. Le jihâd est le grand oublié du débat, les chrétiens souffrant à son sujet d’une amnésie totale, l’islam s’en glorifiant comme d’une aimable promenade militaire. Le puits de notre culpabilité, tel le tonneau des Danaïdes, n’a désormais pas de fond, et jamais les flots de notre repentance ne pourront apaiser notre remord ni la colère de nos accusateurs[25]. Ayons la lucidité de le constater : résister par la force à la violence de l’islam ne fait que justifier et renforcer celle-ci.
Mais prendre conscience de ce que l’épée n’est pas, pour un chrétien, la bonne réponse à l’épée, ne signifie pas renoncer à dire la vérité. La violence islamique se nourrit d’une conception manichéenne de l’Histoire. Cultivant à l’infini le souvenir des quelques réactions armées des chrétiens à son expansion, dans une « hypermnésie » sélective qui le conforte dans le sentiment de l’urgence d’une revanche, l’islam rencontre l’amnésie culpabilisée de nos sociétés, sincèrement persuadées – dans un véritable délire de repentance - qu’elles ont tout à se faire pardonner. Cette regrettable distorsion de perspective est en France aggravée par le fait que nous avons tendance à faire commencer notre Histoire à la Révolution. Or aux XIXe et XXe siècles les relations islamo-chrétiennes se résument assez largement au diptyque colonisation-décolonisation, cause de ces « mémoires blessées » par lesquelles nombre de nos historiens légitiment les violences qui nous sont faites, ou promises. La mauvaise conscience et la repentance systématiques ne sont pas des attitudes justes et, loin de désamorcer la haine que voue l’islam aux autres, elles ne font que la renforcer[26]. Le premier et somme toute simple devoir de ceux qui veulent la paix serait de rétablir la vérité historique sur la longue durée, et de l’enseigner. Il ne s’agit bien sûr pas de nier ou minimiser les violences commises par des chrétiens contre des musulmans, parfois même au nom du christianisme. Mais il serait juste de ne pas absoudre l’islam de toute violence, de dire que son « expansion » – dont parlent si pudiquement les manuels scolaires d’Histoire – se fit essentiellement par les armes au détriment de terres anciennement chrétiennes et d’en finir avec ce mythe d’Al-Andalus. Quant aux croisades, qui choquaient si peu le penseur musulman Ghazali (mort en 1111) qu’il n’en parle pas, elles sont devenues un paradigme de la violence religieuse au XIXe siècle. Il y aurait une somme à écrire sur la manière dont l’islam est traité dans ces ouvrages qui forment la conscience de nos jeunes. Sans parler de l’autocensure que s’imposent de nombreux professeurs d’Histoire : pour gagner la tranquillité d’une heure de cours ils n’hésitent à abonder dans la vulgate. Lorsqu’un discours de la culpabilité de soi-même rencontre un discours de la culpabilité des autres, ils sont certes faits pour s’entendre. Mais chacun – historiens, enseignants, journalistes – doit aujourd’hui mesurer que ce genre de complaisances justifie la violence, quand elle ne la provoque pas. Le Guide Bleu consacré la Turquie nous apprend ainsi que « Istamboul » signifierait en turc à peu près « y a quelqu’un ? », cri angoissé qu’auraient poussé les conquérants de Constantinople en 1453, en découvrant une ville vidée de ses habitants[27]… Le mot est bien plutôt une déformation de « Constantinopolis », et les Turcs s’y sont livrés à plusieurs jours de massacre (les chroniques d’époque le décrivent à l’envi) d’une population chrétienne qui était bien loin d’avoir fui. Mais pourquoi remuer des souvenirs vieux de cinq siècles, quand on peut se flageller à l’infini sur la prise de Jérusalem par les croisés, quatre autres siècles plus tôt ?
A la charnière de la violence et du « politiquement correct », le laïcisme dans lequel s’est, depuis les années 1990, engouffrée la France en réponse à la montée en puissance des revendications islamistes cumule les inconvénients des deux. Il est tout d’abord perçu par l’islam comme une agression, à juste titre puisqu’il a précisément pour but de résister à ses assauts, or on a vu que résister à l’islam c’est déjà l’agresser et dès lors mériter qu’il réagisse violemment. Le laïcisme active donc la violence islamique dans l’un de ses « moteurs » : la résistance à « l’agression » des chrétiens. En mettant sur le même plan toutes les religions accusées, quelles qu’elles soient, de constituer pour la République une menace équivalente, le laïcisme sombre en outre dans le « politiquement correct ». On s’en prend au christianisme, faute d’avouer qu’on a peur de l’islam, activant ce dernier dans un autre de ses moteurs : le devoir de châtier les chrétiens pour leur impiété. Le laïcisme, à l’évidence, ne fera – et c’est déjà visiblement ce qu’il fait – que renforcer l’islam dans sa tendance la plus belliqueuse.
Refuser, donc, de tomber dans le piège de la violence, mais aussi connaître, dire et enseigner sans complexe la vérité, telle est l’étroite et exigeante ligne de crête sur laquelle les chrétiens devraient marcher. Le Christ nous a demandé d’aimer nos ennemis, pas de faire comme si nous n’en avions pas. Ce tableau est sans doute sombre, car limité à la description d’un mécanisme idéologique qui semble irrésistible mais dont les fondements ne le sont sans doute pas. Le piège le plus grave serait celui de la résignation : « plutôt verts que morts ! ». « N’ayez pas peur ! », s’est écrié Jean-Paul II alors que des milliers de têtes nucléaires étaient dirigées vers l’Europe et que les blindés soviétiques stationnaient à 200 km de Strasbourg. Que restait-il, dix ans plus tard, de cette menace ? Aujourd’hui Benoît XVI nous invite à l’espérance : si l’Histoire nous montre que nous aurions tort de sous-estimer la menace de l’islam, elle nous rappelle aussi que celui-ci n’a jamais rien pu contre l’Eglise romaine unie derrière son pape.
