Emigration

Pourquoi « émigration » ?

Traiter de l’immigration, c’est traiter du résultat. Alors que l’immigration est d’abord précédée d’une décision d’émigration. Un tel regard permet, non pas de renvoyer l’enjeu au pays d’origine du migrant, mais d’élargir les réponses à tous les protagonistes sans se limiter au seul « tête à tête » entre le migrant et le pays d’accueil. Pourquoi « catholique » ? Ce qualificatif est justifié, à ce stade, car les matériaux qui vont être utilisés pour contribuer au débat sur les actions à conduire, sont issus de la seule doctrine sociale catholique. Il aurait été incorrect de qualifier cette approche de chrétienne ou de laisser penser qu’elle se fonde sur un large consensus. Il sera nécessaire de modifier ce qualificatif avec l’intégration d’apports plus larges. En effet, cette contribution n’a pas pour ambition de défendre, en tant que telle, l’approche catholique, mais de construire un consensus opérationnel avec les femmes et les hommes de bonne volonté.

Seuls les propos en italique sont une prise de position personnelle. Les caractères droits sont le rappel ou la citation de textes publics. Rappelons enfin que la rédaction de cette note a été grandement facilitée par le travail accompli sur le même sujet par la revue Permanence il y a plus de 10 ans.

Après avoir rappelé les droits des différents acteurs concernés par l’émigration (I), nous aborderons les limites de ces droits et nous essayerons de poser les bonnes questions pour un passage à l’action (II).

Que nous dit la Bible ? 

« J’étais étranger et vous m’avez accueilli ».

L’accueil de l’étranger est un des préceptes majeurs de la Bible. Cette recommandation remonte aux âges les plus lointains. Elle est « mise en scène » dans de nombreux passages comme une invitation à faire de même et pour montrer que c’est un chemin du projet de Dieu sur les hommes. C’est une invitation « sacrée », morale qui, soulignons-le, est au singulier.

« Rendez à César ce qui est a César et à Dieu ce qui est à Dieu ». « César » représente le pouvoir temporel. Il a la charge du bien commun de la Cité. « Dieu » relève d’un pouvoir spirituel et moral qui s’adresse à l’individu dans sa liberté personnelle.

Ces deux citations nous rappellent ainsi qu’il y a une « mise en tension » entre nos devoirs moraux (religieux) individuels et les devoirs de la puissance publique : la charité/la justice, la morale/la politique, les enjeux micros/macros par analogie au vocabulaire des économistes.

Les programmes politiques et les décisions politiques sont subordonnés à la morale. Mais la politique et la morale, selon Saint Thomas d’Aquin, sont deux domaines différents qui n’ont pas la même fin  et les mêmes moyens d’action bien que les deux soient ordonnés au bien commun.

La conséquence en est explicitée dans le Catéchisme de l’Eglise Catholique : « Il n’appartient pas aux pasteurs de l’Eglise d’intervenir directement dans l’organisation politique et…de la vie sociale. C’est la vocation des fidèles laïcs, agissant de leur propre initiative ».

Peut-on déduire des rappels ci-dessus qu’en matière d’émigration :

-les pasteurs de l’Eglise doivent limiter leurs recommandations publiques au rappel de la doctrine sociale de l’Eglise en la matière, à l’encouragement d’actions de charité individuelle ou collective et au nécessaire engagement sociétal des laïcs dans ces domaines.

-les fidèles laïcs, en revanche, sont invités à mettre, par vocation (c’est donc impérieux), en œuvre, de manière concrète, la DSE en promouvant et en favorisant son application dans les lois et l’organisation sociétale et sociale.

Que préconise donc la doctrine sociale de l’Eglise en termes d’émigration ?

On constatera, tout au long du propos, que les prises de position de l’Eglise, « experte en humanité » (discours à l’ONU. Paul VI), ne datent pas d’aujourd’hui et qu’elles sont constamment renouvelées au plus haut niveau de l’Eglise.

Toutefois, ce discours est faiblement relayé par les laïcs catholiques dans les médias français et par les prêtres dans nos paroisses. Seul le discours des associations caritatives est présent pour au final ne tenir qu’une seule posture : il faut accueillir tous les immigrés indéfiniment sans considération explicite des conséquences sociétales. Ainsi seul l’enjeu micro (individuel) est proposé aux Français.

