Intégration

Dans un premier article, nous avons conclu qu’émigrer est un droit au regard de la doctrine sociale de l’Eglise. Ce droit entraîne des obligations pour le pays d’accueil. Mais émigrer comporte aussi des devoirs vis-à-vis de ce pays d’accueil qui, lui aussi, a des droits. Emigrer n’est donc pas un droit absolu. Cette liberté est limitée par celle de l’autre, en l’occurrence le peuple accueillant. Comment parvenir à un juste équilibre ? C’est l’objet de cet article.

L’immigration n’est pas un droit absolu

En effet « sauf s’il existe des motifs d’utilité publique à peser avec le plus grand scrupule », une nation peut interdire l’accès à son territoire à des étrangers, étant entendu que cette interdiction est en soi exceptionnelle (Constitution apostolique « Exsulfamilia. Pie XII. 1952). Cette citation est la suite de la première citation au § 21. Restriction reprise par le Catéchisme de l’Eglise Catholique : « les nations sont tenues d’accueillir, autant que faire se peut, l’étranger en quête de sécurité ou de ressources vitales qu’il ne trouve pas dans son pays ». Ces motifs sont dûment fondés sur la recherche du bien commun conjoint des citoyens de la nation et des émigrants. «Il faut considérer non seulement les intérêts des migrants mais encore le bien [commun] du pays. (Note accompagnant la constitution apostolique Exsulfamilia). «Tout homme a le droit de se rendre à l’étranger et de s’y fixer moyennant des motifs valables » (Encyclique Pacem in terris. Jean XXIII. 1963). Un pays ne peut être obligé d’accepter de nouveaux migrants s’il n’est pas en mesure de garantir une intégration réelle et une vie digne (Jean-Paul II. 1991). « Il appartient aux pouvoirs publics, qui ont la charge du bien commun, de déterminer la proportion de réfugiés ou d’immigrés que leur pays peut accueillir : possibilités d’emplois, perspectives de développement, degré d’urgence, besoin des autres peuples. » (Justice et Paix. L’Eglise face au racisme. 1989). « L’Etat veillera à ce que ne se crée pas des situations de déséquilibre social graves, accompagnées de phénomènes sociologiques de rejet » si une trop forte concentration de personnes d’une autre culture est perçue comme menaçant l’identité et les conditions de la communauté locale d’accueil (idem). Les immigrés ont aussi des devoirs vis-à-vis du pays d’accueil, à commencer par une simple reconnaissance. « En reprenant les paroles du prophète Jérémie, ayez soin de la prospérité du pays dans lequel je vous ai conduits ; priez pour lui votre Dieu… ; vous vous devez de servir ce pays… de l’aimer, de contribuer à son développement,… » (Jean-Paul II 1980). «Les autorités politiques peuvent, en vue du bien commun dont elles ont la charge, subordonner l’exercice du droit d’immigration à diverses conditions juridiques, notamment au respect des devoirs du migrants à l’égard du pays d’adoption ». (Catéchisme de l’Eglise catholique). «Les groupes minoritaires doivent mesurer leurs revendications en fonction de l’histoire du pays et de sa situation actuelle » (Jean-Paul II. 1989). « Agir sur les causes de l’émigration par de nouvelles solidarités entre nations dans la perspective du progrès et du développement des pays d’émigration » (Jean-Paul II.1993).

Avec ces orientations, la DSE approfondit encore le juste équilibre que l’on doit rechercher dans les réponses aux enjeux de l’immigration (donc de notre point de vue). L’immigration n’est pas un droit absolu car dans la hiérarchie des devoirs d’état ce sont la famille et la nation qui ont la priorité. Pour dire cela autrement, dans l’application du principe de « la préférence pour les pauvres », il nous est demandé, non pas d’aider tous les pauvres ou le pauvre « idéalisé » (cf l’Encyclique Caritas in Veritate. Benoît XVI. 2010), mais d’abord les pauvres de nos familles, de nos quartiers, de notre pays.  

Mais comment décider que nos espaces sont pleins, que nos moyens sont insuffisants, que nos capacités d’intégration sont atteintes, que les pays d’origine sont en voie de déstabilisation ? Là encore, l’Eglise rappelle des principes, et c’est aux laïcs de définir les critères opérationnels en partenariat avec tous les hommes de bonnes volontés.

