De la philosophie grecque à la personne humaine : La communauté politique

La troisième expérience fondamentale, que tout homme (au sens générique du mot, rappelons-le) fait, le met en contact avec une communauté. Il naît d'un père et d'une mère, eux-mêmes issus de parents, donc dans une famille. Puis il vivra dans une société. Il ira à l'école où il apprendra dans une communauté éducative. Ensuite, il partira travailler dans une entreprise ou une organisation, communauté de travail. De même, il pourra faire partie d'associations à but caritatif, culturel ou politique. L'homme vit donc naturellement en société. Elle agit sur lui, comme lui-même agit sur elle.

1. L'organisation de toute communauté

Dans l'expérience du travail, l'homme transforme une matière en vue de réaliser un bien utile ou une œuvre d'art, matière concrète ou matière grise, quand le travail est humain. Dans l'amitié authentique, il vit une expérience éthique finalisée par l'ami qui est aimé pour lui-même ou elle-même, donc pour sa personne. Quand il s'agit de la dimension politique, elle implique un passage quantitatif de deux personnes à trois personnes et plus. Ce saut quantitatif signifie que dans l'amitié deux personnes s'aiment d'un amour qui fonde leur relation, tandis que dans toute communauté humaine, ce n'est plus l'amour qui est premier, mais c'est la coopération entre les membres d'une communauté. À la différence de l'école, du travail, de la société, en un mot de toute communauté intermédiaire, la famille est fondée par nature sur une coopération d'amour entre ses membres.

Dans toute communauté, à l'exception de la famille où les relations entre les personnes s'exercent pour l'essentiel dans la complémentarité, l'organisation veut qu'au moins un des membres commande et que l'autre obéisse. Toute coopération humaine prend donc plusieurs modalités : celui qui commande, celui qui obéit et celui qui utilise ce qu'on appelle « le bien commun ». Nous reviendrons sur le bien commun. Dès qu'il y a trois personnes, il est nécessaire que l'un d'entre eux ait l'autorité, sinon ce sera l'anarchie, cette autorité reposant sur la capacité intellectuelle et sur la confiance réciproque. L'autorité n'est pas le pouvoir, le pouvoir étant de l'ordre du moyen et l'autorité de l'ordre de la fin. Toute autorité exige un pouvoir, quand cette autorité implique une responsabilité pratique. En enseignant la philosophie, l'autorité réside dans son rapport à la vérité. Elle n'implique aucun pouvoir. S'il y avait un pouvoir, il serait un manquement grave à la finalité poursuivie.

Une relation fonde ces trois modalités complémentaires les unes des autres. Il s'agit de la justice dont l'Éthique à Nicomaque définit le sommet ou la perfection : « Si les citoyens pratiquaient entre eux l’amitié, ils n’auraient nullement besoin de la justice. Et la justice, à son point de perfection, paraît tenir de la nature de l’amitié. La justice ainsi entendue est une vertu complète, non en soi, mais par rapport à autrui. Aussi, souvent, la justice semble-t-elle la plus importante des vertus et plus admirable même que l’étoile du soir et que celle du matin. La nature veut, en effet, que l’obligation d’être juste croisse avec l’amitié, puisque justice et amitié ont des caractères communs et une égale extension. » Dans ce passage, on observe ce que représente l'expérience de l'amitié dans la perfection des relations humaines de toutes natures en pratiquant cette vertu qui leur est inhérente : la justice.

En effet, la justice prend elle-même trois modalités : la justice commutative qui régit les rapports « horizontaux » entre les personnes, la justice distributive qui régit les rapports « verticaux » du haut vers le bas, de nature hiérarchique entre les personnes, et la justice légale régit les rapports « verticaux » du bas vers le haut, donc des membres à l'égard de la communauté tout entière. Dans la famille par exemple, la justice commutative concerne les rapports entre les frères et sœurs, les enfants entre eux, entre les époux aussi, la justice distributive entre les parents et les enfants, et la justice légale entre les enfants et leurs parents, quand les enfants sont sous l'autorité des parents, donc mineurs et à la charge de leurs parents.