Se pose donc la question de la diffusion des prises de position de l’Eglise en l’appliquant à des propositions pratiques liées à des enjeux sociétaux de l’ordre du bien commun. Ne surtout pas en faire « une nouvelle croisade ». Une fois de plus, on s’aperçoit que disposer d’une ligne directrice fondée sur des principes régulièrement actualisés, c’est déjà inestimable, mais les rendre opérationnels, c’est une autre affaire, tout aussi importante. Et pourtant, il ne suffit pas de bien penser, il faut agir, il faut s’exprimer publiquement. Notre société a besoin de prophètes.

L’émigration est un droit naturel

Conformément au principe de la destination universelle des biens, ce droit naturel entraîne des conséquences concrètes pour les pays d’accueil :

-« La domination (la liberté) de chaque nation doit être respectée, mais elle ne peut pas interdire, pour des motifs de convenance nationale, l’accès de son territoire à des étrangers nécessiteux et honnêtes si elle dispose d’espaces capables de faire vivre un grand nombre d’hommes » (Constitution apostolique « Exsul familia ». Pie XII. 1952)

-l’assistance morale et spirituelle des migrants est requise

-la possibilité de mener une vie de famille normale doit être facilitée

-le regroupement familial doit être respecté et favorisé : « Les travailleurs émigrés ont droit de voir leur famille les rejoindre aussitôt que possible.” (Art 12 Charte des droits de la famille présentée par le saint Siège à toutes les personnes institutions et autorités intéressées à la mission de la famille dans le monde d’aujourd’hui, 22 octobre 1983) et le droit d'émigrer en tant que famille pour rechercher de meilleures conditions de vie (Familiaris Consortio N° 46 22 novembre 1981 et proposition 112 du synode de 1980 des évêques sur la Famille) .)

Pour le pays d’origine des devoirs existent aussi, en particulier le droit d’y retourner. Ce retour devrait être facilité par le pays d’accueil en accord avec le pays d’origine.

Attention, tous les migrants ne constituent pas une catégorie homogène. Il convient de distingue entre ceux qui fuient leur pays car leur vie, leur liberté est menacée et ceux qui cherchent simplement à améliorer leur situation.

L’exigence évangélique de justice est forte. Elle sera renouvelée par Jean-Paul II, 30 ans plus tard. Cela étant, l’exigence reste conditionnée :

le migrant est « nécessiteux et honnête ». Voilà deux qualificatifs qu’il conviendrait d’approfondir. L’accueil des migrants relèverait de « la préférence pour les pauvres », d’autant plus s’il est «  demandeur d’asile ». Mais, a contrario, s’il est « riche », on serait libre de ne pas l’accueillir ? A partir de quel niveau est-on riche quand on est migrant, ou est-on « nécessiteux » au sens « de manque », quelle qu’en soit la nature ?

Comment définir et mesurer l’honnêteté d’un migrant ? Faut-il des recommandations, un certificat de bonne conduite de son pays d’origine, son casier judiciaire,… ? Cela peut aussi se traduire par une période probatoire dans le pays d’accueil, au cours de laquelle son parcours doit être exemplaire ?

Sur la distinction entre « migrants pour convenance personnelle » et « demandeurs d’asile », il me semble que la législation (ou la réglementation) est déjà bien fournie. En revanche la question continue, peut être de se poser, dans les conditions d’application  des dispositions existantes ?

Cette question est d’autant plus importante que la DSE, demande aux nations de « ne jamais nier le droit fondamental d’asile si des vies sont menacées (oppression systématique, guerre civile, discrimination,…) et, dans ce cas, de ne pas hésiter à poursuivre l’effort d’accueil ».

Par ces qualificatifs l’Eglise semble donc considérer qu’il ne s’agit pas d’accueillir des migrants « indéfinis » (« tout venant », au sens strict de l’expression). L’obligation morale d’accueil ne s’appliquerait qu’aux migrants répondant à ces qualificatifs. En revanche, l’Eglise ne dit pas quels critères concrets retenir pour rendre opérationnels ces qualificatifs. N’y-a-t-il pas là matière à faire des propositions ?   Existe-t-il déjà une réflexion sur ce sujet ? Est-elle partagée ? Mise en œuvre au-delà du principe de « l’immigration choisie » ?

Pour les autres préconisations relatives à l’accueil (le « service après accueil »), elles sont traitées dans les § suivants.

