Qu’est-ce que l’expérience ? Chacun fait deux types d’expériences principales. L’expérience interne prend sa source dans l’immanence, l’intériorité de la pensée, donc le vécu de l’intelligence selon une logique subjective, affective, point de départ des idées. C’est le fondement de l’idéalisme. L’expérience externe prend sa source dans la réalité elle-même par un jugement instantané : le jugement d'existence « ceci est ».
Tel est le fondement du réalisme. Toutes deux, interne et externe, regardent la réalité, mais la première la réduit à la forme qui détermine la réalité, pour ensuite en supprimer, de fait, la finalité. La seconde regarde la réalité pour elle-même, au-delà de la forme, en posant un acte immédiat existentiel, donc essentiel et vecteur de la fin.
L’intelligence sort d’elle-même pour aller vers la réalité, par son caractère premier qui est son exister. C’est à partir de cette saisie existentielle qu’elle va chercher à connaître, partant du contact par un seul des cinq sens, d’ordre qualitatif, antérieur à l’activité cumulée des autres sens, cet apport quantitatif mis au service de la qualité première. L’expérience externe saisit d’abord l’exister, au-delà de toute activité interne, introspective, tandis que l’expérience interne s’en s’approprie la forme, l’absorbe comme étant sa nourriture intellectuelle d’une manière végétative, alimentaire. En un mot, je pense comme je mange. Mais l’autre n’est pas un aliment, l’être n’est pas le devenir. Ce qui devient est absorbé, puis assimilé, tandis que ‘ce qui est’ ne peut qu’être respecté pour lui-même, au-delà de tout appropriation, car il nous dépasse et ne peut être atteint. Réduire l’être au devenir, c’est enfermer la vie de l’esprit, la vie spirituelle dans la vie sensible. C’est réduire la fin à la forme, la finalité au formalisme et, par causalité, supprimer ou plus, tuer l’exister comme tel.
La philosophie moderne, de sa naissance à la Renaissance, à sa maturité de la philosophie cartésienne à la philosophie hégélienne, réduit l’être au devenir, s’attachant à l’autre au plan formel. C’est pour cette raison que la philosophie n’intéresse plus guère, parce qu’elle a perdu sa noblesse : la sagesse. Elle n’est plus sagesse, ne sachant plus pourquoi elle est faite, quelle est sa finalité. Blessée, le positivisme l’a achevée.
C’est là, me semble-t-il, que se situe la porte d’entrée dans l’encyclique de saint Jean-Paul II Fides et ratio, « Foi et raison », qui appelle à un retour à la sagesse, à la métaphysique, science de l’être, sommet de la philosophie. Là aussi, me semble-t-il, réside la réponse préliminaire aux grandes questions du monde actuel, entre foi et raison, donc entre philosophie et théologie. Là enfin, me semble-t-il encore, se situe le préalable à la conscience de chacun, au mystère de la vie, à une renaissance de la vie spirituelle dont l’homme d’aujourd’hui a tant besoin, à un renouveau de la dimension contemplative pour tout un chacun.
Comment se connaître soi-même, sans faire cette distinction entre expérience interne et expérience externe, pour en saisir l’ordre ? Ainsi, comment donner sans avoir reçu réellement ? Car recevoir ne se réduit pas au progrès scientifique ou technique, aux seules conditions de l’existence matérielle, à une perception d’ordre psycho-sociologique liée au seul conditionnement. C’est avant tout connaître pour aimer ce qui est donné à l’homme, connaissance que chacun reçoit par les sens en premier lieu de l’univers, pour ensuite l’élever et agir dans la vie. La philosophie est sagesse humaine, sinon elle n’est pas, mais élucubration, puis désintégration. De même, la théologie est sagesse chrétienne, sinon elle ne féconde plus.
Comment un enfant peut-il grandir sans recevoir tout cela de ses parents, de ses enseignants ? L’intelligence, ou plus précisément la capacité de connaître, ne se forme pas dans l’introspection, ‘en tuant le père’ pour exister, mais en recevant de lui en premier, puis d’autres, puis par soi, tout ce qui permet la croissance et favorisera la transmission de la vie dans tous les sens du mot. Tuer le père, c’est ne pas recevoir la vie, sans omettre la place essentielle de la mère. C’est vivre sans Dieu, se tuer soi-même, se suicider et, restant immature, être mauvais exemple ou piètre conseil.
La première des vertus humaines est l’obéissance, dans l’enfance surtout, car sans elle l’enfance prend un mauvais départ, l’intelligence liée à l’amour ne recevant pas sa condition nécessaire de croissance. À l’âge adulte, c’est différent : l’obéissance implique le respect de la liberté de la personne, tandis que, dans l’enfance, l’obéissance fonde la croissance de la personne, dans la mesure où elle repose sur la justice et sur l’amour.
C’est ainsi que l’homme grandit, que la société se développe, que l’efficacité reste à sa place, que la fécondité rayonne. Aussi, la philosophie doit-elle retrouver ses droits et ses devoirs, la foi ses conditions de croissance et d’épanouissement dans la charité, selon l’ordo caritatis que donne saint Thomas d’Aquin : s’aimer soi-même, pour aimer Dieu, puis pour aimer les autres.
N’est-ce pas ce qu’il manque cruellement aujourd’hui dans nos familles, dans nos villages, dans nos pays, et parfois même dans notre propre Église ?
N’est-ce pas ce que la tradition monastique a bâti et doit renouveler pour servir la foi, la sauver quand elle disparaît, en premier dans le silence de l’adoration, puis dans la formation intellectuelle à l’école du Magistère, enfin dans le service de la charité dans toutes ses dimensions ?
Jean d'Alançon
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