Dès le soir du deuxième tour des élections cantonales, nous sommes entrés en campagne pour les élections présidentielles. Les jeux sont-ils déjà faits ? Non évidemment. Peut-on se projeter sur les secondes à partir des résultats de dimanche ? Oui probablement, mais avec prudence.

 

Trois raisons militent pour cette prudence : d'une part il s'agissait d'un scrutin local, limité à la moitié des cantons, dans lequel les enjeux locaux ont forcément tenu une place ; d'autre part, les conseillers généraux étant appelés à disparaître prochainement pour se transformer en conseillers territoriaux, l'enjeu était suffisamment brouillé pour que l'électeur hésite sur le sens de son vote ; enfin, malgré l'intense battage médiatique autour du FN, l'abstention a largement dépassé les niveaux habituels pour atteindre des sommets absolument inouïs (55%) qui rendent délicate toute interprétation trop appuyée des résultats.

À l'heure présente cependant, et sans préjuger de l'avenir, les rapports UMP/PS continuent de structurer la vie politique et donc la suite des évènements électoraux. Ce sont ces rapports et leurs ressorts qu'il faut analyser. Ils se caractérisent par une dissymétrie majeure, plus ou moins corrigée par un ensemble de trois similitudes qui rapprochent les deux partis dans leurs handicaps respectifs.

La droite évincée du pouvoir local

La dissymétrie concerne la réalité de l'exercice du pouvoir : la droite est massivement évincée du gouvernement des collectivités locales.

Ce phénomène, amorcé depuis une trentaine d'années, se confirme de scrutin en scrutin quel que soit le contexte politique. Désormais, près des deux tiers des départements seront dirigés par les socialistes, ainsi que neuf régions sur dix, la plupart des grandes villes et la majorité des villes moyennes.

Il mériterait, à lui seul, une analyse attentive. Est-ce la conséquence de l'emprise des vieux caciques sur l'appareil UMP qui lui interdit de gérer les successions comme il bloque toute transition ordonnée et gèle toute réflexion sur la rénovation de la vie et des structures politiques ? Certainement pour partie. De la part de la droite, n'est-ce pas aussi la traduction de cette illusion que le pouvoir n'existe et ne vaut la peine qu'au niveau central, que seule la lutte pour le sommet mérite de s'investir politiquement ? Autrement dit, n'est-ce pas le fruit d'un mépris pour le terrain et les problèmes quotidiens, fréquent dans les hautes sphères où l'on préfère percer par le haut ? Ce qu'illustrent à l'envi Nicolas Sarkozy dont les mandats à Neuilly et dans les Hauts-de-Seine n'étaient pas précisément facteurs d'enracinement, Dominique de Villepin qui n'a jamais été élu nulle part, et nombre de parachutés qui peuplent le gouvernement par le seul fait du prince.

En se privant de cet ancrage, l'UMP a affaibli gravement et durablement son contact avec les Français. Elle s'empêche ainsi de percevoir et de porter les mouvements profonds de l'opinion qui se dessinent en dehors d'elle. Même s'il lui est arrivé d'être en phase avec eux comme l'a été Nicolas Sarkozy en 2007, elle est incapable de persévérer et de les traduire politiquement, retombant aussitôt dans les travers des salons parisiens et du microcosme administrativo-politico-financier.

La gauche en ses féodalités

Le Parti socialiste se trouve évidemment dans la situation inverse. La configuration partisane, l'histoire et l'arithmétique électorale n'y sont pas pour rien, qui lui permettent de faire alliance avec les extrémistes. Mais ce n'est pas la seule raison : y ont aussi leur part une plus grande culture de terrain, une pratique militante davantage tournée vers le local, des appareils qui fonctionnent mieux à la base.

En fin de compte, la gauche détient un pouvoir qui, grâce à la décentralisation, est aujourd'hui considérable. Malgré la crise, les collectivités locales disposent encore d'un peu d'argent, de celui que l'on distribue sous forme de subventions ou d'aides ; il suffit de mettre en scène ces distributions pour se créer d'importants réseaux d'obligés tout en accusant l'État, et la droite qui le dirige, de priver les élus des moyens d'en faire davantage : gain politique assuré sur tous les tableaux. En outre, ce pouvoir local est peu contrôlé ; il laisse de grandes marges de manœuvre, notamment en termes de recrutements ou de contrats, de politiques d'urbanisme, de logement, de transports ou de services, qui constituent autant de leviers électoraux ; sans parler du terreau sur lequel prospèrent clientélisme, népotisme, abus de pouvoir, et autres pratiques dévoyées largement impunies : on en a d'innombrables exemples. Il sera très difficile de déloger le PS de ses féodalités.

