Avec raison, la France a mis à l'ordre du jour du G20 la question de la régulation des marchés agricoles. Le gouvernement français plaide pour une meilleure organisation internationale de ces marchés à un moment où ils apparaissent de plus en plus volatiles.

Les raisons pour lesquelles cette régulation est indispensable ne sont cependant pas toujours clairement expliquées. Trop souvent, la régulation est conçue comme une exception au principe libéral de la souveraineté des marchés que ne justifieraient que la préoccupation sociale ou encore la démagogie politique, bref, comme la part du diable. C'est ainsi que la conçoit Pascal Lamy, directeur de l'OMC.

La nécessité de la régulation s'enracine en réalité dans la spécificité de l'agriculture.

Elle est d'abord, comme celle de toutes les matières premières, une production de début de chaîne : alors que tous les maillons intermédiaires (industries de transformation, commerce, services) peuvent répercuter en amont ou en aval les variations des prix qu'ils subissent, les producteurs, eux, ne le peuvent pas. Seuls dans l'économie moderne, ils les prennent de plein fouet.

L'agriculture est ensuite un secteur éclaté : la production agricole est dispersée entre des millions de producteurs dont aucun ne contrôle une part significative du marché. C'est la différence majeure avec les autres productions de produits primaires : mines, énergie, qui sont concentrées en monopoles ou oligopoles, entre les mains de mastodontes à même d'amortir les chocs

L'agriculture est une exception du fait que, paradoxalement, elle est, sans intervention publique, le seul vrai marché (presque) pur et parfait ! Avec les conséquences que l'on sait : comme le dit Nicolas Sarkozy devant le G 120, forum des organisations agricoles mondiales :  Citez-moi une autre profession où chaque année, l'on peut perdre 30% de son revenu ! Cela n'existe pas. 

S'ajoutent à cela des données intrinsèques propres aux marchés agricoles : une faible élasticité [1] de la demande - même si le cours des bananes s'effondre, personne n'en mangera trois fois par jour ! ; L'offre elle-même est rigide sur une année donnée : en l'absence de stocks, comment augmenter une production dont le temps des semailles est déjà passé ? Elle surréagit au contraire dans les années qui suivent, dès lors que les producteurs ont intégré les variations de prix à leurs plans de production, entraînant alors des baisses souvent excessives.

Si les aléas climatiques sont un fait ancien, les aléas sanitaires ( et l'hystérie collective qui les amplifie) sont une nouvelle source d'instabilité.

Enfin, la spéculation sur les matières premières agricoles est venue au cours des dernières années compliquer d'autant plus la situation qu'elle est, à très court terme, déconnectée des transactions réelles, et menée par des opérateurs non spécialisés dans un marché mondial mal renseigné. Au lieu qu'une vraie spéculation (speculare = voir loin) amortirait les variations de prix, elle tend au contraire à les amplifier.

Immémoriale, l'instabilité des prix fut longtemps supportée par un monde agricole en autosubsistance et peu endetté. La crise de 1929 ayant montré les limites de ce modèle, le président Roosevelt, par l'Agricultural adjustment act, le Front populaire par la création de l'ONIC[2] posèrent les bases de la régulation moderne. En 1957, le traité de Rome fusionna les mécanismes des six pays membres dans la Politique agricole commune (PAC). De manière modérée (Etats-Unis)[3], lourde (Japon, Suisse) ou moyenne (Communauté européenne), presque tous les pays riches protégèrent leur agriculture jusqu'à ce qu'en 1984, le GATT (OMC) entreprenne, au nom du libéralisme, de démanteler ces protections. La régulation (notamment par les prix) ne fut plus tenue pour un progrès, mais pour un archaïsme. Mal défendue, la PAC fut en partie démantelée par l'Uruguay Round (1995). On en voit aujourd'hui le résultat.

Comme l'avait fait celle de 1929, la crise de 2008 devait remettre au goût du jour la régulation agricole, discréditée à la légère sous l'influence de l'ultralibéralisme.

Les Américains qui sont très réticents (de manière hypocrite puisque ils n'hésitent pas à protéger fortement leur coton) lisent la Bible. L'épisode de la Genèse qui narre comment le patriarche Joseph, ministre de Pharaon, constitua des stocks de précaution[4], devrait leur rappeler que la régulation des marchés agricoles remonte aux temps les plus reculés. Loin d'être une fâcheuse entorse au marché, elle pourrait représenter au contraire une constante anthropologique.

 

 

[1] Capacité de réagir aux variations de prix

[2] Office national interprofessionnel des céréales

[3] Mais si on considère les aides directes aux producteurs ( deficiency payments), les exploitations américaines recevaient plus que les autres

[4] Vers le XVe siècle avant J.C., si l'épisode est historique.

 

 

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