Les réponses et les critères nous ont été donnés ci-dessus :

  • le migrant devra avoir des « motifs valables » de venir sur le territoire du pays (en plus d’être nécessiteux et honnête-cf. supra)
  • la politique d’immigration d’un pays doit prendre en compte le bien commun de ses citoyens et des migrants en ne mettant pas en danger le bien commun de ses citoyens.
  • l’accueil des migrants et de leur famille sera donc proportionné aux espaces disponibles, aux capacités d’offre d’emplois, d’offre d’hébergement, de formation, d’intégration réelle, d’équilibre du système social, au final d’une vie digne au regard des standards de la nation d’accueil.
  • Cette vie digne pour l’immigré et pour la population de souche passe par une proportion d’immigrés au regard de la population totale d’un « territoire de vie » (il ne s’agit pas d’une moyenne nationale, qui en l’occurrence n’aurait aucune signification) qui permette une vraie intégration (ou assimilation ?) et donc réduise les risques d’un rejet qui conduirait à un processus de ségrégation et donc, à terme, de ghettoïsation.
  • en contrepartie, le migrant et sa famille devra montrer de la reconnaissance, contribuer à la prospérité du pays (et donc ne pas se contenter de vivre des seules aides sociales), honorer dans sa propre foi sa nouvelle patrie, l’aimer, et adapter ses revendications à la culture du pays d’accueil qu’il a choisi librement (il ne lui a pas été imposé).
  • enfin pour contenir l’émigration dans des limites raisonnables, tant pour le pays d’origine que pour le pays d’accueil, promouvoir des politiques de co-développement dans le cadre d’une ambition stratégique, au bénéfice de toutes les parties prenantes collectives et individuelles, en particulier en rendant facile le retour dans son pays natal, dans des conditions de bonne intégration.

Vaste programme ! Sommes-nous déjà d’accord entre chrétiens sur ces principes ainsi énoncés. Faut-il les amender sans les rendre inopérants ? Question de forme ou de fonds. Quels sont nos interlocuteurs politiques ? Peuvent-ils les accepter ? Quels sont ceux qui bloquent et qui ne seraient pas négociables pour nous ? Peut-on faire le recensement des dispositions existantes et les classer selon ces critères ? Quelles cohérences ou conflits de vision ? On mesure bien que pour passer de ces principes à une politique publique, un claquement de doigts ne suffit pas ? :

  • quel contenu pour le critère « motifs valables de migration » ?
  • sur quelles bases considérer que nous avons telle ou telle capacité d’accueil quand on a 9% de chômage. En prenant cet exemple, en quoi l’immigration règle nos problèmes pour certains emplois sans aggraver l’emploi dans d’autres secteurs ?
  • à partir de quel pourcentage d’immigrés dont les modes de vie sont « marqués » au regard des modes de vie du pays, faut-il craindre un rejet des populations autochtones ? Il semblerait que ce soit 6/7%, au-delà duquel les habitants les plus « marqués » prennent automatiquement le dessus sur les autres qui n’ont pas d’autre solution que de partir, ce qui amplifie  le phénomène. Conduisant à un processus contraire à celui relevant du sens commun : la ségrégation ne vient pas des autochtones mais des arrivants qui préfèrent être entre eux pour reconstruire un cadre de vie qu’ils connaissent et qui leur va bien. En un mot, il n’y aurait intégration (ou assimilation) que si le taux d’immigrés est suffisamment faible pour qu’ils aient un intérêt à s’assimiler. Il va de soi que le manque d’emplois offerts aux jeunes aggrave et accélère ce processus. Ce que l’on ne gagne pas en intégration objective, on le transfert sur un surcroît d’identité différenciante. Comment traiter cet enjeu quand on sait que les populations de traditions différentes, musulmanes en particulier, vont être majoritaires dans certaines communes, y compris en termes de bulletin de vote et que le % national moyen est déjà supérieur au fatidique 6/7% ?
  • Quant aux contreparties à demander aux migrants le débat est chaotique entre les tenants de l’exigence et ceux de la totale liberté. N’en faisons pas un enjeu idéologique. Revenons à des problématiques pratiques. Comment vivent cela les populations qui sont dans la mixité ? Comment concrètement les écouter et les accompagner ? Quelles règles de « vivre ensemble » construire ? Il s’agit de la paix de notre communauté nationale. Ce n’est pas rien. L’histoire depuis mille ans, et encore l’histoire récente dans les Balkans, nous rappelle que la vie commune ne peut être laissée au hasard des bonnes volontés. C’est un effort sur le long terme des acteurs publics accompagnés des habitants qui apporteront des réponses viables.