C'est au point que l'on peut se demander si les élus socialistes, en leur for intérieur, ne préfèrent pas le confort de l'opposition nationale assortie des facilités et avantages du pouvoir local, plutôt que d'avoir à assumer la visibilité du pouvoir central et les renoncements auxquels celui-ci contraint ses titulaires : nombre d'entre eux se comportent comme si c'était le cas.

PS et UMP divisés sous le feu de leurs concurrents

À côté de cette dissymétrie majeure, il existe aussi trois similitudes entre l'UMP et le PS. Elles conditionnent directement le scrutin présidentiel. Ces deux partis courent les trois mêmes risques.

Le premier est celui de la division interne. Au PS il est déjà en marche : à croire que les primaires ont été inventées pour cela. Cette fausse bonne idée répond pourtant à un besoin évident engendré par la nature même du scrutin présidentiel. Mais les socialistes semblent ignorer qu'on ne désigne pas le futur général en chef à la veille de la bataille décisive ; on y procède à froid, juste après une défaite quand celle-ci oblige à faire le ménage pour avoir le temps de préparer la revanche avec une nouvelle équipe. Ils font le contraire. À l'UMP, la division s'abreuve à deux sources : d'un côté ceux qui veulent se venger de Nicolas Sarkozy et qui entendent profiter de la situation pour lui porter le coup de grâce ; de l'autre ceux qui, estimant la bataille perdue avant d'être livrée, se positionnent déjà pour 2017. Les hommes étant ce qu'ils sont, les luttes intestines sont inévitables ; dans un système en état de dépression, elles peuvent devenir meurtrières.

Le deuxième risque nous ramène à l'analyse du dernier scrutin : c'est celui de la concurrence externe. Je n'insisterai pas en ce qui concerne l'UMP : la remontée du FN le rend évident, elle qui annihile la subversion qu'avait réalisée Nicolas Sarkozy en 2007, et même au-delà. On vient de le voir au second tour des cantonales : contrairement aux scrutins passés, le FN a renforcé ses positions d'un tour sur l'autre puisque, globalement dans les cantons où il était encore en lice, il a augmenté ses voix de 50% par rapport au premier tour, au détriment d'une UMP déliquescente. De ce fait, le vote en faveur du FN commence à changer de nature. Ce fut insuffisant, et cela le restera longtemps, pour briser le plafond de verre auquel il se heurte à chaque fois, tant il est vrai qu'on ne parvient jamais au pouvoir sans alliance. Mais pour l'UMP le combat sur deux fronts a toujours été désastreux ; il se présente aujourd'hui sous les pires auspices.

Bien que moins visible, la concurrence externe est à peine moins critique pour le PS. Un examen attentif des élections cantonales montre qu'il ne doit pas ses gains en sièges à lui-même, mais uniquement à ses alliés. Lui se trouve pris en tenailles par les écologistes et par le Front de Gauche qui s'avèrent de moins en moins compatibles entre eux. Les premiers, qui ont été les seuls à gagner des voix par rapport aux cantonales précédentes malgré la très forte abstention, entendent accroitre leur autonomie tout en s'affranchissant du minimum de réalisme politique qu'exige l'aspiration au gouvernement ; pour le moment, leur immaturité politique séduit plus qu'elle ne rebute l'électorat qui y voit une source de rafraichissement.

Jusqu'à quand ? Les seconds déportent leur allié traditionnel sur sa gauche au risque de le couper de la frange électorale indispensable à la victoire. Incontestablement, le Front de Gauche a bien tiré son épingle du jeu, en faisant mordre la poussière à tous les socialistes qui ont essayé de le concurrencer. Jean-Luc Mélenchon a réussi son OPA sur le PCF qui ne peut plus lui refuser de concourir à la présidentielle.

La dynamique politique passe aux extrêmes

Le troisième risque partagé par les deux grands partis provient de l'absence de dynamique en leur sein. Souvenons-nous du climat politique de 2006, un an avant le scrutin de 2007 : Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, dans leurs camps respectifs, étaient portés par une vague de fond qui épousait l'aspiration au renouvellement ; pas seulement le renouvellement des acteurs, mais aussi celui des idées, des thématiques, et de la façon d'agir ; une vague qui bousculait les appareils et laissait penser que le changement de génération allait s'opérer... Rien de tel aujourd'hui, bien au contraire ; les deux structures sont retombées dans leurs vieilles ornières.

