Qu’est-ce que la beauté ? est né de la découverte par Bernard Dumont, directeur de la revue Catholica, d’un texte inédit écrit au cours de la dernière décennie du XXe siècle par le philosophe Jean Brun. Il eut l’idée de le transmettre à un artiste, Boris Lejeune, hanté par le même questionnement. Ce texte a ainsi engendré un autre texte : la réponse du peintre au sculpteur.
Dans l’atelier, ce qui entoure le travail de l’artiste reste très mystérieux. Ce qui est vécu prend forme mais n’entre pas dans les mots. Cela fait du contenu de ce livre un dialogue entre deux esprits libres sur un des sujets les plus tabous de ce dernier demi-siècle.
Le philosophe Jean Brun, né en 1919 et mort en 1994, a consacré sa vie à l’étude de la pensée grecque et chrétienne. Il observe avec la plus grande attention tout le long du siècle, les péripéties de la pensée des intellectuels modernes et post-modernes.
Le sculpteur, Boris Lejeune est né en 1947. Peintre d’origine russe, il est venu vivre et travailler à Paris. Il a connu les diverses formes de pensée totalitaire qui ont hanté le XXe siècle. Il s’est affronté à la violence du système soviétique et à la perversité, en Occident, d’une aliénation douce qui n’a pas de nom et rend autrement l’exercice de la liberté difficile. Il a connu l’athéisme et il a connu la foi. Il est également poète et essayiste, il a su exprimer sa forte et violente expérience de l’Est et de l’Ouest, et son cheminement artistique.
La beauté sociologique
La question commune, le sujet de la confrontation est : Qu’est-ce que la beauté ? La pensée postmoderne dominante a entièrement changé le contenu de ce mot. La définition admise aujourd’hui correspond à l’explication qu’en font les sciences humaines, la sociologie en particulier. Le beau est ce qu’une société et les institutions disent être tel à un moment donné de l’histoire. C’est un rapport de pouvoir, de puissance économique, qui se traduit par une convention sociale, statistiquement prouvée. Le point de vue « scientifique » explique tout et rend obsolète tout le débat.
Jean Brun, habitué à mettre en regard en permanence la pensée antique médiévale et actuelle, voit encore ce que le sociologue ne voit plus. Il perçoit l’homme autonome doué d’une conscience là où le praticien des sciences humaines ne l’imagine que pris et déterminé par la masse.
Le texte de Jean Brun sur la beauté est un des derniers qu’il ait écrit : trente pages, trois chapitres, Art - Poésie - Beauté. C’est une sorte de synthèse fulgurante de sa pensée avant de mourir. Comme s’il avait atteint les limites de la philosophie, était parvenu à un seuil, l’au-delà du verbe, de la philosophie. Il aperçoit un éclat ultime, une apparence qui échappe au temps, au verbe, à la raison, qui porte le nom indéfinissable de « beauté ».
L’artiste Boris Lejeune découvre très jeune sa vocation. Il l’accomplit en apprenant le grand métier à l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg qui, au milieu des tragédies vécues à l’Est, est resté un haut lieu de la transmission de l’art. Il apprend un métier qui n’est plus enseigné en France aux élèves de la même génération que lui. L’amour d’une femme et l’aspiration à une plus grande liberté l’engagent au début des années quatre-vingt sur les chemins de l’exil.
Entre esthétisme et concept
Arrivé en Occident, il comprend qu’il est passé d’une idéologie à une autre : de l’esthétisme cher au réalisme soviétique, au conceptualisme new yorkais. Elles ont en commun d’être toutes les deux historicistes et radicalement matérialistes. Il cherche donc son chemin artistique en solitaire, sort partagé par beaucoup d’artistes de cette époque à l’Est comme à l’Ouest.
Existe-t-il quelque chose entre « esthétique » et « concept » ? Il s’interroge de plus en plus sur le mot insaisissable de « beauté ». Il explore les écrits qui l’évoquent, ce que l’on en dit de l’Antiquité à nos jours. Il constate l’existence d’une infinité de points de vue et même d’un débat. Il relève aussi le grand silence sur le sujet depuis des décennies. Non pas que cette méditation sur l’art et la beauté ait disparu mais elle est devenue invisible. La preuve, parmi d’autres que l’on découvre peu à peu, ce texte de Jean Brun…
« Un corps animé par l’esprit »
Dans sa réponse, Boris Lejeune fait autrement la même constatation que Jean Brun : celui-ci notait la limite du philosophe : « L’art est une limite du monde où le verbe se tait et s’ouvre à la vision intérieure. » Il note la limite de l’artiste qui est la matière, le sol, à la fois contrainte et point d’appui pour créer et penser. Il écarte ainsi la tentation conceptuelle, il est en mesure de percevoir le surgissement des paradoxes, la conjonction nuptiale des opposés, faire « l’expérience de l’évidence et du mystère tout à la fois », de « l’art qui transfigure l’extérieur en intérieur ».
Apparaît alors l’idée d’une beauté liée à cette union des contraires qui engendre l’unité de l’œuvre : « L’artiste essaye de faire remonter à la surface l’être de chaque présence. » L’œuvre accomplie est dès lors comme un corps vivant : « L’unité est dans l’être vivant qui tient tout ensemble », telle est l’œuvre d’art.
Cette comparaison de l’œuvre à un corps vivant animé par l’esprit est très présente tout le long du XXe siècle d’Etienne Gilson à Wladimir Weidlé, Paul Claudel, Teilhard de Chardin, David Jones et tant d’autres. C’est la contribution des artistes et philosophes du siècle à la pensée sur l’art et la beauté. Elle réagit à l’enfermement, insupportable aux créateurs, que provoque la pensée matérialiste en ce domaine. Face à une idéologie provoquant la stérilité, interdisant toute individualité, ils ont approfondi ces notions qui étaient vécues jusques là comme une évidence, une grâce.
C’est une pensée forte, neuve mais enfouie, inaudible.
Le statut de l’être
Boris Lejeune et Jean Brun perçoivent un autre paradoxe : l’œuvre accomplie, ce corps vivant inscrit dans l’histoire, est cependant intemporelle. De page en page, il détecte les signes qui laissent deviner derrière l’éclat de l’œuvre, la possible existence d’un au-delà transcendant. Il confirme, un siècle plus tard, l’intuition d’Etienne Gilson exprimée dans un article écrit en captivité, pendant la guerre de 1914 : l’œuvre d’art n’a pas le statut d’objet mais celui de l’être.
Boris Lejeune se sent naturellement proche de ses racines orthodoxes et du néo-platonisme, mais son œuvre peint, sculpté, s’inscrit plutôt dans la suite du grand’art occidental. Son voyage d’Est en Ouest a été l’occasion d’une synthèse très particulière. Son œuvre scelle l’histoire d’un être qui a vécu le meilleur et le pire de la modernité et a lutté pour sauvegarder l’autonomie nécessaire à la fécondité artistique.
Boris Lejeune réussit à décrire dans ce texte la nature du défi relevé par beaucoup d’artistes, à l’Ouest comme à l’Est, tout au long du siècle qui vient de s’écouler.
Aude de Kerros est graveur, essayiste. A publié L’Art caché, les dissidents de l’Art contemporain (Eyrolles, 2013).
Jean Brun, Boris Lejeune
Qu’est-ce que la beauté ?
Desclée de Brouwer, 14 novembre 2015
204 pages, 19 €
Illustration : Boris Lejeune, Tête d’ange, 2005 (bronze, 24x34x20cm)
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