Le régime républicain constitue pour la plupart de nos contemporains l’horizon politique indépassable, qui non seulement serait chez nous éternel, mais que nous aurions encore vocation à exporter dans le monde entier, tant il aurait un caractère d’impératif catégorique. Les Romains n’ont pas pensé autrement pendant cinq siècles. Les leçons de l’histoire éclairent la crise que nous traversons d’une lumière singulière. « Nihil novi sub sole »
Rome fut très longtemps une République, modèle de la nôtre, dont les fondateurs étaient férus d’Histoire romaine. Qu’on repense à l’inspiration toute romaine de David, le grand peintre de la Révolution ! Les Romains, avant nous, avaient chassé leurs rois, instauré la République, donné le pouvoir au peuple, défini un strict fonctionnement de leurs institutions, à jamais proscrit la monarchie : l’adfectatio regni (l’aspiration à la royauté) était un crime passible de mort, dont le simple soupçon fit condamner à la Roche tarpéienne les plus grands défenseurs de la patrie, comme Manlius Capitolinus, qui avait sauvé la ville des Gaulois.
La République avait des fondements moraux. Le premier était la virtus, qui a donné en Français « vertu », mais qui signifiait « le courage viril » (de vir, « homme », d’où le fait que parler de « femme de petite vertu » est étymologiquement un pléonasme). Le second était la fides, la foi inébranlable dans les dieux de la Cité, avec la certitude que la supériorité de cette foi sur celle des autres peuples garantissait à Rome une protection absolue. Vertu et foi : Robespierre, l’incorruptible, envoya à l’échafaud ceux qui étaient supposés en manquer (même si le dieu auquel il croyait n’était pas vraiment celui de la Bible).
Un socle rural
Le socle de la cité romaine était constitué par le petit paysan propriétaire de son lopin de terre, qu’il quittait chaque année pour combattre pour la patrie (le service militaire était dû pendant vingt ans), et qui payait des impôts (tributum), proportionnellement à sa fortune. Seuls les prolétaires – ceux qui ne possédaient rien, hormis leurs enfants (proles) – étaient dispensés d’impôt et, en échange, de service.
Ce système fonctionna trop bien. Les légions romaines furent invincibles et conquirent presque tout le monde connu, récompense divine, chacun en était persuadé, de la supériorité de leur foi et de leur vertu. L’or afflua tant qu’on put supprimer les impôts. La frontière recula tant qu’on dut renoncer au service militaire pour recourir à l’armée de métier : dès lors que les campagnes se déroulaient à des milliers de lieues de chez lui, le petit propriétaire ne pouvait plus quitter sa terre en mars et la retrouver pour les travaux d’été !
Déséquilibre social
De cela, on s’aperçut trop tard : bien des légionnaires avaient dû, au cours du IIe siècle av. J.-C., négliger leur lopin, le bradant à des latifundiaires. Ils avaient par milliers déserté la campagne pour venir s’entasser à Rome où ils vivaient de l’annone, distribution gratuite de nourriture aux pauvres par l’Etat. On dirait aujourd’hui « les allocs ». Cette masse oisive et turbulente, sensible aux discours des démagogues, on la calma par des jeux et des spectacles gratuits. On dirait aujourd’hui le foot et la télé. Les grands propriétaires, bénéficiaires du mouvement, avaient pour leur part recours à la main d’œuvre servile, abondante après tant de victoires, peu chère, peu exigeante. Une sorte d’immigration économique avant la lettre dont Rome paya chèrement le prix.
Confrontés à la chute des effectifs de la Légion, fondés sur l’impôt, donc la propriété, les frères Gracques entreprirent, entre 133 et 121 av. J.-C., de réformer le système, en partageant les grands domaines. Ils se heurtèrent aux défenseurs de la grande propriété, nombreux au Sénat, et finirent assassinés. Mais ils firent des émules, les populares qui, périodiquement, remettaient sur le tapis la question des droits des pauvres et du partage des terres. Des tensions de plus en plus violentes s’ensuivirent, entre ces « populaires » et leurs adversaires optimates (« les meilleurs »). Aux conséquences des rivalités socio-politiques s’ajoutèrent celles de la professionnalisation de l’armée : le soldat, souvent prolétaire, s’attacha désormais moins à la Cité et à la République, qu’à son général, de qui il attendait sa part de butin. La porte était ouverte aux aventuriers en quête de pouvoir personnel.
Une terrible guerre civile opposa, en 88 et 82, le « populaire » Marius à l’ « optimate » Sylla. Le second l’emporta, et déclencha une féroce répression. Les membres des ordres supérieurs de la société qui avaient soutenu Marius furent proscrits, leurs biens confisqués et revendus à bas prix. La fortune romaine se concentra dès lors entre les mains de quelques familles, les piscinarii (« propriétaires de piscines »). Le fossé social se creusait ainsi entre une caste de richissimes familles qui monopolisait le pouvoir au service de ses intérêts, et une masse de prolétaires urbains oisifs, gavés de loisirs et d’aides sociales. La classe moyenne, garante de stabilité, avait fondu. Le peuple était de plus en plus sensible aux promesses démagogiques de politiciens « populaires », souvent eux-mêmes issus des plus grandes familles, mais ruinés par la débauche, comme Marc-Antoine, ou l’ambition politique à tout prix, comme Jules César.
