Nous continuons ici une revue des situations dans lesquelles les pouvoirs publics ont eu les yeux plus gros que le ventre , revue commencée le 5 mars dernier. Cette semaine, la justice, secteur particulièrement touché par cette tendance, et la réforme de la garde à vue.

La justice pénale
Les problèmes sont récurrents : depuis plusieurs décennies, la justice française, y compris le système pénitentiaire, n'a pas les moyens de faire face à ses missions. Cela n'a pas empêché nos gouvernants, au cours de ces dernières années, de charger toujours plus la barque sans l'agrandir en proportion.
Ce fut le cas avec le durcissement de la répression de la délinquance : des lois un peu plus sévères et une police judiciaire un peu plus zélée firent affluer les prévenus dans les prétoires, puis les condamnés dans les prisons. On fit bien un plan de construction de nouvelles centrales et maisons d'arrêt, mais sa mise en œuvre est très insuffisante : le système carcéral français, en grande partie vétuste, est débordé. Les conditions de détention, parfois indignes, valent à la France des remontrances en provenance de l'Union européenne, et surtout elles remplissent mal leur rôle de remise dans le droit chemin. De plus, des dizaines de milliers de condamnations restent purement théoriques, si bien que la menace d'écoper d'un an de prison ne joue plus son rôle dissuasif : les mauvais garçons savent parfaitement que les condamnations ainsi tarifées ont les plus grandes chances de ne pas être mises à exécution.
Là encore, on aurait pu penser que la nécessité de lutter contre la dépression par de grands travaux aurait stimulé la construction et la rénovation d'établissements pénitentiaires. Mais il aurait fallu être capable de lancer très vite de nouveaux projets : or les procédures sont longues, longues... Les services ne sont pas capables de trouver les terrains voulus, et quand l'Etat par miracle en dispose, comme c'était le cas à Lyon avec deux prisons (Saint-Joseph et Saint -Paul) vétustes et récemment désaffectées, situées dans le quartier Perrache, au lieu de sauter sur l'occasion nos dirigeants cèdent l'emplacement pour y réaliser des projets commerciaux. On a des velléités en veux-tu, en voilà, on en fait des lois, mais quand il s'agit de passer à l'acte il n'y a plus grand monde.
Paradoxe : alors que l'on manque dramatiquement de places pour l'incarcération des coupables, l'emprisonnement préventif — qui porte sur des personnes encore présumées innocentes — dure beaucoup trop longtemps, parce que les tribunaux et la PJ, submergés, tardent à boucler les affaires. Ainsi les prévenus font-ils trop de prison, et les condamnés pas assez.
Qui plus est, au lieu de mobiliser les moyens hélas insuffisants (et parfois médiocrement gérés) pour les centaines de milliers d'affaires ordinaires du traitement desquelles dépend la réduction de la délinquance et donc la sécurité des citoyens, on préfère les concentrer sur quelques procès à grand spectacle, du genre Clearstream, dont l'intérêt pour la nation est minime.
La réforme de la garde à vue
Comme étalage de bonnes intentions, on fait difficilement mieux que les projets de réforme de la garde à vue. Mais comment assurer à des centaines de milliers de personnes chaque année la présence d'un avocat durant leur garde à vue ? Le bâtonnier de Paris a fort bien posé la question dans Le Figaro du 15 février : Où trouver l'argent [2] ? Aux prix où sont les avocats, peu de personnes mises au frais ont de quoi s'en offrir un. Il va donc falloir commettre des avocats d'office, payés grâce à l'aide juridictionnelle.
Celle-ci est déjà sollicitée très souvent lors des gardes à vue, et les avocats trouvent ses tarifs très insuffisants. Comme l'écrit le bâtonnier, on sait que l'État est en difficulté pour dégager des ressources budgétaires, et que les fonds de l'aide juridictionnelle indemnisent insuffisamment les avocats . Ne fermons pas pudiquement les yeux : beaucoup demandent à leur client une rallonge s'il veut être défendu avec toute la diligence souhaitable. Alors que va faire la Chancellerie ? Obtenir de Bercy des fonds supplémentaires pour l'aide juridictionnelle, en feignant de croire que cela ne sera pas pris sur les budgets de fonctionnement des tribunaux et ceux nécessaires à l'embauche de magistrats et de greffiers, embauche devenue dramatiquement insuffisante ?
En cette occasion comme en bien d'autres, qui fait l'ange fait la bête. Trop d'angélisme à propos des droits de la défense aboutira inévitablement, compte tenu de l'étroitesse des marges de manœuvre budgétaire, à rendre la justice encore moins efficace et plus coûteuse pour des centaines de milliers de justiciables. Quand reconnaîtra-t-on que nous n'avons pas les moyens de tout faire, et que, si l'on prend des décisions onéreuses, il faut dire ce que l'on fera comme économies en contrepartie ?
La justice donnerait lieu à bien d'autres illustrations de ces yeux plus gros que le ventre : pourraient être examinées la réforme de la carte judiciaire, opération coûteuse qui a perturbé bien des tribunaux ; les dispositions — très jolies sur le papier — prises en matière d'application des peines ; ou encore la réforme projetée de l'instruction, qui se traduira probablement par d'importants gaspillages de moyens déjà trop rares. Mais passons à deux autres domaines qui illustrent tristement la propension des pouvoirs publics à s'isoler dans une bulle politico-juridique en croyant que l'intendance va suivre la direction indiquée par leurs textes.
*Jacques Bichot est économiste, professeur émérite à l'université Lyon 3, vice-président de l'association des économistes catholiques.

 

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Gouverner... les yeux plus gros que le ventre (I) : La Faute-sur-Mer
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[2] Nous ne nous étendrons pas sur la solution préconisée par ce cher maître, qui consiste à mettre la main sur les fonds des organismes d'assurance ayant des contrats d'assistance juridique. A quels excès la défense des intérêts corporatistes ne conduit-elle pas !

 

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