Encore sous le choc de l'abdication de Benoît XVI et à l'approche du conclave qui élira son successeur, il n'est pas vain d'esquisser une synthèse de ce pontificat qui aura duré presque huit ans. Où se révèlent l’autorité d’un homme et la continuité d’une pensée.
CES ANNEES sur le devant de la scène médiatique auront beaucoup contribué à nuancer l'image que les hommes de bonne volonté – car, hélas, il y en a d'autres – pouvaient se faire du préfet de Jean-Paul II. Au lieu d'un prélat hautain et intransigeant – le Panzerkardinal caricatural des médias – ils ont découvert – ce qu'il était depuis toujours – un homme aux goûts simples, humble, désintéressé, prodigieusement cultivé, attentif à tous.
Un homme dont les vertus naturelles, celles de la Bavière rurale d'avant-guerre – cette culture chrétienne millénaire désormais en ruines –, mûries sous l'effet du cataclysme doublement destructeur du nazisme et de la guerre, n'ont cessé depuis de se surnaturaliser à travers l'exercice de charges académiques et pastorales toujours plus lourdes, vécues dans un profond esprit de prière et de service.
Un homme de paix, donc, mais qui sut soumettre les traits de son tempérament aux exigences de son ministère. Revêtu successivement des charges de doyen de faculté, d'archevêque de grande métropole, de préfet de dicastère et enfin de souverain pontife, Joseph Ratzinger fut contraint d'exercer l'autorité. Et il le fit, avec conscience, fermeté et délicatesse. Et ceci – en ce qui concerne sa dernière fonction – dans une série de domaines où se manifeste une profonde continuité de pensée et d'action qui révèle une personnalité très vite mûre et unifiée.
Ces domaines, me semble-t-il, sont les suivants : la liturgie, la réception de Vatican II, l'unité de la Catholica, le gouvernement de l'Église, l'action pastorale. En chacun de ces domaines il sut imprimer sa marque sans renier l'héritage, appliquant pour lui-même cette herméneutique de la continuité qui a toujours caractérisé sa pensée. En chacun d'eux, on notera une préoccupation constante, un leitmotiv : l'opposition à la dictature du relativisme qui s'est emparé de la civilisation occidentale et qui gagne le monde entier. Le pontificat de Benoît XVI fut un Kulturkampf dont l'heureux dénouement est cependant encore loin d'être acquis...
1 – La réforme de la liturgie
Donner à la question liturgique la première place peut sembler étrange. Pour Ratzinger, issu d'un monde dont la cohésion trouvait son expression supérieure à l'église du village, c'est pourtant une évidence : « La liturgie de l'Église a été pour moi, depuis l'enfance, l'activité centrale de ma vie. Elle est aussi devenue le centre de mon travail théologique » (K 86). Non comme tâche spécifique mais comme arrière-plan. Et c'est une évidence d'autant plus grande que la société, elle, se défait, ce qui rétroagit sur la vie chrétienne : « Dans notre rapport avec la liturgie se joue le destin de la foi et de l'Église. C'est ainsi que la liturgie a pris aujourd'hui une signification dont nous ne pouvions jadis soupçonner l'importance » (CN 9).
Or la liturgie souffre du subjectivisme moderne : « Il y a un sentiment de malaise devant trop de paroles, pas assez de silence et pas assez de beauté ; le souvenir de maintes initiatives arbitraires qui ont rabaissé la liturgie à n'être plus que navrante autofabrication » (CF 139).
Ce que Ratzinger dénonce, c'est cette « créativité » mal placée qui, en s'attaquant à la permanence du rite, s'arroge le droit de faire du passé table rase, ce qui est la négation d'une religion dont la Révélation se transmet par tradition, et n'aboutit ainsi qu'à une « banale autocélébration de la communauté ».
Il confiait en 1977 : « Je suis convaincu que la crise de l'Église que nous vivons aujourd'hui repose largement sur la désintégration de la liturgie » (MV 135). Le futur pape était bien conscient de la nécessité d'une évolution – il en dit un mot en passant à l'occasion de l'interminable cérémonie d'ouverture du concile – mais il fut tout de suite inquiet par la brutalité avec laquelle fut imposée la réforme conciliaire : « Le décret d'interdiction de ce missel qui n'avait cessé d'évoluer au cours des siècles a opéré une rupture dans l'histoire liturgique dont les conséquences ne pouvaient être que tragiques » (MV 134).