Corruption du système
Car dans ce contexte de perte du sens civique, la corruption se répandait comme une gangrène. Dans cette République, la masse oisive votait, et il fallait bien acheter ses voix. La multiplication, au cours des IIe et Ier siècles av. J.-C., des lois anti-corruption, montre que celle-ci était un mal contre lequel le combat était perdu d’avance. Les candidats aux élections se devaient donc d’être richissimes, ou d’emprunter beaucoup, et ils espéraient bien récupérer les fortunes qu’ils avaient consacrées à acheter les électeurs en profitant de leur magistrature pour se « refaire ». La corruption électorale déboucha ainsi mécaniquement sur celle des dirigeants.
On vit aussi, à cette époque, les grandes compagnies de publicains utiliser leurs énormes réserves financières pour acheter le vote du Sénat dans le sens de leurs intérêts. De nombreux sénateurs avaient des intérêts occultes dans leurs affaires.
La morale traditionnelle s’effondrait : on divorçait souvent trois, quatre fois de suite. Les femmes s’émancipaient. Avec la disparition du service annuel, le courage viril n’avait plus autant cours, et la jeunesse était accusée par certains de s’efféminer. Le culte des anciens dieux était pour beaucoup un objet de dérision, et l’on préférait s’engouer pour les rites moins austères des religions orientales, ou même, avec les Epicuriens, se moquer carrément des dieux.
Rome dépense plus qu’elle ne produit
Tout le monde, désormais, vivait au-dessus de ses moyens : ceux qui avaient le pouvoir, parce qu’ils s’étaient ruinés à le conquérir, ceux qui ne l’avaient pas, pour essayer d’y parvenir, le peuple parce qu’il avait acquis des goûts de luxe que son manque de goût pour le travail ne lui permettait pas d’assumer. Le surendettement devint général, contribuant à exacerber la violence sociale et politique, qui culmina en 63 avec la conjuration de Catilina, complot des endettés de tous milieux pour obtenir l’abolition des dettes.
A cette menace sociale romaine s’ajoutait la menace servile, celle de ces masses d’esclaves, main d’œuvre bon marché que les conquêtes avaient fait venir du monde entier. Leur révolte, entre 73 et 71, derrière Spartacus, faillit tourner à la catastrophe, une armée de 120.000 fugitifs infligeant plusieurs défaites cuisantes, en rase campagne, aux invincibles légions romaines. La victoire finale de Rome contribua à l’émergence de deux ambitieux : Crassus et Pompée. Tous deux étaient richissimes, et aspiraient au pouvoir personnel. Ils ne tardèrent pas à s’associer avec un troisième larron : Jules César.
Tout cela se finit en une interminable succession de guerres civiles où disparut l’élite sociale et politique de Rome : le « populaire » César vainquit (à Pharsale, en 48) l’ex-« populaire » Pompée, devenu par intérêt le champion des optimates. Comme il aspirait trop visiblement à rétablir la royauté en sa faveur, il fut assassiné par des sénateurs républicains, en 44 av. J.-C. S’en suivit une nouvelle guerre civile entre ses « vengeurs » (son bras droit, Marc-Antoine, et son neveu et fils adoptif, Octave) et les derniers républicains, qui furent vaincus à Philippes, en 42. Puis ce furent Octave et Marc-Antoine qui se déchirèrent en une dernière guerre civile, qui vit la défaite du second à Actium (31).
« Une civilisation des loisirs »
La République s’effondra d’un seul coup. Les signes avant-coureurs de la fin du régime furent, on l’a vu : l’affaissement de la vertu et de la foi, la fin du service militaire et de l’imposition, la prolétarisation de la classe moyenne et le creusement des inégalités sociales, le développement d’une culture de l’assistanat et du loisir (« du pain et des jeux »), le remplacement de la main d’œuvre locale par une main d’œuvre étrangère bon marché, une culture de la consommation à tous les niveaux de la société, et son corollaire le surendettement, le développement de la corruption électorale, la violence politique.
Octave, le vainqueur, ne supprima pas officiellement la République, bien au contraire il s’en affirma le « restaurateur ». Mais de fait, il la vida subtilement de toute substance, en se faisant réélire chaque année, en cumulant les magistratures, en faisant pression sur les votes…, ce à quoi les Romains ne réagirent pas, trop heureux d’avoir définitivement mis un terme à un régime que bien peu regrettèrent, parce qu’il était devenu synonyme d’injustice sociale, de corruption et de violence.
L’Empire, ce furent cinq siècles de paix, et le retour d’une prospérité économique qui ne fut pas dépassée avant la révolution industrielle. La République, que les Romains croyaient immortelle, avait disparu pour dix-huit siècles.
Jean-François Chemain est l'auteur de Kiffe la France et La vocation chrétienne de la France.
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