Dans cette perspective, il semble essentiel et urgent de lancer, de façon très technique d’abord (pour éviter les présupposés politiques et en devenir les otages), une esquisse de réponse à la question de savoir quelle est notre capacité d’accueil objective de nouveaux migrants et sur quels critères ? Ensuite nous verrons comment partager le résultat. Faut-il stopper toute immigration en France ? Comment ?

Les limites de ce questionnement

Nous n’avons pas de prétention à l’exhaustivité dans un tel domaine où tant de gens de grande qualité et de grande expérience sont intervenus.

Il s’agit d’abord, en partant des sources chrétiennes, de revenir aux fondamentaux anthropologiques (et non idéologiques) pour ensuite construire une réponse partagée, même si ce partage « dégrade » d’une certaine manière, le contenu de la réponse finale au regard des fondamentaux. Nous sommes dans le politique et non pas dans le dogme. Avancer dans le bon sens et dans le possible est préférable à avoir raison en restant immobile. En particulier, les réponses sont complexifiées par la dimension européenne qui doit être prise en compte dans les solutions, avec des pays aux intérêts divergeants.Complexité qui s’accroît si l’on prend en compte la question de la place de la culture et de la vision sociétale des musulmans qui ont constitué et constituent encore une part importante, si ce n’est majoritaire, de l’émigration. Quel « vivre ensemble ?». Et d’autres questions encore….

Entre autres, pouvons-nous nous autoriser la question : n’est-il pas trop tard ? Oui, elle est très provocante. Mais comment trouver des réponses à un ensemble de problèmes si l’on récuse par avance une des questions-clés ? Six processus concomitants sont effectivement à l’œuvre en Europe :

  • la démographie s’effondre dans tous les pays d’Europe, sans exception
  • les besoins en emplois de la population jeune des pays du Maghreb et de l’Egypte (plus de 50% de la population totale) ne seront pas couverts avant longtemps dans leur propre pays, tant les réponses politiques et économiques à apporter dans ces pays seront longues et difficiles.
  • la capacité des instances dirigeantes de l’UE à mettre d’accord tous les membres de l’Union sur une même politique de l’immigration semble impossible à cause de la diversité des approches et des intérêts de chaque pays
  • la réalité de la « situation minoritaire » des catholiques (et des chrétiens en général) en Europe, comme le rappelait récemment l’Evêque de Bayonne.
  • le non-consensus structurel des partis politiques français (et européens ?) sur la question de l’immigration pour des raisons idéologiques ou de tactique électorale.
  • le poids relatif global déjà atteint par la population de religion ou de sensibilité musulmane, ce qui  confirme la pertinence de la question sur la capacité d’accueil qui se pose, non seulement en termes matériels mais aussi en termes culturels.

Comment imaginer dans de telles conditions, que la vision de la doctrine sociale de l’Eglise prospère ? Au minimum, s’il reste des possibilités de définir un « vivre ensemble », il est urgentissime de se donner un agenda de débat et de mise en œuvre.

Comment poursuivre ?

Il ne s’agit pas de conduire une réflexion, une analyse de plus. Depuis 20 ans nous avons tous les livres et tous les comptes-rendus de colloque souhaités. Compléter les références et les précisions apportées par l’Eglise depuis 20 ans, dont les sources sont immédiatement accessibles, ne changerait rien à la problématique. Il s’agit encore une fois de passer à l’opérationnel. Quelles sont les questions, les problèmes concrets qui se posent à nos contemporains pour le « vivre ensemble ? Etant entendu que cette question se pose aux différentes parties prenantes.

