L'Europe gruyère d'Ursula von der Leyen

Source [Atlantico] La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a prononcé, ce mercredi à Bruxelles, son premier discours sur l’état de l’Union européenne. Elle a notamment évoqué les menaces sanitaires, le changement climatique, la crise économique et les dissensions entre Etats membres.

Atlantico.fr :  Dans son discours sur l'état de l'Union, Ursula von der Leyen a insisté auprès des Etats membres sur trois priorités: le pacte vert, la révolution numérique et la géopolitique. Partagez-vous ces priorités? En voyez-vous d'autres?

Christophe Bouillaud : Il ne me revient pas en tant que analyste de juger de la pertinence ou non de ces priorités. Par contre, il faut rappeler que l’affirmation de ces trois priorités correspond à des engagements de longue durée de l’Union européenne, et avant elle de la Communauté économique européenne. En effet, c’est depuis au moins les années 1970 que le processus d’intégration européenne se préoccupe d’environnement, depuis les années 1980 que la compétitivité de l’Europe communautaire par rapport au reste du monde développé  - Etats-Unis et Japon  à l’époque - est un sujet de préoccupation, qui aboutit d’ailleurs au « processus de Lisbonne » au début des années 2000 – avec désormais des  concurrents supplémentaires, dont bien sûr la Chine - , et enfin, il y a belle lurette que les dirigeants européens se promettent la main sur le cœur de peser ensemble dans les affaires du monde, sans jamais y réussir vraiment d’ailleurs. Ils ont d’ailleurs à chaque révision des traités depuis les années 1980 renforcé les moyens de la diplomatie commune européenne. Or force est de constater que, pour l’instant, toute cette belle machinerie institutionnelle marque le pas :  l’action de Josep Borrell, l’actuel Haut Représentant de l'UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité,  comme celle de ses prédécesseurs, reste éclipsée par les coups d’éclat de dirigeants nationaux, comme récemment celui d’Emmanuel Macron à la fois sur le Liban et sur les prétentions turques en Méditerranée orientale.

Bref, au-delà des mots nouveaux, des préoccupations nouvelles bien réelles, comme par exemple l’évolution de la Turquie ou les effets de plus en plus tangibles du réchauffement climatique sur le territoire même des pays européens avec des canicules à répétition mettant en danger  l’agriculture et la foresterie, et des promesses grandiloquentes d’aller de l’avant,  plus cela change, plus c’est la même chose.

Un aspect qui me parait toutefois absent est celui de « faire les Européens ». L’Union européenne reste singulièrement faible pour ce qui est de renforcer le sentiment d’appartenance de ses citoyens.

Yves Bertoncini : Ces trois grandes priorités reprennent celles qu’elle a présentées au moment de son entrée en fonction il y a un an, et qu’elle a voulu réaffirmer, à juste titre, en écho à l’actualité récente, notamment marquée par le réchauffement climatique, les profits accrus des « GAFA » et l’instabilité régionale et mondiale.

Elle a parfois précisé un peu ses intentions, en proposant par exemple que l’objectif de réduction des émissions de C02 soit porté à – 55% à l’horizon 2030 (contre – 40% à ce stade), en plaidant pour une « identité numérique » européenne et en affirmant sa fermeté vis-à-vis de la Turquie, de la Russie et du Royaume-Uni. Elle a aussi évoqué la nécessité de défendre les valeurs européennes, chez nous comme au dehors – là aussi en écho à ses premières déclarations de l’été 2019.

La crise du COVID-19 l’a cependant amenée à insister sur deux priorités nouvelles, à savoir le renforcement des outils d’intervention de l’UE en matière sanitaire et la nécessité de bien utiliser le « plan de relance » arraché au forceps en juillet : dans son esprit, il s’agit à la fois de réparer les dégâts économiques et sociaux, mais aussi de transformer le modèle de développement de notre continent, y compris afin d’accéder sa transition climatique et numérique.

Au total, je dirai que le diagnostic d’Ursula von der Leyen est bon, qu’elle a raison de l’affiner au regard de l’évolution de l’Europe et du monde, mais que l’essentiel reste à faire, c’est-à-dire administrer les bons remèdes qu’il appelle, avec l’accord des parlementaires européens et des gouvernements nationaux…

Avant de parler des points négatifs, dans quels domaines l’Union européenne est-elle vraiment efficace ?