 

 

2. La finalité de la communauté politique

La communauté politique est finalisée par la réalisation d'une œuvre commune. Citant Jacqueline de Romilly qui fut membre de l'Académie française et grande spécialiste de la civilisation grecque, on peut se référer à son ouvrage Actualité de la démocratie athénienne : « C’est un fait que les philosophes de cette Athènes du Ve siècle ou du IVe siècle, traitaient de politique autant que de morale. Platon écrit La République ; Aristote, La Politique. Ils cherchent les vertus, l’idéal qui fait vivre les gens, les erreurs, les injustices qui surgissent. […] Certains déplorent que la question du sens et du but soit aujourd’hui perdue de vue. Je dirais peut-être que la complexité de la vie actuelle, l’ampleur de nos pays, les progrès de toutes les sciences économiques ont fait se développer un aspect purement politico-économique, matérialiste, qui a fait passer au second plan l’aspect moral. »

La finalité de toute communauté humaine vise le bien-vivre de ses membres en vue de permettre aux personnes d'atteindre leur bonheur. L'exercice de cette finalité nécessite préalablement la coopération entre les personnes. Cette coopération repose sur la concorde. Heureux de collaborer les uns avec les autres, profitant de leurs compétences mutuelles et s'efforçant de les mettre en pratique en vue de la meilleure réalisation possible, les membres sont alors en concordia parfaite, telle que la désire toute communauté humaine. La coopération réclame que celui qui est plus développé du côté de intellectuellement et qui possède une certaine vision s'associe à celui qui est plus porté à l'efficacité immédiate, et cela sans rivalité. En ce sens, un membre qui reste à l'extérieur d'une communauté par son comportement, donc qui ne coopère pas convenablement au bien commun, peut la saper, voire même la détruire.

De plus, ce qu'il ne faut pas oublier, c'est que le bonheur de l'homme est avant tout personnel et non collectif, la communauté concourant non pas à réaliser, mais à favoriser la réalisation et l'épanouissement de chaque personne. Le bonheur de l'homme est toujours personnel, même si une communauté qu'elle soit familiale ou autre puisse y contribuer. Même dans l'amitié, le bonheur reste personnel, car l'être de l'un n'est pas l'être de l'autre, ce qui ne retire en rien le don de l'un envers l'autre pour son bien, d'où pour son bonheur.

3. Les formes de gouvernements

Dans La Politique, Aristote propose le fonctionnement d'une communauté politique. La meilleure organisation est régie par trois formes de gouvernements qui peuvent s'interpénétrer : le gouvernement d'un seul, le gouvernement d'un petit nombre et le gouvernement d'un grand nombre. Le gouvernement d'un seul tient de la royauté, celui d'un petit nombre tient de l'aristocratie et celui du grand nombre relève de la démocratie. Quand ces gouvernements dévient de leurs finalités respectives, ils risquent d'engendrer leurs contraires. La corruption de la royauté aboutit à la tyrannie. La corruption de l'aristocratie aboutit à l'oligarchie et la corruption de la démocratie aboutit à l'anarchie. La pire des corruptions semblent bien être la tyrannie, puisqu'elle met en évidence l'absence de justice, fondement des relations entre les personnes, donc fondement de toute communauté humaine.

Le meilleur gouvernement est celui qui préserve les droits fondamentaux de la personne humaine. N'est-ce pas aujourd'hui tout particulièrement une question majeure à se poser tant de la part des hommes politiques que des électeurs ? En ce qui concerne la recherche du meilleur gouvernement, il semble qu'il s'agisse d'un mixte entre ces trois formes : une part au sommet où un seul maintient l'unité, une part intermédiaire où un petit nombre gouverne et reçoit la part où le grand nombre, formé aux affaires publiques, participe à la vie quotidienne.

