Les maîtres du désordre

« Pas d’art sans désordre ! »

Ben

                                                                           « Aujourd’hui, c’est l’artiste contemporain qui rend possible
l’aventure la plus pure qui puisse exister en ouvrant les
territoires  inconnus de la conscience »

Jean de Loisy 

Nous sommes conviés à voir la dernière œuvre de Jean de Loisy au Musée des Arts Premiers, quai Branly. Ce grand personnage de la bureaucratie culturelle, directeur du Palais de Tokyo, grand sachem de l’Art contemporain au Collège des Bernardins, fait « dialoguer » 350 objets ethnologiques avec 20 installations d’artistes contemporains. Cette exposition est le troisième volet d’une trilogie qui complète le grand œuvre de cet homme orchestre, à la fois fonctionnaire, commissaire, artiste et théoricien. En dix ans et trois expositions blockbusters, Jean de Loisy a réussi à faire de l’art contemporain, un nouvel art sacré.

Son discours commence avec la « Beauté en Avignon » en 2000, se déploie grâce aux « Traces du sacré » en 2008 et se conclut dans « Les maîtres du désordre » en 2012 [1].

Le « monstre-monde »

Celui qui entre en ce lieu est invité à abandonner la raison pour rejoindre les mythes. Par la vertu du décor, le visiteur pénètre dans une caverne qui ressemble à un labyrinthique intestinal et serpentin. Il y est ingéré, acheminé de circonvolution en circonvolution, jusqu’à son expulsion qui le ramènera à son point de départ. La configuration des lieux évoque un temps circulaire, un éternel présent. Le pèlerin est plongé dans un espace ou l’envers et l’endroit du décor sont vus simultanément, affirmant l’ambivalence de toute chose [2]. Tout ici est métaphore. La scénographie est un discours grâce auquel Jean de Loisy nous persuade : les artistes contemporains et les chamanes font appel à des pratiques semblables et remplissent la même fonction, celle de rétablir l’équilibre du monde.

Au seuil de l’antre, le visiteur peut lire sur le mur quelques affirmations péremptoires :

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Ici règne la dualité : « Le combat nécessaire et sans fin de l’ordre et du désordre, [...] indispensable à l’équilibre de l’univers tout entier. »

Ici, abandonnez tout espoir car Dieu n’y peut rien : « Il n’existe pas d’ordre sans ambivalence, tout ordre y compris divin est fondamentalement imparfait. »

Ici, « la mort à l’œuvre et la douleur, les catastrophes naturelles et les guerres témoignent de l’impuissance des dieux et des religions établies, de leur silence ou de leur distance [3] ».

Ici, vous comprendrez l’essence monstrueuse du monde. 

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La première œuvre aperçue en entrant est contemporaine : Thomas Hirschhorn expose une accumulation de sphères terrestres cabossées — le monde est mauvais et non pas « très beau », comme l’affirme Dieu dans la Genèse ! Face à cette installation déglinguée, un peu sale, les totems océaniens, faits pour effrayer les mauvais esprits, sont pleins de grâce.

En franchissant le seuil, le visiteur entreprend une régression ad utero, il chemine dans un monde obscur effrayant et chaotique, la sombre caverne des origines. L’effroi le saisit : que faire contre le mal omniprésent ? 

Le sorcier et le performer

Jean de Loisy rassure le visiteur. La solution est « en marge des grands panthéons [4] ». Il faut avoir recours à des « hommes-limite », à des êtres marginaux et impurs qui, pour cela même, seront d’efficaces intercesseurs. Jadis ils étaient sorciers, aujourd’hui ce sont des artistes d’« Art contemporain ». Le commissaire note au passage la supériorité de ces derniers sur les artistes de tous les temps car ils sont tout à la fois : artistes, prêtres, chamanes et de surcroît anthropologues : « Je me suis interrogé sur la signification de cette mutation de l’artiste en anthropologue (au sens explorateur de l’humain dans son intégralité), et sur les raisons pour lesquelles les artistes modernes se sont moins intéressés à l’aspect formel des objets primitifs qu’à la puissance psychique qui émane d’eux [5]. »

Est-ce une supériorité ou une dérive totalitaire ? En rêvant ainsi de « l’artiste total », Jean de Loisy ne semble pas percevoir à quel point la distinction et la séparation entre art et sorcellerie a été une libération pour l’homme créateur, et le signe de son entrée dans la civilisation. L’artiste a conquis sa propre liberté en renonçant la volonté de puissance, en laissant au contemplateur sa liberté et en s’acheminant vers un au-delà inconnu et ouvert.

