Qui donc a caché l'Art ? Réponse : un certain Art contemporain (qui s'abrège en AC), volontiers conceptuel et duchampien, devenu l'art officiel d'une France médiatique et bureaucratique.
Si d'autres ouvrages ont décortiqué ce qui se cachait à l'intérieur de l'AC, Aude de Kerros dresse un vaste panorama de tout ce (et ceux) que l'AC occulte à l'extérieur de lui-même : tel un trou noir l'Art contemporain eut l'ambition de plonger dans l'invisibilité, peintres, sculpteurs, graveurs...comme si l'heure des installations, des performances et du design sonnait le glas des créateurs d'œuvres uniques et singulières, où la main transfigure la matière pour incarner l'idée dans l'accomplissement d'une forme.
De là naît l'aura , si caractéristique d'un art de la présence et de la nouveauté puisque représentation signifie rendre à nouveau présent. L'AC apparaît, au contraire, comme un art de l'absence, doué d'un mystère de la valeur que le livre se charge d'éventer, expliquant au passage cette anomalie qui fit tant jaser : pourquoi les auteurs français d'AC ont-ils tant de mal à briller sur le marché international ?
Un des apports du livre est d'embrasser son sujet largement dans le temps et l'espace : la toile de fond américaine est en effet primordiale pour comprendre comment, de malentendus en quiproquos, nos intellectuels ont cautionné un art qu'ils croyaient révolutionnaire et qui s'avère en fait outrageusement mercantile, un moteur de la société ultra-libérale.
Au commencement était Duchamp
Au commencement était Duchamp, mais le philosophe américain Danto détourna Duchamp, tous deux furent détournés par Jack Lang... pour le plus grand profit, aujourd'hui, des Pinault et Arnault réunis... Face à une politique culturelle française qui, croyant rivaliser avec New York, joue systématiquement contre son camp, c'est paradoxalement l'Amérique qui sort grandie. D'abord parce que le débat sur l'AC y fut ouvert et non pas verrouillé : notre presse hexagonale s'est d'ailleurs bien gardée de faire état des cultural wars, guerres culturelles . Si en France, le soutien officiel à l'AC a délégitimé férocement l'Art-art, outre-Atlantique, l'AC est une expression parmi d'autres, qui assume la cause de la diversité culturelle dont New-York se veut la capitale : Paris a raté le coche, devenir le pôle complémentaire, celui qui consacre l'Art, au sens originel du mot.
Dans la vaste littérature sur l'Art contemporain, rares sont les ouvrages (comme celui-ci) écrit par un artiste et donnant le point de vue de ceux qui furent rejetés dans l'ombre de l'art officiel. Ce point de vue se reconnaît d'emblée par les compétences de l'auteur, qui parle de ce qu'elle connaît, récusant le point de vue de Sirius qui trop souvent grève les cogitations philosophiques. Si Aude de Kerros parle de l'Amérique, elle y est allée, si elle évoque les dissidents de cet art contemporain, c'est qu'elle les fréquente. Ce qui nous vaut des témoignages où le cocasse le dispute au consternant comme cette scène instructive, où le peintre Marie Sallantin est aux prises avec une inspectrice zélée de la création artistique, qui trouve qu'il y a bien trop de figures dans ses toiles, comme d'autres trouvaient qu'il y avait trop de notes chez Mozart.
À lire aussi, le parcours du combattant qu'elle endura ensuite pour publier son enquête sur la peinture. Car justement, il ne faudrait pas croire que tout un milieu s'est laissé bâillonner sans rien faire. Au milieu du scepticisme et du découragement qui a frappé les artistes (l'inventaire des vies brisées de ces exilés de l'intérieur reste à faire) une poignée de résistants a essayé de réfléchir, d'écrire, d'informer ; certains ont tenu le pinceau ou le burin d'une main et la plume de l'autre. D'autres ont animé de petites structures (ateliers privés ou municipaux, comme celui de Philippe Lejeune) ou une revue (comme Artension du peintre P. Souchaud) pour préserver autant que possible la transmission d'un savoir-faire, objet d'une extermination administrative (voir les extraits du manifeste des étudiants des Beaux-Arts, pétitionnant pour qu'on les laisse dessiner !).