Mais « c’est un mal nécessaire »

Propos renouvelés avec insistance par Jean-Paul II dans ses interventions sur l’immigration. "l’émigration est sous certains aspects un mal", qui peut être "en des circonstances déterminées ce que l’on appelle un mal nécessaire". (Laborem exercens 1981)

Une majorité d’émigrants préfèrerait rester dans leur pays si des conditions de vie correctes et de sécurité leur étaient offertes. C’est une perte pour le pays d’origine. La compétence, la capacité de travail de l’émigrant sont apportées à un autre pays « qui y a moins droit ». Cette émigration ne règle pas tous les problèmes du migrant et de sa famille. Elle peut en créer de nouveaux.

La préoccupation de Jean-Paul II se situe autant du point de vue du migrant que du développement du pays d’origine.

Pour comprendre l’adjectif « nécessaire », il faut faire la distinction micro/macro. Ce mal est « nécessaire » du seul point de vue du migrant qui, à vue humaine, n’a que cette solution pour s’en sortir, pour espérer une vie meilleure pour sa famille. Cela peut être un « mal » pour le migrant et sa famille, surtout les premières années au cours desquelles l’intégration peut être difficile. 

Pour le pays d’origine c’est « un mal », car, ce sont les plus dynamiques qui partent. Il est vrai que ces migrants vont transférer des moyens financiers importants vers leur famille, mais leur « effet de levier » économique est faible car ces transferts d’argent servent d’abord à faire vivre au quotidien les membres de la famille restés sur place qui considère cela comme un dû et n’en font donc pas un moyen de développement mais de consommation facile. Sauf à mettre en place des mécanismes vertueux entre pays d’origine, pays d’accueil et migrants, par exemple, en créant des fonds d’investissement financés par les transferts ?

Ce « mal nécessaire » fait-il aussi référence aux besoins de main d’œuvre des pays développés dont la démographie est faible et qui, grâce à l’immigration, donne du travail et une vie meilleure aux migrants et maintiennent ainsi leur propre prospérité dont profite les migrants ? Cette question interpelle d’autant plus que le Secrétaire d’Etat au Commerce vient de défrayer la chronique en considérant la forte démographie de la France comme une des causes du chômage. Pourquoi pas ? Mais il faudrait sans doute affiner les conditions de relations réellement « gagnantes-gagnantes » entre tous les protagonistes pour ne pas couvrir, de fait, des pratiques comme « la fuite des cerveaux » au détriment des pays d’émigration ?

La nation, elle aussi, a des droits

Au nom de la relation affective qui lie ses citoyens avec elle et au nom du principe de la défense de leur bien commun, tout homme a un devoir de piété filiale envers ses parents et sa patrie (IVème Commandement). « Oui, elle (la Patrie) est digne, non seulement d’amour, mais de prédilection, cette terre commune…à laquelle vous rattachent les liens de sang, des traditions,… » (Saint Pie X. 1909). «Amour de prédilection pour la Patrie et ses proches (Encyclique Summi pontificatus. Pie XII.1939). Chacun doit aimer particulièrement ceux qui sont nés sur le même sol, qui parle la même langue, qui ont hérité des mêmes richesses historiques, culturelles, artistiques (Cardinal Feltin. 1956). En précisant que ce n’est pas en contradiction aves le « bien commun international », avec la fraternité universelle. Bien au contraire : sans amour de notre prochain « proche » et de notre patrie, pas de fraternité universelle durable. L’amour de la Patrie est légitime (Pie XII. 1938 ; Jean-Paul II.1979). C’est un impérieux devoir de préserver et de cultiver « l’héritage » et de le transmettre. « Il existe un saint primat de la famille dans l’œuvre d’éducation de l’homme, [ainsi que] pour le droit de la nation. La nation existe « par » la culture et « pour » la culture. Elle est grande éducatrice des hommes. Protégez-là comme la prunelle de vos yeux pour l’avenir de la grande famille humaine » (Jean-Paul II. Unesco. 1980). Il faut « défendre l’existence même et l’identité essentielle de la nation des risques de destruction provoqués de l’extérieur et d’une décomposition interne » (Jean-Paul II. Lettre à tous les jeunes. 1985). « Pour une nation, se couper des grandes forces éthiques et religieuses de son histoire, revient à se suicider. »(Cardinal Ratzinger. Académie des Sciences Morales et Politiques.1992). « Les nations représentent des réalités culturelles vitales, expression de la richesse spirituelle de notre continent. [Ces] différences nationales…[sont] le fondement historique de la solidarité européenne » (Synode des Evêques d’Europe.1991). Les exigences du bien commun, qui recouvre « l’ensemble des conditions sociales permettant à la personne d’atteindre au mieux et plus facilement son plein épanouissement » (Encyclique Mater et Magistra. Jean XXIII. 1961) conduisent concrètement au respect de trois conditions  essentielles : l’ordre public (la sécurité, la paix interne et externe), la prospérité et une référence morale.

