Les « tulipes » de Jeff Koons sèment la discorde à Paris : un hommage aux victimes du terrorisme avec une oeuvre discutable ?
TERRORISME CHIC ET BOUQUET CHOC
L’actualité nous y invite. Commençons par l’imminente arrivée sur le parvis du Palais de Tokyo du monument-hommage de Jeff Koons aux victimes du Bataclan. Son kitschissime « cadeau » fait débat. Sera-t-il imposé malgré impopularité, irrégularité de la procédure et « conflits d’intérêts » ?
Apparence vulgaire, contenu vague, il illustre cependant scrupuleusement les protocoles de l’Art officiel conceptuel : il questionne, met en abîme, détourne le contexte, sème le trouble en introduisant des significations clandestines et enfin déconstruit le paysage urbain parisien… ici, le très « moderne » et élégant Palais de Tokyo dont portes, façades et statuaire rassemblent les plus grands sculpteurs du XXème siècle, dont Bourdelle et Alfred Janiot.
L’initiative de ce cadeau, fait aux Français accablés par l’attentat terroriste du Bataclan, vient de l’ex ambassadeur américain en France, Jane Dorothy Hartley, ce qui en fait un geste politique. Cependant il semble plutôt célébrer, dans ce lieu symbolique de l’art, très éloigné du Boulevard Voltaire, la victoire du global kitsch américain sur l’« arrogante » excellence parisienne.
De plus le cadeau est accompagné d’une leçon, quintessence du discours moralisateur et philanthrope koonsien : l’art se doit de refléter « l’ego de la masse »… bel emballage pour rendre avalable une très concrète prédation du contribuable, car le « cadeau » de « l’artiste vivant le plus coté du monde » est un « don payant » de 3 millions d’euros ! Cher pour une œuvre dont l’emplacement sert la cote du « donateur » et de produit d’appel pour les produits dérivés qu’elle engendrera.
Jeff Koons tient à ce lieu absolument parce que son œuvre se doit d’échapper à toute fonction « décorative » et esthétique et remplir sa mission « critique » qui, étant visuelle, ne fait pas appel à des arguments rationnels mais utilise la dérision. Dans le cas présent, si l’on fait le rapprochement avec une iconographie ordinaire contemporaine, ce « bouquet » assemble en une seule image le fouet BDSM et le sex toy de type « fist »(1). La règle académique du conceptualisme est ainsi appliquée à la lettre : titre, iconographie, contexte et sens ne doivent pas coïncider et former un piège conceptuel.
LE MONUMENT DE DÉRISION À LA CONQUÊTE DU MONDE
Le monumental global kitsch apparaît dans l’espace urbain international en 1976 : c’est la Pince à Linge géante de Claes Oldenburg, dressée devant l’Hôtel de Ville de Philadelphie (USA), ville historique, patrie des « pères fondateurs », défenseurs des Lumières. Vacuité apparente et gigantisme, la formule est trouvée ! Paris en 1985, suit l’exemple : les deux places de la gare Saint Lazare sont ornées d’amusantes accumulations de valises et d’horloges, signées Armand.
La même année commence le chantier des colonnes Buren au Palais Royal. C’est le premier monument qui officiellement ne célèbre rien et n’a pas de sens déclaré, mais seulement la réputation d’être un monument caché aux victimes de la terreur. Ces monuments inaugurent la nouvelle orientation de la commande publique, toujours en vigueur aujourd’hui. Les « Inspecteurs de la création » qui dirigent l’art en France depuis 1983 président aux concours et veillent à ce que les projets de monuments remplissent leur mission critique.
Ce genre devient au fil de ces décennies le vecteur de la dévalorisation systématique des cultures et de leur art. L’esthétique du kitsch a le pouvoir de caricaturer les identités en vulgarisant les styles. Il vide les formes en évacuant leur sens. L’art devient divertissement et bizutage. Son objectif se considère néanmoins « humanitaire » car tuer les identités, les rendre dérisoires, c’est en finir avec la guerre.
Tel est le discours clérical du fondamentalisme marchand qui dresse dans les villes du monde ses fétiches géants. Ils sont éphémères comme « Le vagin de la reine à Versailles, « le plug anal » place Vendôme, « l’étron géant » à Hong Kong, ou bien permanents comme l’araignée « Maman » de Louise Bourgeois dont de multiples exemplaires sont disséminés autour de la planète. Extrêmement cotés, ces totems font le tour du monde… non sans quelques échecs !