Dès les premiers pas on entre dans le vif de la démonstration : à l’entrée du labyrinthe, dans un coin obscur, un sorcier togolais, Azé Kokovivina nous attend [6]. Pour la première fois dans ce musée, il a activé un autel vaudou qui demeurera en fonctionnement jusqu’à la fin de l’exposition. « Il met en mouvement les forces et permet la communication des esprits [7]. » Sa présence surprend car au même moment, dans le même musée, une exposition [8] avec ses conférences, colloques et films montre comme un scandale majeur le fait pour les colonialistes d’avoir présenté des « sauvages » lors des expositions universelles. Certes aujourd’hui le statut d’Azé Kokovivina a évolué : vrai sorcier vaudou, il est devenu « artiste contemporain » par la vertu de son exposition muséale. Il est devenu la preuve vivante de la similitude qui existe entre rituels magiques et « protocoles » de l’Art contemporain (AC) [9].

Quelques pas plus loin, une œuvre de Beuys le confirme en apparaissant comme son double occidental. Grâce à une vidéo tournée en 1965, on peut voir Comment expliquer un tableau à un lièvre mort, sorte de rituel néo chamanique qui fait de lui un précurseur de cette évolution de l’Art contemporain vers des pratiques archaïques. L’œil du visiteur va d’une œuvre ethnologique à une œuvre d’AC et découvre chez les unes et les autres, ambivalence, transgression et bricolages convulsifs. Les rapprochements faits par Jean de Loisy ont un effet révélateur. Cette exposition est un apport essentiel à la compréhension de l’évolution de l’AC. On perçoit autrement désormais bien des œuvres qui ont aujourd’hui presqu’un demi-siècle. Par exemple, les célèbres petites culottes et soutiens-gorge suspendus d’Annette Messager qui connaissent ici une nouvelle version, avec des bouts de laine à tricoter. On pense aux chiffons chamaniques.

D’une façon générale, on remarque ces dernières années dans les expositions collectives d’AC une proportion très importante d’œuvres présentant cette forme de bricolage obsessionnel et maniaque. L’artiste semble compenser un immense vide, en récupérant, recyclant et accumulant tout ce qu’il ramasse autour de lui.

Le marchandage sacré

Face à cette déception amère causée par le monde mauvais, le commissaire inspiré nous rassure, il y a non seulement des intercesseurs mais aussi des remèdes. Hier comme aujourd’hui, il faut faire confiance aux médiateurs chamanes ou artistes, à leur bricolage sacré, sensé réparer le mal par les voies initiatiques de la transgression. Curieusement on trouve de plus en plus ce discours thérapeutique lorsque l’on analyse les « concepts » qui les accompagnent la production actuelle d’œuvres d’AC [10].

Quels sont les modes opératoires de ces médiateurs si semblables à ceux de nos artistes subventionnés ? « Les clowns sacrés œuvrent en rendant manifeste le refoulé, le censuré et le réprimé [11]. » De même l’artiste d’AC dénonce le mal, montre ce que l’on ne veut pas voir : le meurtre, le viol et la mort. Il fait œuvre « critique ».

Mais ils vont plus loin encore ! Grâce à la catharsis s’opèrent les miracles : gris-gris et amulettes bricolées avec boue, cheveux et sang protègent des mauvais esprits, tout comme les objets cruels de l’AC nous gardent du monde figé, idéal et parfait de l’art et des grandes religions. Par quels « véhicules » ? Par quels « protocoles [12] » ? Les uns sont appelés à être possédés par des esprits (les sorciers), les autres à maîtriser des esprits auxiliaires (les chamanes), les derniers à incorporer les « regardeurs » dans leur œuvre [13]. Les modalités varient selon les lieux et traditions, mais les principes sont les mêmes. Les uns et les autres pratiquent la transe, les états extatiques et convulsifs. L’ingestion de psychotropes, la libération des pulsions grâce à l’ensauvagement et l’animalisation sont des méthodes éprouvées.

Mais nos puissants intercesseurs ne font pas que cela, nous enseigne Jean de Loisy, ils maîtrisent le désordre car ils y participent : « Celui qui consomme l’innommable peut dire l’indicible », celui qui vit tous les excès et les dégradations peut obtenir, selon lui, leur limitation. Pour sauver le monde il faut en expérimenter la lie comme l’affirmaient nos antiques carpocratiens. Il faut être possédé par les esprits pour obtenir leur collaboration, frayer et négocier avec eux. C’est d’ailleurs là le maître mot : « négocier ». Chamanes et artistes contemporains négocient avec le mal. Nous sommes ici dans le royaume du commerce, de l’échange égal, du marchandage [14]. En AC, la formule duchampienne « donnant-donnant » est aussi un élément essentiel du dogme [15].