Devenu pape, Ratzinger a œuvré à la restauration de la liturgie par un enseignement constant, aux multiples touches, sur l'art de célébrer, sur la musique sacrée, sur la beauté des objets destinés au culte. On sait sa préférence pour l'orientation (la célébration vers l'orient), la noblesse du chant liturgique (qui unit l'Église de la terre, avec le cosmos tout entier, à celle du ciel), la dignité de la communion (reçue de manière privilégiée sur la langue et à genoux).
Il a enseigné aussi par l'exemple, aidé en cela par un nouveau maître des cérémonies. Benoît XVI a ainsi favorisé l'émergence d'un nouveau mouvement liturgique, authentiquement ancré dans la foi. Il a plaidé pour une réforme de la réforme à laquelle peut contribuer l'usage plus libre de l'ancien missel, favorisé par le motu proprio Summorum Pontificum de 2007.
2 – La réception de Vatican II
La vie de Benoît XVI a été étroitement liée à Vatican II. Il y participa dans l'entourage de l'archevêque de Cologne, au début de sa carrière universitaire. Il en sera marqué et la réception du concile constituera l'œuvre de sa vie. Il fut un ardent partisan du renouveau que le concile voulait apporter comme il l'a rappelé au clergé romain le 14 février dernier. Un renouveau qu'il voyait dans une mise à jour procédant plus d'un ressourcement que d'une reddition à un monde en plein bouleversement et déjà soumis à la dictature des médias.
Il va être très vite confronté à la foire aux interprétations et ses jugements, tout en insistant sur l'importance de l'œuvre du concile, se sont vite faits alarmants sur la manière dont il était perçu, vécu et appliqué. Il s'agira pour lui de défendre le concile contre certains de ses interprètes, notamment contre ceux qui veulent encore en faire un événement tel qu'il autorise à diviser l'histoire de l'Église entre une période préconciliaire et une période postconciliaire, celle-ci étant, en vertu de l'idéologie du progrès chère aux modernes, un nouveau commencement, loin de toutes les aliénations du passé. Une idéologie qui revient à considérer que la vérité de la foi se situe toujours dans un futur indéterminé, fuyant sur l'horizon de l'histoire.
Le prétendu esprit du concile
Pour Ratzinger, cette approche fut délétère : « Les papes et les pères conciliaires s'attendaient à une nouvelle unité catholique et, au contraire, on est allé vers une dissension qui – pour reprendre les paroles de Paul VI – semble être passée de l'autocritique à l'autodestruction. On s'attendait à un bond en avant et l'on s'est trouvé en face d'un processus évolutif de décadence » largement dû « à un prétendu esprit du concile – Konzilsungeist – qui l'a de plus en plus discrédité » (EF 31).
Pour le futur pape, il s'agit d'une vraie crise, profonde, liée au Zeitgeist, libertaire et subjectiviste. Il faut en revenir au concile lui-même et interpréter son enseignement dans la continuité de ceux qui l'ont précédé. C'est ce à quoi s'est employé le Catéchisme de 1992 publié sous sa direction.
Comme il le disait récemment au clergé romain, il faut donc définitivement congédier le concile des médias qui a parasité le vrai concile. Il s'en était magistralement expliqué dans son discours à la curie du 20 décembre 2005 où il distinguait l'herméneutique de la discontinuité et de la rupture, également partagée par l'aile progressiste pour laquelle tout commence à Vatican II et par l'aile traditionaliste ou au contraire tout s'y arrête, et l'herméneutique de la réforme, du renouveau et de la continuité de l'unique sujet-Eglise.
Pour Benoît XVI, à la suite de Newman, la foi est un invariant qui déploie ses potentialités au cours de l'histoire en une doctrine dont les éléments jamais ne se contredisent d'une époque à l'autre, même si certaines formulations conciliaires prêtent encore à confusion. D'où la possibilité d'un dialogue doctrinal, proposé notamment à la Fraternité S. Pie X et dont on sait qu'il progresse malaisément.
3 – L'unité de la Catholica
J'emploie à dessein ce terme qui désigne l'Église indivise du premier millénaire. Et c'est le souci inhérent du pape en tant que successeur du chef du collège des apôtres. Benoît XVI a eu le souci de toutes les « Églises », et ceci au sens le plus large du terme. On a pu noter sous son pontificat un certain dégel avec le monde orthodoxe, russe notamment, pourtant alarmé par la réforme liturgique qui éloignait encore davantage la pratique latine de la pratique byzantine et se méfiant viscéralement – à tort – du prosélytisme catholique.
On a assisté à une véritable « prédication » de Benoît XVI aux communautés ecclésiales issues de la Réforme : avec les anglicans en Angleterre (2010), les luthériens en Allemagne (2011), rappelant par exemple à ces derniers, à Erfurt, la primauté de la foi et du salut à l'endroit même où Luther fut si tourmenté par ces questions. On sait que Benoît XVI a mis en place des structures ecclésiales, les ordinariats, pour les « clercs » anglicans ou luthériens désireux de rejoindre le catholicisme tout en conservant, avec leurs fidèles, certains aspects de leur culture religieuse.