Ainsi à Dubaï, les monuments érigés par la cheikha al Mayassa al Thany, ont été commandés aux artistes les plus cotés du Financial art. Citons parmi eux les 14 bronzes de Damian Hirst qui ornent l’entrée du Centre National de Recherche Médicale : 14 fœtus « in process », de la conception à la naissance, la statue d’Adel Abdesssemed représentant le célèbre « coup de boule » de Zidane installée sur le front de mer.
La première œuvre a été pudiquement recouverte de voiles, la deuxième rapidement déboulonnée. Pourtant le prescripteur était la famille régnante. Cela n’a pas suffi ! Dans ce pays où il n’y a pas « d’opinion publique », la désapprobation a eu recours aux nouvelles technologies, l’horrible « vox populi » est passée par le tweet. L’émeute électronique fut telle que la puissante famille a obtempéré. L’art global n’entre pas si facilement dans la chair des cultures.
LA RÉÉMERGENCE DES MONUMENTS DE CÉLÉBRATION
Après avoir connu terreur, totalitarisme et ruine, vingt ans ont été nécessaires pour que Chine et Russie se projettent dans l’avenir, développent leurs villes, désirent pour elles beauté, sens et harmonie. On y voit apparaître des monuments de célébration. Cette volonté est d’autant plus grande que l’idéologie les avait douloureusement privées de leur art civilisationnel au profit d’un art de propagande.
Zeng Zhenwei est un sculpteur monumentaliste qui a connu la Révolution culturelle dans son enfance et adolescence. Il a consacré sa vie à restaurer la beauté de l’espace urbain, à concevoir son paysage, son mobilier, ses monuments. Il professe à l’Université le paysage urbain et enseigne l’art monumental à l’école des Beaux-Arts. Président de l’Association des sculpteurs chinois, il est très représentatif du désir actuel des artistes de participer au décor de la ville, à la célébration de son histoire, à la symbolisation de ses lieux.
Sa création est une synthèse de la modernité et des fondamentaux de l’art ancestral. Soucieux du contexte, son œuvre est à contre-courant du monumental kitsch international. Avec de nouveaux matériaux, de nouveaux formats imposés par l’architecture urbaine, il y réinsuffle le goût chinois pour le mouvement perpétuel, la fluidité métamorphique des quatre éléments. C’est un maître de l’espace. Son œuvre oscille entre des polarités fortes : abstraction très stylisée, calligraphique et figuration virtuose. On reconnaît dans ses monuments l’esprit de Canton, ville d’entrepreneurs et de commerçants, ville maritime et ouverte aux influences d’Orient et d’Occident. Sa « signature » est « l’élan vital ».
La Chine est grande et diverse. Autres villes, autres monuments… à Nankin le sculpteur Wu Wei Shan, (de la même génération que Zeng Zhenwei) a créé plusieurs ensembles monumentaux. Il reçoit, dans cette ville d’histoire et de culture aux nombreux musées, une solide formation académique. Après la Révolution culturelle, il découvre l’art traditionnel puis, les frontières s’ouvrant, il découvre Auguste Rodin grâce à la première exposition occidentale venue en Chine. C’est une révélation ! Sa vocation naîtra de cette rencontre : il sculptera des monuments !
« Mon désir, ce qui m’anime, c’est la célébration… ». Représenter le corps humain est sa passion, il le revêt de manteaux où l’âme frissonne entre plis et froissements. L’homme sculpté devient paysage, terre chinoise, il mêle les différents langages de la Chine : calligraphie, peinture et poésie. Il est l’auteur de l’ensemble des sculptures du mémorial du massacre de 300 000 Chinois lors de la prise de la ville par les Japonais en 1937. Sa sculpture est profondément tragique mais par son expression et sa beauté, elle apaise les blessures de la mémoire. La renaissance de l’art chinois après sa destruction totalitaire passe par la célébration de la vie.
Pour lire l'intégralité de l'article d'Aude de Kerros : https://www.contrepoints.org/2018/04/02/313087-tulipes-jeff-koons-cadeau-embarrassant
(1) Le viatique de l’art contemporain est « la critique de la société de consommation ». Les images emblématiques des produits de la consommation de masse sont la matière première de beaucoup d’œuvres, en particulier de Jeff Koons. Ici deux objets disponibles sur Amazon pour une quarantaine d’euros sont une des clefs de l’œuvre.
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