Pratiques occidentales

Après avoir sillonné les quatre continents, le parcours s’achève en Occident. Là, au cœur de l’ordre raisonnable, idéal et civilisé, existent de façon limitée et périodique la fête des fous, les bacchanales, le carnaval où le monde se renverse. Pour Jean de Loisy, ces usages millénaires rééquilibrent le désordre causé par l’ordre et la beauté. Ce contrepouvoir nécessaire, est ici considéré autrement : de récurrent mais limité, il est devenu permanent et essentiel.

Loisy avance dans sa démonstration et fait apparaître avec l’évocation de ces fêtes, l’éternelle rivalité entre le sorcier et le prêtre. L’affaiblissement de la liturgie chrétienne entraîne la réapparition des cortèges de Bacchus et de la « mère folle », sous forme de gay pride ou de « marche des salopes ». Ces nouvelles liturgies sont aujourd’hui les plus spectaculaires, médiatisées et visibles. Catherine Grenier, conservatrice experte en Art contemporain remarquait dans un livre récent, L’art contemporain est-il chrétien ? (Ed. Jacqueline Chambon), combien les rites et croyances abandonnées par le christianisme étaient devenus un matériau détourné et reprogrammé par les plasticiens, performers et vidéastes [16]. Cette exposition exclut curieusement deux types de médiateurs avec l’invisible ou l’inconscient, encore présents dans la monde moderne, les prêtres catholiques et les psychanalystes. Ces derniers sont nombreux à venir voir l’exposition, intrigués par le propos de Jean de Loisy qui sonne le glas de leur pouvoir et aurait scandalisé Freud. Ils se posent la question : mais comment peut-on renoncer à la civilisation ? Et surtout : serions nous devenus inutiles ?

Le char aux roues arc-en-ciel, l’apothéose de l’AC 

« Conjurations profanes » est la dernière station de ce chemin initiatique : ce qui jadis faisait partie des mythes est aujourd’hui devenu théorie et service public. Voilà le progrès, même les chamanes ont défroqué ! Le discours du commissaire s’achève par une œuvre symbolique, commandée à plusieurs artistes [17] : en gloire, debout sur un char, un Priape androgyne, à face animale et aux multiples verges dont certaines sortent du cerveau, entraîne un cortège de monstres. Voici Der Propagandist [18], figure probable du clerc tout puissant, chef d’orchestre d’une créativité convulsive et cacophonique. Un des personnages tend un miroir au passant, où il est écrit : « Comme vous ! » Le visiteur est sensé s’y reconnaître.

« L’artiste n’est pas là pour nous rassurer, explique Arnaud Labelle-Rojoux. C’est à travers lui, génie aux cent visages, bienfaiteur et négatif à la fois, que s’exprime le plus complètement l’expression humaine, sublimant la folie réelle en tant que force créatrice sans limite. » Le pèlerin désormais initié découvrira en sortant une pancarte avec l’écriture naïve de Ben : « Pas d’art sans désordre ! » Créer c’est détruire, seule la transgression peut nous sauver [19] !

Le commissaire-philosophe a terminé sa leçon. Il conclut : L’AC est un art au dessus de l’art, de la religion, de la morale. C’est le sommet de l’art de tous les temps puisqu’il réunit et dépasse désormais ces trois fonctions par la voie négative : « Mettre en turbulence les convictions, rejouer ce qui paraît acquis, élargir notre champ de conscience, faire exploser les règles convenues [20]. »

Ce qui est exclu fait partie de ce qui est signifié

Curieusement, quoique le « grand art » n’ait pas été ici à l’ordre du jour, on peut y voir quelques chefs d’œuvre comme des sculptures de Dyonisos, Bacchus, des Ménades, un saint Michel baroque, des musiciens de Jérôme Bosch. L’idée sans doute étant de faire apparaître « l’ambiguïté de l’ordre, mais malgré le sujet évoquant une transgression, cela ne fonctionne pas. Leur beauté y fait étrangement obstacle, c’est elle qui est perçue avant tout ! Il y a sans doute là une différence de nature entre les objets de pouvoir, fruit d’un bricolage convulsif et l’œuvre d’art. Chacune de ces pratiques opère différemment sur celui qui regarde.

Par ailleurs, comme dans son « œuvre » précédente, « Les traces du Sacré » à Beaubourg en 2008, Jean de Loisy écarte toute référence forte au christianisme [21], et pour cause ! Selon lui, celui-ci a échoué et fait partie du passé révolu. Les artistes contemporains sont devenus les néo-chamanes d’un monde désormais postchrétien. Tout au long de cette exposition, Jean de Loisy évoque le « surnaturel [22] » mais exclut toute notion de transcendance.