Qu'on n'objecte pas le phénomène Strauss-Kahn ! La bulle médiatico-institutionnelle est évidente ; j'y vois une manifestation de cet engouement, classique lorsque le leadership politique fait défaut, pour la technocratie que le statut du directeur général du FMI rend caricaturale. Mais j'ai peine à imaginer que l'intéressé consente à descendre de son piédestal confortable pour se hasarder dans les peines et dangers d'une bataille électorale, interne au PS d'abord, externe ensuite. Quant au leadership de Nicolas Sarkozy, il est réduit à néant : le dernier remaniement en a donné la preuve ultime et cela s'est encore vu dans l'entre-deux tours. Tous les ténors de la droite ont beau dire qu'il est le seul candidat possible – ce qui est probablement vrai car il est bien tard pour passer le relai à quiconque – le statut de candidat incontournable ne suffira pas à restaurer une crédibilité et une confiance que son comportement a ruinées.

Par contre, à l'heure actuelle, la dynamique se trouve aux extrêmes : de façon claire pour le FN ; de façon encore latente mais possible pour le Front de Gauche. S'accentuera-t-elle ou s'essoufflera-t-elle ? La question reste ouverte. En ce qui concerne le FN, la réponse dépendra de la réalité et de la profondeur de la mue idéologique engagée par Marine Le Pen : plus son parti ressemblera aux populismes qui fleurissent un peu partout en Europe, plus il a de chance de percer. Or ceux-ci ont deux caractéristiques communes : ils sont à la fois nationalistes et antilibéraux. Quant au Front de Gauche, il profite des divisions entre trotskistes pour fédérer autour de lui les forces anti-capitalistes. Tous deux surfent sur la crise du capitalisme et disposent donc de bons atouts dont on ne peut pas ne pas relever la convergence politique.

Dans un contexte de crise et d'affaissement des partis traditionnels, le durcissement de leurs discours rencontrera de l'audience et placera tant le PS que l'UMP devant une alternative inconfortable, entre le rassemblement d'une majorité qui nécessite une course au centre et la fermeture de l'espace sur leurs ailes respectives qui implique le mouvement inverse.

Le risque de la surenchère

Cette situation est hautement dangereuse car elle libère des forces conflictuelles et elle légitime la surenchère : viendra vite un moment où l'exaspération populaire, réelle même si elle est difficile à mesurer, poussera ces forces à sortir du cadre policé de la simple concurrence électorale. L'un des atouts de la démocratie électorale, atout pratique et non idéologique mais néanmoins précieux, réside dans son aptitude à tempérer les différends, pour deux raisons. J'ai déjà indiqué la première : on ne gouverne jamais seul mais on a besoin d'alliés, ce qui implique des compromis, moyen assez sage d'éviter les excès. La seconde tient à l'alternance qui évite de pousser trop loin son avantage et qui empêche de s'approprier le pouvoir. Que ces mécanismes soient défaillants chez nous est peu contestable ; on en connait les raisons et je renvoie nos lecteurs aux nombreuses analyses que nous avons déjà publiées sur ce sujet.

En revanche, poussée à ses limites ultimes, la dynamique des extrêmes fait exploser cette mécanique et exacerbe les différends politiques au point que la tentation de la violence peut saisir la partie des électeurs qui se sentirait la plus frustrée. On en voit déjà quelques manifestations autour de nous. C'est comme cela que naissent les révoltes. En l'écrivant, je pèse mes mots. Mais je demande à chacun de se souvenir que le tout premier bien politique est celui de la paix, et d'abord de la paix civile ! La préservation de la paix nécessite à la fois modération d'un côté, et absence d'ostracisme de l'autre : je ne suis pas sûr que l'on en prenne partout le chemin.

Quatorze mois vont encore s'écouler d'ici l'élection présidentielle. Non seulement les acteurs ne sont pas tous en place et les cartes ne sont pas encore toutes distribuées, mais le jeu est en train de s'ouvrir, sous l'effet de l'accélération de l'histoire dans le monde arabe conjuguée à une crise économico-financière non réglée et dont les facteurs d'éruption renaissent très vite. Nous ne sommes donc pas à l'abri d'évènements majeurs qui bouleverseraient la donne ; mais il serait très imprudent de compter sur eux pour régler nos problèmes à notre place, et très coupable de les provoquer pour forcer le destin.

 

 

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