Dans les années 1990, lors du discours d'ouverture des frontières des pays de l'Est, on pouvait entendre que : « Le respect des droits fondamentaux de la personne humaine est le commencement de tout ordre social et c’est la condition de la paix dans le monde, de la paix des consciences, de la paix des familles, de la paix des nations. Là où l’on ne respecte pas les droits humains à la vérité, à la liberté, à la justice, là il n’y a pas et il n’y aura pas de paix. Il faut d’abord garantir aux hommes les droits fondamentaux avant de vouloir rassembler les forces pour édifier la paix. »

Mais, à l'inverse, dans l'histoire de la littérature, l'abus de pouvoir et la corruption des régimes politiques n'était-elle pas déjà clamée avec habileté dans Le Prince de Machiavel ? Machiavel, comme d'autres peut-être dans notre monde politique, dit que : « des choses pour lesquelles les hommes, surtout les princes, sont loués ou blâmés : qui veut faire entièrement profession d'homme de bien, il ne peut éviter sa perte parmi tant de gens qui ne sont pas gens de bien. Aussi est-il nécessaire au prince qui se veut conserver d'apprendre à pouvoir n'être pas bon et d'en user ou n'user pas selon la nécessité. »

Il ajoute au sujet « de la cruauté et de la clémence et s'il vaut mieux être aimé ou craint : vaut-il mieux être aimé que craint, ou l'inverse ? Je réponds qu'il faudrait être et l'un et l'autre ; mais comme il est bien difficile de les marier ensemble, il est beaucoup plus sûr de se faire craindre qu'aimer. Car il est une chose qu'on peut dire de tous les hommes : qu'ils sont ingrats, changeants, dissimulés, ennemis du danger, avides de gain ; les hommes hésitent moins à nuire à un homme qui se fait aimer qu'à un autre qui se fait craindre ; mais la crainte se maintient par une peur de châtiment qui ne te quitte jamais. […] Le prince prudent et bien avisé doit se fonder sur ce qui dépend de lui, et non sur ce qui dépend des autres.

Puis encore Machiavel termine : « comment les princes doivent tenir leur parole ? : Il n'est pas nécessaire à un prince d'avoir toutes les qualités, mais de paraître les avoir. Il faut qu'il ait l'entendement prêt à tourner selon que les vents de fortune et variations des choses lui commandent, et ne pas s'éloigner du bien, s'il peut, mais savoir entrer au mal, s'il le faut. »

Laissons la parole à Jacqueline de Romilly pour répondre : « En démocratie, on demande à chacun d’intervenir ou au moins de voter en connaissance de cause. Ce régime suppose que tous ceux qui y participent aient reçu une formation suffisante pour comprendre certains enjeux politiques et électoraux, pour bien juger et ne pas se laisser entraîner par la propagande et le manque d’esprit critique. […] Dans l’ensemble, toutes les guerres, toutes les cruautés, toutes les manifestations d’arbitraire et toutes les violences sont prêtées à ce que l’on appelait alors le tyran, c’est-à-dire le dictateur, l’homme qui avait un pouvoir absolu. Car cet homme, pour continuer à régner, a besoin de détruire toute opposition. Aujourd’hui, nous réalisons des progrès fabuleux, mais nous avons perdu la force intérieure pour savoir à quelle fin les utiliser. »

 

 

4. Bien commun et finalité

L'œuvre commune réalisée par toute communauté humaine, qu'elle soit familiale, éducative, économique, politique au sens large du mot vise un bien commun capable de finaliser l'engagement de chacun pour la communauté. C'est pourquoi le bien commun est à la fois ce que chacun réalise pour la communauté et ce qui lui permet en retour de bien-vivre dans le respect de l'autre, d'où avec justice, afin que le bien commun puisse se réaliser. Toute coopération ne peut exister et durer que si elle est tournée vers le bien commun de ceux qui constituent la communauté, qui en ont conscience et le reconnaissent comme tel, car dès qu'elle ne profite plus à tous les membres, mais seulement à quelques-uns ou pire à un seul, les autres sont lésés, la coopération disparaît et, avec elle, la communauté. C'est ce qui apparaît souvent en politique, mais aussi dans le monde de l'entreprise et dans la famille où la dimension de la personne peut être réduite à une relation psycho-affective.