Christophe Bouillaud : Dans ce qui constitue en réalité son cœur de métier : le « marché unique ». Depuis les années 1950, les pays européens ont réussi à se doter d’un marché intérieur, certes encore imparfait, mais vraiment intégré. Il est vrai que ce marché intègre plus le marché des biens, des capitaux, que des services et du travail, mais, comme l’a montré la pandémie de Covid-19 ce printemps, même un tel événement ne le perturbe pas fondamentalement.

De fait, ce marché est plus large que l’Union européenne proprement dite, puisqu’il s’étend aussi aux pays de l’Espace économique européen (EEE) et à la Suisse. Globalement, grâce à l’intégration européenne depuis les années 1950, le continent européen a retrouvé son niveau d’intégration économique d’avant 1914 : les marchandises circulent, les capitaux circulent, les travailleurs circulent.

Ce cœur de métier est très large, et c’est largement pour cela que l’Union européenne existe.

De fait, l’issue de la négociation sur le statut du Royaume-Uni vis-à-vis du bloc commercial que représente l’UE risque d’être fort intéressante à observer. Par exemple, la « City » de Londres va-t-elle accepter de perdre au 1er janvier 2021 son « passeport financier européen », ou va-t-elle tordre le bras de Boris Johnson pour qu’il trouve un accord sur ce point avec les continentaux ?

Yves Bertoncini : Le cœur des compétences conférées à l’Union européenne par ses Etats-membres étant plutôt économique et financier, il est logique que ce soit sur ces registres qu’elle est la plus efficace. 

La Banque centrale européenne a à nouveau su adapter ses réponses à la crise du COVID-19, de même que les autres institutions de l’UE, qui ont tiré les leçons des crises précédentes. La Commission a proposé rapidement d’assouplir le contrôle des déficits publics et des aides d’Etat, afin de laisser les gouvernements faire face aux urgences économiques et sociales. L’UE a aussi créé en un temps record un mécanisme d’aide au financement du chômage partiel, mis à disposition des prêts de la Banque européen d’Investissement et du Mécanisme de stabilité et utilisé les dernières réserves de son budget. 

Last but not least, les Européens se sont aussi entendus sur l’adoption du plan de relance « Next generation EU », fondé sur un emprunt commun et la mise à disposition de 390 milliards de subventions et de 360 milliards d’euros de prêts. Il suffit de rappeler que cet apport financier devrait représenter 40% du plan de relance français et fortement soulager des pays comme l’Italie ou l’Espagne pour mesurer à sa juste valeur la réaction de l’UE, comme s’est employée à le faire la Présidente de la Commission.

Cela a l’air plus théorique, mais c’est aussi parce que l’UE est fondée sur le respect d’un droit adopté en commun qu’elle peut être efficace. Ursula von der Leyen a ainsi bien fait de rappeler que la Commission avait interdit à des pays comme la France ou l’Allemagne de bloquer l’exportation d’équipements médicaux vers les pays voisins, ce qui aurait pu dégénérer en successions de restrictions qui auraient fait beaucoup de dégâts.

Elle a aussi souligné l’importance de respecter les engagements pris lorsqu’elle a évoqué le Royaume-Uni et les négociations du Brexit : ce pays pourrait en effet porter tort à nos économies s’il avait accès aux marchés et aux consommateurs de l’UE sans respecter pleinement nos règles.

La Présidente de la Commission a enfin rappelé qu’il fallait garantir le respect de l’Etat de droit dans tous les pays de l’UE, y compris pour ne pas permettre que les financements européens soient victimes de la fraude, de la corruption ou des conflits d’intérêt…

Par ailleurs, y-a-t-il des domaines de la compétence de l’Union sur lesquels elle est défaillante voire inexistante dans les faits ?

Christophe Bouillaud : En théorie, selon les traités, l’Union européenne veut développer des standards sociaux élevés. Or, en pratique, depuis les années 1980 et surtout après le grand élargissement de 2004, c’est à un « dumping social » et à une « concurrence fiscale » auquel on assiste. On reparle depuis peu d’un « SMIC européen », on essaye d’enrayer les excès du « travail détaché », mais il reste que, sur tout l’aspect social, l’Union européenne a fait beaucoup de promesses et elle a tenu bien peu.

