Un essai politique qui fera date. Dans Situation de la France (DDB), Pierre Manent fait de la question religieuse la clé du problème politique français. S’il n’y a pas de démocratie sans nation, de nation sans culture, de culture sans religion, comment affronter la montée de l’islam en France ? La laïcité n'est pas la solution, affirme le le philosophe. L’enjeu, c’est la paix et la liberté.
Normalien et agrégé de philosophie, Pierre Manent a été directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Il s’attaque dans Situation de la France au problème qui lui semble la clé de la crise que nous traversons : la place des religions dans notre société, et particulièrement celle de l’islam. Pour le philosophe, la solution ne peut échapper à un compromis audacieux : accepter les mœurs musulmanes, mais conditionner cette acceptation « par la préservation ou même le renforcement de notre “ancienne constitution” », autrement dit notre identité chrétienne. Un essai qui pèse ses mots et fait réfléchir : « Le mot adéquat à la réalité nouvelle est le mot de guerre. »
La France ne s’est jamais vraiment remise de la défaite de 1940. Le « renoncement », « maladie de l’âme de la nation », a été combattu par de Gaulle, mais pas par ses continuateurs. Et c’est désormais « la détente qui fait loi. Elle fait apparaître toute contrainte comme inutile et arbitraire, vexatoire en un mot, qu’elle affecte la vie civique ou la vie privée. Chaque relâchement justifiant et appelant le suivant, les gouvernements sont incités à se faire valoir non plus par l’orientation et l’énergie qu’ils donnent à la vie commune mais par les nouveaux droits qu’ils accordent aux individus et aux groupes ».
L’individu comme seule référence
Or les revendications aujourd’hui ne prennent pas en compte le bien commun ; centrées sur l’individu, elles sont « autoréférentielles » Les gouvernants ne proposent plus une action commune, avec ce qu’elle implique de sacrifices, mais un éclatement de la société, fragmentée par les droits des individus. « Qui ne sait parler que le langage des droits individuels ne traitera jamais de manière pertinente un problème social ou politique. »
Les dirigeants sont incapables de faire avancer les choses, comme le prouve la stagnation morale et politique après janvier 2015. La « perplexité toute particulière que nous éprouvons devant le fait religieux » en est une excuse, du moins une cause : nous ne savons même pas nommer le problème auquel nous faisons face. La religion a été exclue de la conception même de la vie commune : « Que la religion, celle-ci ou une autre, puisse motiver les hommes aujourd’hui, leur donner énergie et direction aujourd’hui, c’est ce qui est proprement inconcevable pour l’Européen éclairé. » Le courant de pensée qui veut que les religions doivent s’effacer devant celle du Progrès, à l’avènement irrémédiable, devrait sérieusement se remettre en question.
Inventer des outils nouveaux
Le problème de la religion musulmane est neuf, car il intervient dans une société où le « principe de cohésion est faible » : « Nous tendons à séparer radicalement des choses qui sont naturellement réunies. » À la différence des musulmans, qui ont sans doute une notion de liberté plus ténue que la nôtre, mais qui leur donne une plus grande cohésion. D’où le dilemme : « Quelle communication, quelle accommodation, quel contact entre l’extrémisme du droit subjectif et l’extrémisme de la règle objective ? »
D’abord, pas de laïcité au sens où certains veulent l’entendre : il ne s’agit pas d’effacer une religion de l’espace public, quelle qu’elle soit, pour obtenir « une société religieusement neutre, dans laquelle la plus grande diversité d’opinions et de mœurs religieuses s’épanouirait librement ». Cette vue de l’esprit est bien différente de la réalité. Car nous ne péchons pas « par un manque de cohérence ou de fermeté » dans l’application du principe de laïcité, mais parce qu’il s’agit d’un principe qui n’est pas adapté aujourd’hui à l’islam, « aussi extérieur à l’histoire de France que le catholicisme lui était intérieur ». Croire que la question musulmane se résoudra comme l’a été — si elle l’a jamais été — la question catholique est « une idée fausse. » Et « on peut mourir d’une idée fausse ».
