"Monumenta" est de retour : tous les ans, le ministère de la Culture confie le Grand Palais à un artiste qui doit relever le défi d'occuper seul l'immense espace conçu à l'origine, rappelons-le, pour présenter une pléiade d'artistes grâce aux salons... Les murs de Paris se couvrent donc d'affiches noir et blanc (pas de couleurs : le monumental se doit d'être sérieux), sur la voûte du Grand Palais se détache, non pas la silhouette de l'œuvre de Richard Serra, invité de Monumenta 2008, mais l'ombre de l'artiste lui-même : massif, crâne presque rasé, on dirait un taulard.
C'est normal, dira-t-on, Serra travaillant essentiellement la tôle...en tout cas l'allure, le dos tourné au public, n'est guère avenante.
En rentrant dans le Grand Palais, le regard plonge jusqu'au café installé au fond : où est l'œuvre ? Un tour de tête et on distingue cinq plaques de métal, droite comme des i, déception : Serra, c'est ça ?
On a beau savoir que le décept est un concept d'Art dit contemporain (la déception étant un des critères de réussite de l'œuvre, comme aime à le répéter la philosophe Anne Cauquelin), on pense plutôt au mot de George Sand, commentant les exploits physiques de Mérimée : J'ai eu Mérimée hier soir, c'est pas grand-chose !
Un grand nom ne tenant pas toujours ses promesses... Certes les cinq plaques sont érectiles, mais ennuyeuses comme des stèles funéraires, ce qu'elles sont peut-être. Cet alignement de plaques légèrement de guingois, en décalage autour d'un axe, peut faire songer à une travée de cimetière : Serra serait-il un sérial-sculpteur ?
Renversant : le minimalisme monumental
La documentation remise à l'entrée nous assure que l'œuvre est pleine de vie : En vous approchant, elle peut donner l'impression de se pencher vers vous ou de s'éloigner suivant votre position : elle bouge en fonction de votre perception. Le ministère de la Culture fournit tout : audio-guide, documentation, médiateurs...mais il a oublié la cocaïne qui permet de voir bouger les stèles. Contre-expérience : dans un square, trouver cinq arbres en léger décalage : vous verrez aisément que les arbres bougent bien plus que les stèles, et en plus c'est gratuit.
J'avise une "médiatrice" pour lui faire part de ma perplexité. Elle me donne sa méthode pour trouver Serra renversant : Vous vous mettez face à une plaque et vous marchez vers elle, en fixant le sommet : vous obtiendrez un remarquable effet de vertige !
— Excusez-moi, si je marche les yeux en l'air, le cou cassé, en fixant n'importe quelle façade parisienne, j'aurais le même effet !
— Ah, vous n'aimez pas ?
— Je n'ai pas dit cela. Les plaques de Serra ne sont pas repoussantes : elles sont géométriques, comme le Grand Palais, en acier comme lui. Elles ne jurent pas avec leur environnement. Mais elles n'ont rien d'attirant, elles n'ont pas d'intérêt, c'est tout. Leur seule effet véritable est de mettre en valeur l'usure du sol du Grand Palais...
— Quand même, si elles n'étaient pas là ces plaques, l'architecture vous écraserait...
— Normal ! Le Grand Palais a été conçu pour être un écrin. Si l'écrin est vide, le vide est écrasant. Mais si Jean-Pierre Raynaud installait cinq piliers carrelés, vous pourriez me dire la même chose. Du coup, j'ai droit à une tirade qui énumère les qualités de l'œuvre par binôme antithétique : Serra c'est radical et poétique, minimal et mouvementé, sobre et plein de fantaisie...
Ce discours vise à englober l'interlocuteur qui, s'il n'apprécie pas la sobriété des formes, agréera la fantaisie de la déambulation autour des stèles... Peu sensible à la poésie, au romantisme de Serra, j'évoque plutôt un défilé un peu martial vu la scansion des plaques.
Justement, me dit mon Ciceron, on est près des Champs-Élysées, il y a un écho possible des défilés...le rythme, le temps, c'est important pour Serra.
Bref un discours à géométrie variable car quand les formes sont si minimales, on peut en dire ce que l'on veut...Je finis par poser la question fatale : Pour vous, en quoi est-ce de l'art ?