D’abord au niveau « micro » :

Comment répondre aux incivilités qui interpellent directement et quotidiennement le « vivre ensemble » ? Quelles réactions individuelles et collectives ? Comment traiter les différences de mode de vie ? Instaurer des horaires de piscine réservés ? Adapter nos règles d’hygiène en fonction des pratiques sociales ? Accepter des règles de politesse et de courtoisie différentes selon l’interlocuteur (et réciproquement) ? Jusqu’à quel niveau accepter des façons de s’habiller différentes (et réciproquement) ? Faut-il proposer des menus dans la restauration collective adaptés aux règles religieuses ? Les jours fériés donnant droit à congés peuvent-ils être différents selon la religion déclarée ? Même question pour le Dimanche, le Samedi et le Vendredi ? Le droit du travail doit-il être adapté à la pratique du ramadan ? Que devient le principe de laïcité dans de telles conditions ? Quelles suites donner aux pratiques, de fait, de polygamies avec ses conséquences sur les conditions d’intégration des femmes et les équilibres de la solidarité sociale ?

Ensuite au niveau « macro » :

Doit-on prendre exemple sur la Norvège qui lie l’autorisation de la construction de mosquées sur son sol à la construction d’églises en terre musulmane ? Comment partager notre Histoire nationale pour « faire société » quand la lecture du passé peut être conflictuelle ? Comment partager notre amour de la France et la relation à la démocratie ? Idem pour nos choix diplomatiques et militaires ? Quelles conséquences pour la réponse à ces questions si la création d’écoles privées conduit à des enseignements divergents sur ces grandes questions et met à mal l’existence même de la communauté nationale ? Quelles obligations de l’apprentissage de la langue française (et autres obligations) comme conditions de l’obtention de la nationalité française ? Toutes ces questions ne conduisent-elles pas à la question du « droit du sol » ? Comment traiter la ségrégation de fait ? Depuis plus de 20 ans les discours n’ont eu aucun effet. Faut-il continuer à faire semblant, à vouloir l’intégration (ou l’assimilation), alors que c’est le communautarisme qui est en marche et dont on connaît les effets à long terme sur le « vivre ensemble » au travers de l’Histoire de l’Europe, de celles plus récentes de l’Angleterre ou du Canada ? Sinon, que faire concrètement en construisant un autre chemin sociétal avec toutes les parties prenantes ?

Ces questions ne sont pas idéologiques. Ce sont celles que vivent, tous les jours, les habitants qui côtoient des populations aux habitudes de vie différentes, les responsables d’associations, les fonctionnaires, les élus de terrain. La première question qui se pose à nous, n’est pas comment répondre à ces questions, mais sommes-nous d’accord pour se poser ces questions ou doit-on les reformuler ou même en récuser certaines comme inutiles ou mauvaises ?    Si nous avions à prendre des décisions politiques (Europe, Etat, Collectivités locales), que ferions-nous concrètement, quelles dispositions législatives et réglementaires seraient nécessaires, de quels moyens aurions-nous besoin ? Quel agenda ?

Conclusion : « une régulation des migrations est nécessaire »

Le cadre est posé. Les questions sont posées. Ces réflexions  n’ont d’autres but que de permettre un débat renouvelé et apaisé.. Commençons par affiner ce cadre et ces questions.. Il y a urgence d’y répondre. Cela fait 20 ans que nous tournons autour. Montrons du courage et du discernement. La Conférence des Evêques de France, dans sa lettre du 3 Octobre 2011 à propos des élections 2012, au § « immigration », nous rappelle la direction, dans la droite ligne des positions de l’Eglise depuis plus de 30 ans : «[elle] reconnaît à tout homme le droit d’émigrer pour améliorer sa situation, même s’il est regrettable que tous ne puissent pas survivre dans leur pays. Mais dans un monde aussi organisé que le nôtre, une régulation des migrations est nécessaire. Elle ne peut pas se réduire à une fermeture protectrice des frontières. Elle doit permettre d’accueillir au mieux ceux qui se présentent, avec respect et sérieux, et en leur offrant une vraie possibilité d’intégration ».   

C’est l’avenir de nos enfants et petits-enfants, de notre nation. Demain, il sera trop tard.

 

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