A cela s’ajoute que, lors de la crise de la zone Euro en 2008-2012, la collectivité des Etats européens, sous l’impulsion de l’Allemagne, a choisi une sortie de crise par l’austérité dans les pays touchés par des risques supposés de cessation de paiement (Grèce, Espagne, Portugal, Irlande, etc.). Ces cures d’austérité ont été lancées en négligeant totalement les retombées sociales de ces choix faits au nom de la sauvegarde de l’intégrité de la zone Euro – et en réalité sans doute voulus pour sauver les grandes banques allemandes et françaises d’une faillite inéluctable en cas de défaillance d’un des pays endettés auprès d’eux. La Commission européenne a reconnu ensuite qu’il y avait là une erreur de conception, et sans doute, il n’est plus question de refaire la même chose. Cependant, dans les pays concernés, les conséquences sociales et politiques ont été très graves.

Le même phénomène est en train de se produire pour ce qui concerne les droits de l’Homme en Pologne et en Hongrie. En théorie, l’Union européenne défend ces droits comme la prunelle de ses yeux, mais elle s’avère très faible vis-à-vis de ses propres membres qui dérivent vers des formes de démocratie dégradée avec un début de chasse aux minorités ou de restriction de l’espace politique.

Autrement dit, pour l’instant,  l’Union européenne défend très bien les droits des personnes comme acteurs économiques, beaucoup moins bien ceux des personnes comme titulaires possibles de droits sociaux en vue de leur permettre de mener une vie digne d’être vécue, et médiocrement ceux des personnes s’opposant sciemment, ou de par leur simple existence, à certains gouvernements nationaux – mais il est vrai que, dans ce dernier cas, la liberté d’installation entre Etats européens permet de fuir facilement un Etat persécuteur, pour autant d’être un acteur économique n’ayant pas besoin de droits sociaux. Ainsi, pour prendre un exemple, un homosexuel polonais n’aura ainsi qu’à traverser la frontière allemande et à s’installer à l’ouest du continent, pour autant qu’il trouve un métier lui permettant de vivre. 

Enfin, bien sûr, je n’insiste pas sur tous les autres sujets de défaillance, comme ceux cités dans les priorités de l’actuelle Présidente de la Commission. Il faut bien sûr ajouter la difficulté de mener une politique commune de l’asile et de l’immigration, ou la difficulté à définir un « policy mix » européen qui satisfasse tous les Etats.

Yves Bertoncini : La Commission européenne a été très timide vis-à-vis des restrictions de circulation imposées par les Etats-membres, que ce soit via le rétablissement des contrôles aux frontières nationales ou les décisions de mise en quatorzaine. Si la flexibilité est prévue en cas de crises, il est clair que les gouvernements ont agi de manière impulsive et non coordonnée, et que la Commission aurait pu faire davantage entendre sa voix, notamment pour protéger les frontaliers, les transporteurs routiers, etc. Ursula von der Leyen a annoncé qu’elle ferait des propositions sur Schengen : on va donc pouvoir vérifier si la flexibilité accordée aux Etats-membres respecte bien certaines conditions et certains délais – sans quoi ce sera à nouveau la foire d’empoigne…

Le même constat négatif s’impose en matière de migration et d’asile, où les Etats agissent en ordre dispersé et au coup par coup pour ceux qui sont volontaires – on le voit encore à l’égard des demandeurs d’asile du camp incendié à Lesbos. La Commission Juncker avait obtenu le renforcement des contrôles aux frontières extérieures et la mise en œuvre d’une solidarité entre Etats-membres, et Ursula von der Leyen avait affirmé sa volonté d’agir vite lors d’une visité médiatisée en Grèce. Elle vient d’annoncer qu’elle proposerait dès la semaine prochaine un nouveau « Pacte pour l’asile et les migrations » - dont acte, il est plus que temps, et il restera à la faire adopter et appliquer…

Dernier exemple marquant : si l’UE s’est montrée solidaire face au COVID sur le plan économique et financier, elle a peiné à le faire savoir – il y a donc là une défaillance de communication et même d’incarnation. Si Ursula von der Leyen avait voyagé vers l’Italie au plus fort de la crise, elle n’aurait peut-être pas eu à s’excuser par la suite, et nombre d’Européens ne resteraient pas sur l’idée fausse que les Russes et les Chinois ont été plus solidaires…

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