Emmanuel Le Roy Ladurie : « Si la droite est en crise, c’est qu’elle a perdu ses idées…»

Source [Institut Iliade] : Il est l’un des grands historiens français. En lui s’unissent le savant reconnu, le professeur honoré, l’auteur célèbre et le critique habile, capable de communiquer au public des gazettes l’essentiel d’un livre ou d’une œuvre en quatre colonnes limpides et parfois subtilement irrévérencieuses. Il a trop le sentiment de sa valeur pour pontifier, ce qui, d’évidence, n’est pas dans son tempérament. Le contact est donc cordial, et pourtant je le sens tourner autour de moi avec la curiosité d’un chien de chasse humant des effluves non identifiées. Au cours de la conversation qui fuse et crépite, en écoutant les réparties et les incidentes malicieuses, j’ai le sentiment que, malgré les honneurs et les années, l’ancien normalien n’a rien perdu de la vivacité, voire de l’imprudence de sa jeunesse, tout cela enrobé d’habileté.

Sa qualité d’historien des comportements et des mentalités le désigne tout particulièrement pour apporter des réponses aux questions posées par les bouleversements amorcés au cours des années soixante. Fort de son expérience personnelle et familiale, il en a une perception toute spéciale.

Emmanuel Le Roy Ladurie appartient à une lignée immergée depuis longtemps dans les tragédies de l’histoire. Tout en devisant, il évoque le destin de son père (1), mais aussi celui, moins connu, d’autres membres de sa famille. L’un des ses ancêtres en ligne directe ne fut-il pas un prêtre « défroqué » à l’époque révolutionnaire ? Sort qui contraste avec celui de son grand-père, officier de carrière, « un Dreyfus de droite », chassé de l’armée en 1906 pour avoir refusé de prêter la main aux inventaires forcés des biens ecclésiastiques. De tels souvenirs favorisent le recul face aux péripéties de l’histoire. D’autant que son itinéraire personnel n’est pas non plus de tout repos.

Entré en réaction à vingt ans vis-à-vis d’un milieu familial conservateur, il adhère au parti communiste. Vers 1949, ce n’est pas très original. Tout puissant, le PCF exerce alors un mélange de fascination et de terreur dans l’Université.

– À cette époque, en khâgne, le parti, c’était un peu la secte Moon.

L’image est assez explicite, mais comme je demande des précisions, il élude :

– On subit la violence symbolique et on s’en libère en la faisant subir aux autres.

Bref, l’excellent élève devient un excellent militant. Cela jusqu’aux chocs de 1953-1956 : mort de Staline, révélations de Khrouchtchev sur les horreurs du stalinisme, suivies de la répression sanglante du soulèvement de Budapest. À l’instar d’autres intellectuels, il quitte le parti et rejoint le PSU, passage parfois obligé d’une  évolution qui le conduit aux rivages du centre-gauche puis du centre-droit, sans qu’il abandonne jamais ses anciennes amitiés à gauche. De tout cela, il s’est expliqué dans une confession dont on trouve rarement l’équivalent chez les anciens acteurs de Mai 68 (2). Je lui en fais la remarque :

– Beaucoup d’intellectuels de votre génération, parmi les plus importants, après avoir rompu avec le communisme, ont tenu à faire le ménage : vous-même, Alain Besançon, Annie Kriegel, François Furet, d’autres encore. C’est une différence de taille d’avec la génération suivante, celle des anciens soixante-huitards, passés de la barre de fer au caviar sans jamais s’expliquer sur leurs retournements. Ils continuent même de jouer les augures, donnant avec aplomb des leçons de morale à ceux qui ne s’étaient jamais trompés sur le compte de Mao, Trotski ou Pol Pot. Pourquoi cette différence ?

 

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