Vive dénégation de la demoiselle :
— Je ne sais pas ce que c'est que l'art ! (sur l'air de "ne comptez pas sur moi pour vous le dire"). J'apprends alors que la demoiselle est étudiante en histoire de l'art à Rennes. Imagine-t-on un étudiant en médecine affirmant : Je ne sais pas ce que c'est que soigner , ou un étudiant en droit : La justice ? Je n'ai pas besoin de cette hypothèse ? J'ai en vain essayé de glisser les mots "art officiel" dans la conversation : cela n'a éveillé aucune curiosité, aucun doute. Les médiateurs sont jeunes, frais et pimpants ; sympathiques et enthousiastes, ils ne doutent de rien. Conclusion : Ce qu'il y a de bien avec Serra, c'est que toutes les expériences sont possibles, y compris les expériences négatives... me dit-elle. Le sens, c'est vous dit l'audio-guide
Il restait à interroger l'audio-guide : Les cinq plaques ne signifient rien...leur contenu est en vous...dans l'expérience que vous en faites en vous déplaçant à travers l'œuvre...le sujet c'est l'expérience... même si on ne comprend pas.
Autrement dit, si Mérimée est défaillant, c'est la faute à George Sand, même si elle ne la pas compris ! Ce discours de liberté — le spectateur peut circuler librement comme il veut (encore heureux !) — est en réalité un discours culpabilisateur. On comprend mieux pourquoi Serra tourne le dos au spectateur sur son affiche, lui qui déclare (Match, 7 mai) : Les artistes font de l'art non pas pour le résultat mais parce qu'ils ont un besoin fondamental et obsessionnel de faire ce qu'ils font (comme les serial-killer ?). L'audio-guide se réfère au Japon, à l'importance des pleins et des vides...mais surtout il insiste : Cette sculpture est une expérience privée à partager dans un lieu public. Ainsi les spectateurs se déplaceraient les uns par rapport aux autres, se regarderaient, discuteraient grâce à Serra ? C'est la fameuse esthétique relationnelle qui justifie beaucoup d'art dit contemporain. Force est de constater que la circulation est identique à celle d'une rue, personne n'engage la conversation, sauf avec les médiateurs, et l'objet qu'on fixe le plus intensément : le clavier de l'audio-guide.
N'est-on pas au cœur d'une monumentale démagogie ? L'œuvre grandiose offerte à tous est en fait un monumental circulez, y'a rien à voir . Le vide, le néant est le plus petit commun dénominateur partageable au plus grand nombre. Or cette vanité nécessite brochures, livres, audio guides, DVD, médiateurs, sinon on part en courant comme Jane Birkin, rattrapée par les médiateurs et convertie par leur discours (Le Parisien, 12 mai).
Un objet verbal
Voilà bien la véritable nature de l'œuvre de Serra : un objet verbal, beaucoup plus qu'un objet plastique, et dont on peut donc discourir à l'infini. La monumentalité et la performance de l'œuvre n'est pas d'ordre artistique mais technique. Elle se célèbre par une avalanche de chiffres digne du livre des records : 17m de haut, 4 de large et seulement 13 cm d'épaisseur pour 75 tonnes par plaque ; fabriquée sur mesure par Arcelor Mittal, sponsor de l'exposition. Paris Match précise que l'opération ne coûtera rien au contribuable, l'œuvre est produite par l'artiste et sa galerie (mais alors pourquoi est-elle payante ?).
La litanie des chiffres continue : 1.500 audio-guides, 4.300 entrées le lendemain de l'ouverture ; va-t-on battre les 135.000 visiteurs venus voir Kiefer l'an passé ? Tout cela est résumé par Le Monde qui titre Richard Serra, 375 tonnes d'art . Monumenta célèbre donc l'art à la tonne, le gigantisme de la technique, de l'industrie, des ingénieurs, la vanité des sponsors et de l'Art dit contemporain, sans oublier la mégalomanie du ministère de la Culture.
Cette monumentalité n'est-elle pas aussi celle du colosse au pied d'argile ? D'ailleurs les œuvres de Serra sont déjà tombées, il y a même eu un mort, mais, disent les médiateurs, aucun problème, les accidents surviennent toujours au démontage ou au montage . L'art officiel ne doute de rien... même d'un serial-sculpteur.
*Christine Sourgins est historienne de l'art, a publié les Mirages de l'Art contemporain (La Table ronde, 2005).
Pour en savoir plus :■ Monumenta 2008, Richard Serra, Promenade
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