Après ce livre on ne pourra plus dire, qu'il n'y a rien d'autre que l'AC , de même qu'on comprendra combien est fallacieux le-bruit-court-qu'il-ne-se-passe-plus-rien-à-Paris . Qui osera encore jeter, à ces artistes qui refusent qu‘on les traite comme des iotas et des bêtas, le trop fameux bête comme un peintre duchampien ?
Remise en place
Aude de Kerros, comme beaucoup d'artiste, dispose d'une double formation : peinture - gravure avec, dans une vie antérieure, beaucoup de voyages et des études à Sciences Po. Elle en a gardé le goût des autres , l'intuition des rapports de force, et de leurs répercutions dans un monde devenu global.
Quand l'AC pèse l'art millénaire à ses balances, il lui donne le poids du mépris, voire de l'injure. Quand Aude de Kerros mesure l'Art conceptuel à l'aulne du Grand Art, le résultat est beaucoup plus roboratif pour l'intelligence : nul mépris pour l'AC mais une remise en place, avec autant de fermeté que de finesse. On reconnaît ainsi la patte du graveur qui, d'un trait précis et assuré, détache un détail de l'ensemble : telle la narration des savoureuses vicissitudes de l'Urinoir de Duchamp. Ce regard calme et serein qui embrasse une époque, c'est aussi le regard du peintre qui prend du recul, du champ, pour voir chaque élément s'ordonner dans l'ensemble : c'est le regard qu'on acquiert quand on s'adonne à la contemplation plutôt qu'à l'excitation du spectaculaire. À lire ce livre, on se convainc aisément que le travail formel est un antidote à la pensée totalitaire, celle qu'ont développée les sociétés libérales à leur insu.
Certes, tout n'est pas de l'Art majeur, du Grand Art , dans l'art caché. Ce livre ne peut que laisser poindre quelques pistes pour une exploration de cette terra incognita ; mais il marque le commencement d'un inventaire général, d'une remise à plat drastique. Oui, il y a un art après l'Art contemporain : cet art là c'est celui de Lascaux, de Bosch, Chardin ou Delacroix, de Rodin, Braque ou Balthus... de tous ceux qui vous font contemporains de ce que vous regardez. En France, à cause du poids de l'État, la volonté éradicatrice de l'AC a été la plus forte, et cette violence même pourrait, paradoxalement, amener un renouveau. Ce livre nous conduit jusqu'à l'actualité la plus brûlante : le réveil des artistes qui signent par centaines un manifeste lancé sur l'Internet par le peintre J.-M. Meurice, contre les manipulateurs masqués, au sein des institutions ; et, l'été 2007, la cabale orchestrée contre Rémy Aron, peintre et président de la Maison des artistes, pour avoir cherché à promouvoir la cause des artistes de l'Art caché.
■ Aude de Kerros,
L'Art caché, les dissidents de l'art contemporain
Editions Eyrolles, 2007, 288 p., 24 €
*Christine Sourgins est l'auteur des Mirages de l'Art contemporain, La Table Ronde, 2006, pour lequel elle a reçu le prix Humanisme chrétien 2007 .
Photo : Galerie Mouvances
■ D'accord, pas d'accord ? Envoyez votre avis à l'auteur de ce "Décryptage"
■
- Un piège : la christification de "Piss-Christ"
- Au Parvis des Gentils : "Culte de l'avant-garde...
- L'abstraction spiritualisante au Collège des...
- Parmiggiani aux Bernardins ou l'Église vue par...
- "Monumenta 2008" : Richard Serra, serial-sculpt...
- Nuit blanche 2007 (II) : "l'Art qui lutte contr...
- Musées à vendre : après le transfert de technol...
- Art contemporain : l'extase au Prix Marcel-Duchamp