Quelle longue et constante affirmation de la place éminente de la nation. Et pourtant, cette approche de la DSE semble être la plus occultée (ou la moins présente) dans les débats sur l’immigration. Toutes les « grandes voix » qui s’élèvent ne rappelle que les droits du migrant, tant micro que macro, comme si les flux d’immigration pouvaient être indéfinis, pour ne pas dire infinis. Il convient de souligner que la vraie justice est équilibrée entre les devoirs réciproques des parties et que la DSE procède toujours  de cet équilibre dans ses préconisations. Tout ce qui est excessif est suspect.

Reste à préciser, à traduire concrètement dans des dispositions publiques, cette notion centrale de « prédilection » de la patrie qui traduit mot à mot donne « choix préférentiel ». Expression qui sonne comme « préférence nationale », dont ont mesure le poids de polémique qu’elle porte. Cela ne doit pas nous interdire, bien au contraire, d’approfondir le concept pour le « dédiaboliser » et le rendre partageable. Nous sommes au cœur d’un vrai enjeu politique « paradigmique (ou sémantique) ».

Les autres principes sont tout aussi fondateurs de notre interpellation. Pour paraphraser l’Evangile : «on ne peut pas dire que l’on aime tous les immigrés indéfiniment, si l’on n’aime pas d’abord sa famille et sa patrie qui nous est proche. Sinon, on est un menteur ». Autrement dit, dans la hiérarchie des devoirs d’état, nous devons aimer, dans l’ordre : sa famille, sa communauté de proximité, sa patrie, les immigrés déjà présents sur notre sol, l’accueil de nouveaux immigrés. Qui comprendrait que l’on nourrisse d’abord les pauvres qui frappent à notre porte et qu’on laisse sans manger nos enfants ? Un équilibre est nécessaire et est « normal » entre les deux devoirs.

Comment conserver et transmettre ce respect de la patrie, de la nation ? L’Eglise nous aide à répondre à ces questions en donnant les conseils suivants : préserver l’héritage culturel, fondement de l’éducation, préserver l’identité éthique et religieuse qui est le socle du développement actuel de l’Europe.

Alors que faire ? Comment faire ?

Comment intégrer les migrants dans cette culture, cette identité qui, pour la majorité d’entre eux, ne veut rien dire ou peut être en opposition avec leurs propres croyance ? Intégrer, assimiler veut-il dire « convertir » ? Au-delà de la provocation de cette question, l’Eglise nous rappelle, a minima, que la question du partage de la même culture sur un même sol, au sein d’une même communauté de destin, ne peut pas être éludée.

Cet enjeu, depuis bientôt 40 ans n’est pas ou mal traité. Il a des conséquences sur la vie quotidienne de nos concitoyens. Osons le dire, il est tabou car nos dirigeants, nos élites (celles qui ont le droit de s’exprimer publiquement dans les médias) sont agnostiques ou libéraux (philosophiquement parlant) et donc ce problème ne se pose pas pour eux. Sans parler de ceux qui sont contre ces valeurs par conviction, ou encore de ceux qui, par calcul politique, préfèreront en parler après leur prochaine élection, c’est-à-dire jamais. L’alliance objective entre tous ces acteurs a mis une chape de plomb sur cet enjeu qu’il faut bien nommer « de civilisation ». Mettons en place un processus de débat public sur ce sujet en partant d’exemples concrets de la vie quotidienne. C’est le moment de refaire du « sociabilisme ». 

Emigrer est un droit au regard de la doctrine sociale de l’Eglise, ce droit entraîne des obligations pour le pays d’accueil. Mais émigrer comporte aussi des devoirs vis-à-vis de ce pays d’accueil qui, lui aussi, a des droits. Emigrer n’est donc pas un droit absolu. Cette liberté est limitée par celle de l’autre, en l’occurrence le peuple accueillant. Comment parvenir à un juste équilibre ? C’est l’objet de l’article suivant.

 

 

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