Toute communauté doit nécessairement reposer sur certaines règles pour garantir une harmonie entre les personnes. Quelle est la place de la loi dans une société ? Peut-on dire que la règle ou le règlement finalise une organisation ? La loi est ce qui permet aux membres d'une communauté de se choisir. De même que le choix est ce qui est premier dans l'amitié, car l'amitié ne peut exister qu'après le choix de l'ami, la communauté ne peut exister que lorsque la loi est établie, car c'est elle qui fait que la communauté existe en tant que communauté et non seulement en tant que groupe humain. Il semble donc que la règle ou la loi établisse le passage du point de vue quantitatif au point de vue qualitatif.

Un groupe humain a besoin de règles pour fonctionner. Couramment, on pense que la loi finalise une société ou une communauté, ce qui est faux. Elle ne finalise pas, ne détermine pas une communauté, mais elle détermine le bien d'une communauté, ce qui n'est pas la même chose. Elle est première dans l'ordre de l'exister. D'où, le risque d'amalgame entre loi et fin, entre loi et bien commun, en remplaçant le bien commun par la loi. La loi est première, tandis que le bien commun est fin. Ce n'est pas la loi en tant que loi qui fait le bonheur des citoyens. Elle contribue au bonheur par l'intermédiaire du bien commun qu'elle met en évidence. Sinon le risque est d'entraîner une communauté à ériger des lois injustes, quand elles ne sont pas ordonnées au bien commun, donc au bonheur des citoyens.

Faisons une analogie avec l'amitié, l'analogie permettant de préciser quelque chose dans l'analyse. Celui qui a autorité détient la responsabilité de l'unité à l'intérieur de la communauté impliquant un comportement solidaire entre les membres. La solidarité est à la communauté, ce que le secret est à l'amitié, car tous deux manifestent l'unité entre les personnes. En effet, la solidarité implique une communion, synonyme de secret partagé qui rassemble les membres entre eux. Voilà un second exemple d'analogie dont le philosophe peut se servir dans l'analyse.

C'est dans l'exercice de l'autorité que se détermine la réalisation du bien commun, car le but de l'action de celui qui l'exerce est de faire en sorte que l'action de tous concourt à atteindre ce bien commun à tous. On saisit là ce que représente l'autorité. Précisons la finalité poursuivie par une communauté. Quand la philosophie grecque dit que ce bien réside dans la concorde entre les citoyens, qu'entend-elle par « concorde » ? C'est la bonne entente, l'harmonie entre les membres d'une communauté politique. D'où concorde et bien commun se chevauchent, l'un permettant à l'autre d'exister. Si le bien commun est le fruit de la coopération entre les membres, la diversité des communautés s'accompagnera d'une diversité de biens communs. Quels sont-ils ?

 

1. Le bien commun dans la famille

Revenant à la grande tradition hellénique fondatrice de la philosophie européenne, celle-ci a transmis que le premier bien commun, premier au plan génétique, le plus naturel et foncier est celui de la famille. De l'homme et de la femme naît une amitié fondée sur un choix libre et réciproque. Quand l'union des corps engendre la procréation, fruit de cet amour, l'enfant devient le troisième membre, à la fois membre et bien commun de la famille, fondant ainsi une communauté humaine. Le fondement de la famille présupposant la justice, il réside toutefois au-delà, dans et par l'amour. Ce bien commun se réalise dans l'accompagnement de la croissance de l'enfant en vue de devenir lui-même une personne humaine autonome, libre, en charge de sa vie et capable de découvrir sa propre finalité humaine.

