À quoi bon les poètes et les romanciers ? ironisait, il y a quelques années, Alain Finkielkraut dans un essai [1] qui avait fait, en son temps, grand bruit. À quoi bon des Zamiatine [2] ou des Rufin [3] qui ont scruté chacun à leur manière une modernité en mal d'elle-même, avec ses germes de totalitarismes n'ayant jamais fini de muter. Prophètes de malheur ? non mais à l'instar des philosophes qui tentent de connaître spéculativement l'Homme, les hommes de lettres explorent à leur façon les complexités humaines en apportant une profondeur et une nuance qui leur sont propres. Dans un monde efficace où la vitesse est le maître mot, la tentation est toujours grande de considérer poètes et romanciers, lents artistes qui s'adressent à la part spirituelle et contemplative de l'homme,comme d'inutiles rêveurs.

Le contre-feu possible des professeurs de lettres

Sauf qu'à l'heure de la théorie du gender, ils pourraient bien être,encore une fois,de ceux qui aident à résister à l'idéologie. L'Éducation nationale s'ingénie-t-elle à faire entrer de force dans les manuels de SVT qu'on ne naît pas homme ou femme ? qu'à cela ne tienne ! Que les professeurs de lettres organisent un contre-feu et proposent à leurs classes objets d'étude en groupements de textes et œuvres intégrales à étudier où poètes et romanciers chantent le bel amour de l'homme et de la femme, les affres de l'amour de l'homme et de la femme, la difficile conciliation de la passion et du mariage. Amour bien fragile, il est vrai, amour malmené souvent mais amour toujours où amitié, désir et passion viennent alimenter des histoires éternelles.

Sans l'homme et la femme, que resterait-il donc de la littérature, que resterait-il de la vie stylisée, transfigurée, miroir de la vie telle qu'elle est allée, telle qu'elle va, et telle qu'elle ira ? Ne célèbre-t-elle pas à chaque page de livre ou de recueil une vérité centrale, universelle d'humanité ? Qui ne se souvient par exemple de l'inoubliable adieu de Perdican à Camille que Musset invente dans On ne badine pas avec l'amour:

 Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n'est qu'un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c'est l'union de ces deux êtres si imparfaits et si affreux (II, 5).

Qui ne se souvient parmi les plus belles pages sans doute de la littérature mondiale, mais également parmi les plus anciennes, des retrouvailles d'Ulysse et de Pénélope ? Las de Calypso qui lui promet monts et merveilles dont l'immortalité s'il lui reste attaché, Ulysse reste insensible aux charmes de l'ensorceleuse Circé, de la splendide fille de roi, Nausicaa aux bras blancs. Seul importe le retour près de l'épouse et de la mère fidèle comme si déjà pour le prince des poètes, Homère, le seul amour véritable était l'amour conjugal entre un homme et une femme. Après le massacre des prétendants, Pénélope n'est pas de reste et fait subir à Ulysse un test cruel : alors qu'elle doute encore, et contre les apparences, que l'homme qui se présente à elle soit son mari, la mère de Télémaque met à l'épreuve une dernière fois l'homme aux mille ruses, le dévastateur de citadelles. Elle lance la phrase piège, fait croire qu'on a déplacé le lit conjugal. Et Ulysse de dévoiler le secret d'amour connu d'eux seuls. Reconnaissance fameuse. Et le  sourire aux larmes  de Pénélope d'émouvoir pour jamais tout lecteur de l'Odyssée. Les happy ends d'Hollywood n'ont qu'à bien se tenir !

Homme et femme, il les chanta

Comment rester insensible aux  fleurs  de Baudelaire ou d'Aragon à propos des yeux des femmes aimées, ces  ciels brouillés ,  si profonds  qui  rendent jaloux le ciel d'après la pluie , qu'elles soient idéales, prostituées ou symboliques ? Comment effacer ce fonds d'humanité que tant de romanciers ont élu matière privilégiée de leur œuvre, comment effacer le moment d'exception où l'homme choisit naturellement la femme dans son cœur ? Tout de la femme aimée parle à l'homme amoureux, son ébahissement frisant même parfois la bêtise comme dans le coup de foudre passé à la postérité imaginé par le narrateur de l'Éducation sentimentale :

 Jamais il (Frédéric Moreau) n'avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait. Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu'elle avait portées, les gens qu'elle fréquentait ; et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n'avait pas de limites. 

On pourrait ainsi convoquer à l'infini les grands textes classiques rivalisant de beauté pour dire la beauté de la femme et la naissance de l'amour, la déclaration, la stratégie amoureuse, l'amour refusé ou caché, les épreuves, les visages de l'amour, la relation tumultueuse de l'homme et de la femme comme ce sommet par exemple d'un de nos plus grands poètes français, Racine, les adieux de Bérénice à Titus :

 Je n'écoute plus rien, et pour jamais : adieu...
Pour jamais ! Ah, Seigneur ! Songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence et que le jour finisse,
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?

Dans le film culte Les Temps modernes, l'épilogue offre pour dernier plan la vision heureuse de la Gamine et de Charlot main dans la main. Pointe au bout du chemin une aurore  d'espérance.

Tant qu'il y aura un homme et une femme...

 

Hélène Bodenez

À lire d'Alain Besançon, Cinq personnages en quête d'amour,  Amour et religion ,  Éditions de Fallois – Essais.