Changement de paradigme et d’époque

Nous avons quitté l’art à vocation révolutionnaire du xxe siècle pour aborder un art magique. Le côté sauvage et sacré de l’AC apparaît dès les années soixante, mais ce n’est qu’au tournant du millénaire que l’Art contemporain devient massivement du « sacré » à la place des grandes religions. La pratique jadis « politique » est devenue incantation rituelle.

Jean de Loisy, autorité du collège des Bernardins, directeur du Palais de Tokyo, célèbre commissaire d’expositions blockbusters, nous dit : « Le rôle de l’artiste est de nous donner accès à la turbulence, d’être au service de la perturbation et non d’une institution et d’un marché. » Pourtant il représente au plus haut grade l’institution elle-même, et chaque œuvre muséifiée par lui voit sa cote augmenter. On comprendra pourquoi un étrange art sacré d’État a vu le jour depuis trente ans et a envahi, par la commande publique, les églises de notre patrimoine.

Aude de Kerros, graveur et essayiste, est l'auteur de L’Art caché – les dissidents de l’Art contemporain et vient de publier Sacré Art contemporain- Evêques, inspecteurs et commissairesEditions Jean Cyrille Godefroy, Paris, mai 2012.

[1]. Exposition jusqu’au 29 juillet 2012, Musée du quai Branly, 37 quai Branly, Paris VIIe.

[2]. Décor de l’Agence Jakob + MacFarlane.

[3]. Citations inscrites sur les murs.

[4]. En bref, les grandes religions, le christianisme et judaïsme ont échoué et sont obsolètes.

[5]. Interview de J. de Loisy par Dominique Blanc dans Connaissance des Arts, n° 53 hors-série, p. 5.

[6]. Sa présence n’est pas permanente sur les lieux.

[7]. C’est la première fois, nous dit le dossier de presse, qu’un prêtre vaudou présente une performance Quai-Branly.

[8]. « Exhibition - L’invention du sauvage », du 29/11/11 au 03/05/12, Quai-Branly.

[9]. AC, acronyme d’« art contemporain », employé par Christine Sourgins, dans les Mirages de l’Art contemporain, Éd. de la Table Ronde, Paris, 2005, pour désigner l’art conceptuel et le distinguer de « tout l’art d’aujourd’hui », beaucoup plus divers.

[10]. Daniel Sibony notamment à décrit et théorisé ce phénomène dans son livre Création – Essai sur l’Art contemporain, Le Seuil, Paris, 2005. 

[11]. Citations du dossier de presse présentant l’exposition.

[12]. Les « véhicules » aident aux rituels des chamanes et sorciers. Le mot « procédure » fait partie du vocabulaire de l’AC pour décrire « le concept » et les « modes opératoires » de l’œuvre.

[13]. Une œuvre d’AC fonctionne si elle piège le regardeur : selon la doxa duchampienne, « le regardeur fait partie de l’œuvre ».

[14]. La démarche anthropologique motive l’existence d’une salle ou l’on passe des vidéos montrant des interviews de chamanes et sorciers vivant aujourd’hui, ainsi qu’une artiste contemporaine et une personne ayant des apparitions mariales.

[15]. La figure du Christ intercesseur est ici absente. Jean de Loisy suggère que sa tentative a échoué. Il poursuit un discours fermé à la contradiction qui réside dans le fait qu’il existe une part non négociable dans les relations de l’homme libre avec son Créateur et les autres hommes, ses semblables. C’est la relation d’amour qui lie le Créateur et sa créature. Il existe une autre « économie » que le « donnant-donnant » évoqué ici. La civilisation occidentale s’est fondée sur la foi en un Dieu qui a payé le déficit, la facture du mal, en se sacrifiant. Le combat dualiste entre le bien et le mal ne se règle plus uniquement par la guerre ou la négociation. Le don gratuit de Dieu a rendu plus accessible la quête de la vérité, de la justice et de la beauté, malgré la violence du mal.  

[16]. L’art contemporain est-il chrétien ? Ed. Jacqueline Chambon, Nice, 2003.

[17]. Les artistes de cette dernière séquence : Jacques Lizène, Paul Mac Carthy Arnauld Labelle-Rajoux, Mike Kelli, etc.

[18]. Der Propangandist, bronze, 2005, de George Condo.

[19]. Dans cette séquence, une œuvre de Mike Kelli, un peu cachée, accrochée dans les hauteurs, reprend la thématique de Piss Christ : son titre est Bladder. On y voit une vessie (bladder en anglais), surmontée de quatre bêtes dont un chien et au dessus, une croix. 

[20]. Avant-propos de Jean de Loisy, dossier de presse.

[21]. Dans ces deux expositions, les références au christianisme existent mais de façon marginale ou en négatif.

[22]. Ce que Jean de Loisy appelle « surnaturel », non explicable par la science, correspond au terme théologique de  « préternaturel », phénomène non explicable par la science, mais non transcendant.

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