L'éducation de l'enfant implique le concours des diverses communautés externes à la famille sur tous les plans de son développement. Cela présuppose donc que la communauté politique reconnaisse la prééminence de la famille en tant que communauté fondatrice de la société naturelle. À un autre niveau, les communautés intermédiaires collaborant directement ou indirectement dans la vie de l'enfant, que ce soit au plan éducatif, du travail, de la santé ou de la culture, doivent aussi respecter cette primauté. Cicéron affirmait dans le De legibus, « la nature ou l'essence même du droit ne peut dériver que de la nature de l'homme », ainsi que dans le De republica, « il existe une loi de vérité, c’est la droite raison, conforme à la nature, répandue dans tous les êtres, permanente, éternelle, qui nous appelle impérieusement à remplir notre fonction.

Il est important de souligner que le bien commun de la famille dans l'enfant prend fin quand l'enfant devient adulte et qu'il assume sa vie. Il n'y a donc plus de bien commun au sens fort dans la famille, mais un bien naturel à deux niveaux : le respect des parents auteurs de la vie biologique, la concorde dans la famille entre parents et frères et sœurs impliquant une justice principalement commutative. Il n'y a donc plus de bien commun et pas de bien personnel, sauf quand les membres de la famille se choisissent dans l'amitié.

 

2. Le bien commun dans le travail

Autant la finalité du travail diffère de celle de l'amitié, autant leurs biens communs diffèrent de la même manière, car il y a toujours, pourrait-on dire, un lien de cause à effet entre eux. Ainsi, le bien d'une communauté de travail réside dans une production de richesses toujours plus grande au profit de ses membres. Avec le développement accélérée des sciences et des techniques, apparaît une transformation de ce bien, le bien commun d'une entreprise industrielle ou commerciale s'écartant de celui de l'entreprise artisanale, par le fait de la production de masse liée à la prééminence du pouvoir financier et à la domination de la puissance économique sur la vie politique.

Dans l'organisation moderne du travail, la machine vient s'introduire entre celui qui dirige et celui qui exécute, s'ajoutant non seulement à l'aspect quantitatif, mais déterminant le plan qualitatif. De là évidemment, le bien commun d'une organisation moderne de travail diffère radicalement de l'organisation de type traditionnel, l'homme étant pour une grande part remplacé par la machine et soumis à une intense productivité. Il ne s'agit pas ici de défendre les Anciens contre les Modernes, mais de porter un jugement sur le travail proprement dit, la structure du travail humain, puis sur le bien commun.

Il faut ajouter à cela au plan financier, outre le capital, l'investissement, puisque le parc de machines est propriété d'une personne étrangère à la communauté de travail. L'étude du bien commun devient alors plus complexe. De même, à côté des aspects techniques et financiers, l'intervention des organisations syndicales aux côtés des salariés et de certains partis politiques interfère pour une part de l'extérieur, ce qui entraîne un nouvel appauvrissement du bien commun, jusqu'à peut-être sa disparition.

 

3. Le bien commun dans la vie politique

La concorde entre les citoyens, conséquence du bien commun dans la démocratie, l'aristocratie et la royauté, disparaît dans le cas de leurs contraires que sont l'anarchie, l'oligarchie et la tyrannie. Mais qu'en est-il quand souffle le vent des libertés tel que, dans la démocratie, les citoyens risquent de considérer la liberté comme un absolu ? Si nous revenons à la première grande expérience humaine, la liberté peut porter préjudice au réalisme du travail, quand elle ne prend pas sa source dans la justice et la recherche de la vérité, en détournant l'homme travailleur de son bien personnel. L'homme peut oublier alors ce réalisme nécessaire à son équilibre. Le primat de la liberté devient rivale du travail, de l'amour du travail et par conséquent de l'œuvre, fruit du travail humain, ce qui engendre une perte du sens du travail au plan individuel en premier lieu, puis dans la succession des expériences suivantes des conséquences les détournant de leurs fins, donc ne leur permettant pas d'atteindre leurs biens. 