À écouter sur France Culture : lien

 

Homère, Odyssée, Traduction française de Leconte de Lisle, chant XXIII

 

Chacun parlait ainsi, ne sachant pas ce qui avait été fait. Et l'intendante Eurynomè lava le magnanime Odysseus dans sa demeure et le parfuma d'huile ; puis elle le couvrit d'un manteau et d'une tunique. Et Athènè répandit la beauté sur sa tête, afin qu'il parût plus grand et plus majestueux, et elle fit tomber de sa tête des cheveux semblables aux fleurs d'hyacinthe. Et, de même qu'un habile ouvrier, que Hèphaistos et Pallas Athènaiè ont instruit, mêle l'or à l'argent et accomplit avec art des travaux charmants, de même Athènè répandit la grâce sur la tête et sur les épaules d'Odysseus, et il sortit du bain, semblable par la beauté aux Immortels, et il s'assit de nouveau sur le trône qu'il avait quitté, et, se tournant vers sa femme, il lui dit :

- Malheureuse! Parmi toutes les autres femmes, les Dieux qui ont des demeures Olympiennes t'ont donné un cœur dur. Aucune autre femme ne resterait aussi longtemps loin d'un mari qui, après avoir tant souffert, revient, dans la vingtième année, sur la terre de la patrie. Allons, nourrice, étends mon lit, afin que je dorme, car, assurément, cette femme a un cœur de fer dans sa poitrine !

Et la prudente Pènélopéia lui répondit :

- Malheureux ! je ne te glorifie ni ne te méprise mais je ne te reconnais point encore, me souvenant trop de ce que tu étais quand tu partis d'Ithakè sur ta nef aux longs avirons. Va, Eurykléia, étends, hors de la chambre nuptiale, le lit compact qu'Odysseus a construit lui-même, et jette sur le lit dressé des tapis, des peaux et des couvertures splendides.

Elle parla ainsi, éprouvant son mari ; mais Odysseus, irrité, dit à sa femme douée de prudence :

- Ô femme! quelle triste parole as-tu dite? Qui donc a transporté mon lit ? Aucun homme vivant, même plein de jeunesse, n'a pu, à moins qu'un Dieu lui soit venu en aide, le transporter, et même le mouvoir aisément. Et le travail de ce lit est un signe certain, car je l'ai fait moi-même, sans aucun autre. Il y avait, dans l'enclos de la cour, un olivier au large feuillage, verdoyant et plus épais qu'une colonne. Tout autour, je bâtis ma chambre nuptiale avec de lourdes pierres; je mis un toit par-dessus, et je la fermai de portes solides et compactes. Puis je coupai les rameaux feuillus et pendants de l'olivier, et je tranchai au-dessus des racines le tronc de l'olivier, et je le polis soigneusement avec l'airain, et m'aidant du cordeau. Et l'ayant troué avec une tarière, j'en fis la base du lit que je construisis au-dessus et que j'ornai d'or, d'argent et d'ivoire, et je tendis au fond la peau pourprée et splendide d'un bœuf. Je te donne ce signe certain; mais je ne sais, ô femme, si mon lit est toujours au même endroit, ou si quelqu'un l'a transporté, après avoir tranché le tronc de l'olivier, au-dessus des racines.

Il parla ainsi, et le cher cœur et les genoux de Pènélopéia défaillirent tandis qu'elle reconnaissait les signes certains que lui révélait Odysseus. Et elle pleura quand il eut décrit les choses comme elles étaient ; et jetant ses bras au cou d'Odysseus, elle baisa sa tête et lui dit : - Ne t'irrite point contre moi, Odysseus, toi, le plus prudent des hommes ! Les Dieux nous ont accablés de maux ; ils nous ont envié la joie de jouir ensemble de notre jeunesse et de parvenir ensemble au seuil de la vieillesse. Mais ne t'irrite point contre moi et ne me blâme point de ce que, dès que je t'ai vu, je ne t'ai point embrassé. Mon âme, dans ma chère poitrine, tremblait qu'un homme, venu ici, me trompât par ses paroles ; car beaucoup méditent des ruses mauvaises. L'Argienne Hélénè, fille de Zeus, ne se fût point unie d'amour à un Etranger, si elle eût su que les braves fils des Akhaiens dussent un jour la ramener en sa demeure, dans la chère terre de la patrie. Mais un Dieu la poussa à cette action honteuse, et elle ne chassa point de son cœur cette pensée funeste et terrible qui a été la première cause de son malheur et du nôtre. Maintenant tu m'as révélé les signes certains de notre lit, qu'aucun homme n'a jamais vu. Nous seuls l'avons vu, toi, moi et ma servante Aktoris que me donna mon père quand je vins ici et qui gardait les portes de notre chambre nuptiale. Enfin, tu as persuadé mon cœur, bien qu'il fût plein de méfiance. Elle parla ainsi, et le désir de pleurer saisit Odysseus, et il pleurait en serrant dans ses bras sa chère femme si prudente. De même que la terre apparaît heureusement aux nageurs dont Poseidaôn a perdu dans la mer la nef bien construite, tandis qu'elle était battue par le vent et par l'eau noire ; et peu ont échappé à la mer écumeuse, et le corps souillé d'écume, ils montent joyeux sur la côte, ayant évité la mort ; de même la vue de son mari était douce à Pènélopéia qui ne pouvait détacher ses bras blancs du cou d'Odysseus.

 

 

 

 

[1] Nous autres, modernes !, (Folio-Essais, 2008).

[2] Nous autres, (L'Imaginaire Gallimard).

[3] Globalia (Gallimard, 2004) ou Le Parfum d'Adam, (Gallimard, 2007).

 

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