Cette recherche de l'unité s'est aussi poursuivie à l'intérieur même du catholicisme avec la mise en route du dialogue avec la Fraternité St-Pie X, visant à sa réintégration canonique et qui a été spectaculairement marquée par la levée des excommunications en 2009.
4 – Le gouvernement de l'Église
En dépit des obstructions plus ou moins larvées (la plus retentissante étant celle ayant abouti à la trahison de son majordome), Benoît XVI s'est attelé à une remise en ordre des affaires avec le traitement énergique des dossiers laissés en souffrance dans les dernières années de règne de son prédécesseur. C'est ainsi qu'il rompra avec les habitudes ecclésiastiques en faisant toute la lumière sur les affaires de pédophilie touchant le clergé surtout irlandais mais aussi anglo-saxon, ainsi que sur le cas sulfureux du fondateur des Légionnaires du Christ et sur la nécessaire refondation de cette congrégation par ailleurs dynamique. Il mènera aussi, à travers les nonciatures, une politique de nominations épiscopales susceptible de redonner au clergé le goût de la sainteté, à l'école, par exemple, du saint curé d'Ars (année sacerdotale, 2009-2010).
Il procèdera aussi à des remaniements dans les attributions des différents dicastères et visera, en matière financière, à une transparence accrue. Tâche difficile car le cardinal Ratzinger vient de la Doctrine de la foi, un organisme finalement assez périphérique dans le gouvernement quotidien de l'Église. Son désintéressement et son désir de retraite ne l'avaient pas prédisposé à se constituer des réseaux de gouvernement. Il a certainement connu une certaine solitude dans l'exercice du ministère pétrinien.
5 – L'action pastorale
Elle a pris pour Benoît XVI, dans le sillage de son prédécesseur – pensons aux voyages pastoraux – une allure nettement magistérielle. Dès le début il a su insuffler aux JMJ une allure plus recueillie, où la méditation a pris le pas sur la fête. Elle s'est poursuivie tout au long du pontificat, à l'occasion des audiences, par des catéchèses centrées sur le mystère de l'Église, avec en son cœur la foi. Trois encycliques, sur l'espérance et la charité, au ton doctoral, alliant tradition et nouveauté, sont venues ponctuer cet enseignement.
Mais peut-être plus encore que dans ses encycliques faut-il chercher l'originalité de la pensée de Benoît XVI dans ses adresses : au monde universitaire à Ratisbonne (2006) où il rappelle la nécessité de l'œuvre de la raison au cœur de la religion ; au monde de la culture à Paris (2008) où il rappelle que c'est la quête monastique de Dieu qui a produit, presque par surcroît, la grande culture européenne des arts et des techniques ; au monde politique à Londres (2010) où il rappelle que religion et société ont besoin l'une de l'autre pour, grâce à leur critiques mutuelles, se garder de verser dans la tentation totalitaire ; au monde politique encore à Berlin (2011) où il confirme son insistance sur une écologie authentique, intégrant aussi le respect dû à la nature humaine. Tout ceci a eu lieu en Europe, parce que si le christianisme a élevé l'Europe, c'est aussi une Europe prétendument émancipée qui lui a porté le coup le plus violent.
La primauté de la raison
Tout l'enseignement de Benoît XVI est baigné par la mesure chère à son patron saint Benoît. Il est axé sur la primauté de la raison, œuvrant à l'intérieur de la foi, cette raison dont le champ fut indûment amputé de son objet premier, métaphysique, par le rationalisme matérialiste des Lumières.
C'est de ce rétrécissement de la raison qu'est né le subjectivisme hédoniste qui exerce aujourd'hui une véritable dictature par le relativisme qu'il induit et qui revêt de plus en plus – à travers les médias qui n'ont pas cessé de se déchaîner contre lui tout au long de son pontificat avec une mauvaise foi évidente – un caractère totalitaire marqué.
« Mais lui, passant au milieu d'eux, allait son chemin » (Lc 4, 30).
L’abbé Eric Iborra, professeur à l’École cathédrale (Collège des Bernardins), enseigne notamment la pensée de Joseph Ratzinger. Il a traduit en français le magistral ouvrage de synthèse du dominicain anglais Aidan Nichols, La Pensée de Benoît XVI, et de Joseph Ratzinger lui-même Mon concile Vatican II, (Artège). Cette note est à paraître également dans un supplément de L'Homme nouveau.
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