Sur un autre plan, dans une société où la communication devient maîtresse, dans une société où la relation est progressivement devenue une fin en soi au détriment du réalisme, ce glissement progressif du travail proprement dit vers la relation où l'intermédiation fait perdre le sens du bien de l'homme, engendre au-delà du travail un amoindrissement des autres biens. La perte du réalisme pratique au plan individuel conduit à ce que la dimension collective – qui n'est plus alors communautaire - prend le pas sur l'éthique, à ce que la psychologie et la sociologie prennent le pas sur la philosophie. De là, nous observons que les sciences du comportement qui sont des sciences descriptives coiffent jusqu'à annihiler la science de la finalité, qui est aussi science du vrai et science du bien.

En effet, la relation n'étant pas une fin en soi, mais un moyen, en termes philosophiques n'étant pas substance, mais accident, la primauté de la dimension politique s'assure alors un pouvoir déterminant, relativisant la dimension éthique au détriment du bien de l'homme, parce que le bien de l'homme est toujours un bien personnel, jamais un bien commun. Cela vaut pour toutes les communautés, y compris principalement pour la famille et pour la société au niveau de l'État et de ses ministères.

Par son travail, l'homme participe au bien de la société. En payant des impôts, il contribue au bien économique. Si le bien commun économique s'arroge un droit qu'il n'a pas en déterminant le bien commun politique, il réduit le bien individuel à son seul aspect quantitatif et non plus à son aspect qualitatif en vue de permettre à l'homme d'atteindre son bonheur. L'homme ne devient alors que le maillon d'une chaîne de production collective, le bien commun étant détruit par l'économique en substituant le qualitatif au quantitatif. C'est alors l'économique qui finalise et, au lieu d'être un fondement par le travail, il détermine la totalité de l'activité humaine, s'arrogeant un pouvoir coercitif sur le bien commun, donc sur l'homme en tant qu'être humain.

À ce moment-là, la dimension humaine disparaît. La politique menée par l'idéologie réduit l'homme à n'être plus qu'un jouet, un moyen de pouvoir de la masse sur l'individu. L'homme peut tomber dans un nouveau type d'esclavage, car concevant, fabriquant, puis utilisant le robot à sa place, il risque lui-même de devenir robot. Ne faut-il pas alors faire appel au « supplément d'âme », dont parlait Bergson ? Quel  homme politique voit encore aujourd'hui la finalité humaine de la communauté politique ? Il s'est enfermé dans le conditionnement finalisé par le pouvoir de l'argent. L'entreprenariat devient synonyme de profit. L'aspect économique conditionne, mais ne finalise pas. Le conditionnement mène à l'impasse politique, puisqu'il fait d'un moyen une fin, la finalité ayant disparu et le bien commun avec elle. La richesse humaine du grand nombre disparaît au profit de la richesse financière du petit nombre, ce qui entraîne une nouvelle tyrannie, cette tyrannie moderne dont l'Occident est passé maître tout en combattant à juste titre les tyrans de la planète. Il s'agit là d'un combat de titans dont nous ne savons pas à quel niveau de destruction il mènera notre terre et ses habitants.

Telle est la question à laquelle est confrontée la société moderne européenne face à la pensée fondatrice de la démocratie. « La démocratie exige en effet une certaine éducation de l'esprit, la capacité de chacun à se former un jugement. [...] La question de l’éducation est donc liée au problème de la démocratie, mais elle est devenue plus urgente encore dans nos grandes démocraties modernes. […] Aujourd'hui, nous réalisons des progrès fabuleux, mais nous avons perdu la force intérieure pour savoir à quelle fin les utiliser. L'homme doit employer tous les moyens dont il dispose pour le bien », peut-on conclure en citant Jacqueline de Romilly dans son Actualité de la démocratie athénienne.