Rendre sa force à la nation chrétienne
Qui peut opérer cette transformation ? « L’Europe, dont le principal effet est de donner à chaque peuple européen le regret de n’être que soi » en est incapable. Restent l’État, bien affaibli, qui ne semble pas avoir la force d’élaborer des instruments politiques inédits… et surtout de les imposer ! « Il nous faut donc prendre acte du fait que le grand instrument de la politique moderne, soit l’État souverain et libéral, a trouvé ses limites morales et pour ainsi dire spirituelles. » Pierre Manent préconise donc une « politique défensive, parce que nous sommes faibles ».
Et comme, par faiblesse, nous n’avons pas posé de conditions à l’installation de l’islam, il conviendrait d’accepter certaines des mœurs musulmanes d’une part, et de « “sanctuariser” certains caractères fondamentaux de notre régime et certains traits de la physionomie de la France » comme « la liberté complète de pensée et d’expression, [qui ne consiste pas en] une parole débondée qui n’a aucun respect pour les personnes, tandis que s’étendent les “zones surveillées” ». Un compromis qui semble inévitable tant notre faiblesse est grande. « C’est un chef-d’œuvre d’imagination et de modération qu’il est demandé aux uns et aux autres de réaliser. On ne serait pas volontaire pour une telle entreprise si l’on avait le choix. »
Nous ne retrouverons notre force que « dans le regain des nations, et non pas dans leur effacement ». Cela ne semble pas avoir été compris par nos gouvernements successifs : ils « ont depuis longtemps renoncé à l’ambition de conduire nos actions, [et] sont pleins de zèle pour organiser nos perceptions ». Et en s’obstinant dans cette voie, « ils procèdent comme si la vie sociale était un spectacle […], la politique devient mise en scène » : il faut « faire France, faire président », etc. D’où l’apparition de la notion d’islamophobie, qui « n’a pas de sens, mais qui a une fonction […] : inculper tendanciellement toute parole sur l’islam ou les musulmans. Qui commence une phrase par le syntagme “les musulmans” sait qu’il doit prendre garde aux mots qui suivent, car un délit est vite arrivé ».
Une remise en question commune et personnelle
Avant que la nation reprenne conscience d’elle-même, « la question musulmane oblige les catholiques à reprendre conscience d’eux-mêmes, à poser les questions oubliées, celle de leur place dans le corps politique, celle du sens de leur participation à la chose commune, celle de leur attention aux “fins dernières” et de leur confiance dans la Providence ». Car « si les pierres de nos églises étaient aussi friables que nos cœurs sont timides, il n’y aurait plus de trace visible de chrétienté en France depuis longtemps ». Il s’agit donc de retrouver (trouver ?) l’alchimie entre la foi chrétienne et la nation. Il faut « la confiance dans ses propres forces, l’ardeur et la fierté païenne si l’on veut, d’autre part la confiance dans la bienveillance inépuisable et insoupçonnable de Dieu, bienveillance qui est prodiguée à tous et à chacun, et confiance qui est propre à la foi chrétienne ».
« Il ne suffit pas pour réunir des hommes de déclarer ou même garantir leurs droits. Ils ont besoin d’une forme de vie commune. L’avenir de la nation de marque chrétienne est un enjeu qui nous rassemble tous. » Pour les Français, et les catholiques en particulier, « une longue période de tranquillité s’achève ».
François de Lens
Pierre Manent
Situation de la France
Desclée de Brouwer, octobre 2015
173 p., 15,90 €
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La définition donnée ici du mot "Islamophobie" qui n'a pas de sens mais qui a une fonction est très pertinente. On avait déjà vu cela avec "homophobie" qui n'a que pour fonction de faire taire quiconque oserait ouvrir le débat.