[1] « En face de cette expansion (la troisième de l’islam), il ne faut pas réagir par un racisme, ni par une fermeture orthodoxe, ni par des persécutions ou la guerre. Il doit y avoir une réaction d’ordre spirituel et d’ordre psychologique (ne pas se laisser emporter par la mauvaise conscience) et une réaction d’ordre scientifique. Qu’en est-il au juste ? Qu’est-ce qui est exact ? (...) Et il faudra faire du travail intellectuellement sérieux, portant sur des points précis» (Islam et judéo-christianisme, PUF 2004, p.99).
[2] Jean Baechler. Qu’est-ce que l’idéologie ? Gallimard. 1976. p. 20.
[3] Longtemps tabou, le sujet de l’esclavage pratiqué à grande échelle par les musulmans, du VIIe siècle à nos jours, notamment au détriment des populations chrétiennes, commence à faire l’objet de publications : Robert C. Davis. Esclaves chrétiens, maîtres musulmans. Ed. Jacqueline de Chambon. 2006. Malek Chebel. L’esclavage en Terre d’Islam. Fayard. 2007.
[4] Rémi Brague. La loi de Dieu. Gallimard. 2005. p. 162.
[5] Bat Ye’or. Les dhimmis. Juifs et Chrétiens sous l’islam. Berg International. 1994. p. 86.
[6] Bat Ye’or. 1994. p. 88.
[7] Pierre Guichard. Al-Andalus. Hachette Littératures. 2000.
[8] Pour lui les fameux martyrs de Tolède n’étaient que des « exaltés » qui avaient recherché leur sort (Guichard. 2000. p. 63), tandis que la transformation en cathédrale de la grande mosquée de Grenade en aurait constitué la « profanation » (Guichard. 2000. p. 227).
[9] Guichard. 2000. p. 10.
[10] Guichard. 2000. p. 59-61.
[11] Un exemple parmi tant d’autres : alors que l’aide internationale au Bangladesh, victime d’un cyclone, provient en majorité d’Etats « chrétiens », les chrétiens de ce pays à très large majorité musulmane pays n’y ont pas droit en vertu des discriminations dont ils y font l’objet !
[12] Le fait est à rapprocher de l’ajournement en Turquie du procès de ceux qui, en avril dernier, ont longuement torturé trois chrétiens avant de les égorger ; les avocats des familles des victimes ont découvert qu’ils avaient été placés sur écoute par la police de ce pays candidat à l’Union Européenne.
[13] Pour le juriste Al-Mawardi (XIe siècle) : « ils (les dhimmis) ne peuvent élever en terre d’islam de nouvelles synagogues ou églises »..
[14] « Si vous avez compris la véritable nature d’un musulman, vous serez convaincu qu’il ne peut vivre dans l’humiliation, l’asservissement ou la soumission. Il est destiné à devenir le maître et aucune puissance terrestre ne peut le dominer ou le subjuguer ». Maoudoudi cité par Dhaoui et Haddad. Musulmans contre islam. 2006. p. 116.
[15] Amin Maalouf. Les croisades vues par les Arabes. J’ai Lu. 1989. p. 11.
[16] In Historia Thématique. Croisade. N° 95. Mai ;juin 2005. p. 78.
[17] Cité par Bat Ye’Or. 1994. p. 212.
[18] Brague. 2005. p. 184-186.
[19] Abdelwahab Meddeb. La maladie de l’islam. Points. 2005. 222 pages.
[20] Cité par Bat Ye’Or. 1994. p. 231.
[21] Réponse à Wafa Sultan. Vidéo visible sur You-tube.
[22] Voir l’article de ce numéro, intitulé Quel rapport avec le Christianisme ?
[23] Cité par Mohamed Ibn Guadi, « L’islam a toujours été politique » in Le Figaro du 17 juin 2003.
[24] Dhaoui et Haddad. 2006. p. 82.
[25] Tout à fait représentative à ce titre, la réponse sur Al-Jazeera d’Ahmed ben Mohamed, professeur de « politique religieuse » à Alger, à la psychiatre syro-américaine Wafa Sultan qui rappelait toutes les violences commise au nom de l’islam dans l’Histoire et dans le monde d’aujourd’hui : « Les victimes, c’est nous ! » (vidéo du 26 juillet 2005, visible sur internet dans You-Tube).
[26] « Pourquoi le Viet-Nam n’a-t-il jamais revendiqué d’excuses ?», s’interrogeait Pierre Brocheux dans la Revue Coloniale du 10 décembre 2007. Ignorant la réalité religieuse, il est passé à côté de la seule réponse crédible. La haine intarissable que vouent aux anciennes puissances coloniales leurs anciennes colonies musulmanes, et elles seules, alors même qu’elles sont la plupart du temps d’anciens pays chrétiens envahis par les musulmans, est à cet égard instructive.
[27] Guide Bleu. La Turquie. 2001. p. 190.
Bravo pour la clarté et la précision de cet article. Enfin il met en mots ce que nous vivons de manière obscure au quotidien actuellement.
Et il est urgent que les Européens se réveillent et sortent de leur torpeur. Merci à M. Chemain.
Merci à JFC pour cette excellente synthèse qui aborde la question sous un regard chrétien.
Je recommande aussi cette analyse des facteurs d'extension de l'islam qui confirme ses postulats: http://www.postedeveille.ca/2009/09/le-terrifiant-génie-de-lislam.html