Depuis dix jours la Côte d'Ivoire subit de nouveau la loi de la violence. Jeudi 19 septembre, Abidjan est le lieu de combats confus entre les forces armées ivoiriennes, notamment la gendarmerie, et des "mutins" à l'origine mal définie.

Après plusieurs heures de bataille, le pouvoir en place rétablit la situation à son profit. Le bilan est lourd : 270 morts, dont les deux tiers du côté des assaillants. Au même moment les "mutins" prennent le contrôle, sans combat semble-t-il, des villes de Bouaké et de Korhogo.

Bouaké, au centre du pays, est la seconde ville ivoirienne, à la jonction des territoires forestiers du Sud et des étendues sahéliennes du Nord, à la jonction, également, des populations à dominante musulmane du Nord et des populations animistes et chrétiennes du Sud.

Depuis bientôt trois ans, la Côte d'Ivoire est secouée par des violences politiques et ethniques. À Noël 1999, le général Gueï avait renversé Konan Bédié, successeur du président Houphouêt-Boigny. Le général se présentait comme un justicier dont le seul objectif était de chasser du pouvoir des personnages corrompus et de remettre le pays aux mains des civils. Une nouvelle constitution est promulguée mais le général, sans doute poussé par les soldats qui abusent sans vergogne de leur position de force, tente de se maintenir au pouvoir en truquant les élections présidentielles du mois d'octobre. Alassane Ouattara, ancien premier ministre d'Houphouêt-Boigny, et bien connu des instances financières internationales (il a été longtemps au FMI), est évincé du scrutin sous prétexte de "nationalité douteuse". Finalement Laurent Gbagbo, vieil opposant socialiste, sort vainqueur du vote, alors que des affrontements violents (il y a de nombreux morts) opposent ses partisans à ceux de Ouattara.

Depuis, Gbagbo tente d'affermir sa position et, sous la pression des instances internationales, se rapproche de ses opposants, Ouattara, Gueï et Bédié. Le calme ne revient pas vraiment et des violences sporadiques secouent Abidjan et les principales villes du Nord.

Cependant la coopération internationale, interrompue fin 99, reprend peu à peu. La Côte d'Ivoire a bien besoin de cette aide. Ce n'est plus la "perle" de l'Afrique de l'Ouest : la crise économique des années 80 et 90 a peu à peu aligné ce pays sur la misère de ses voisins. Les violences du Libéria ont débordé sur sa frontière occidentale ; les exportations agricoles (la Côte d'Ivoire est le premier exportateur mondial de cacao) sont mal payées. Les interventions du FMI ont considérablement réduit le train de vie de l'État dont dépend une partie de la population urbaine.

Les oppositions ethniques (près de la moitié de la population ivoirienne est formée de migrants originaires du Sahel et, particulièrement, du Burkina-Faso), latentes sous la présidence d'Houphouêt-Boigny, se sont brutalement exprimées autour du "cas" Ouattara.

La situation actuelle en est-elle l'expression ? Elles participent de la tension mais n'en sont sans doute pas la cause.

À l'occasion des violences de la semaine dernière, des règlements de compte ont eu lieu à Abidjan : le général Gueï et sa famille ont été assassinés, Ouattara s'est réfugié à l'ambassade d'Allemagne, puis à l'ambassade de France, fuyant ce qu'il appelle "une véritable brigade de la mort" composée de gendarmes. Ceux-ci ont également incendié des bidonvilles où logent les immigrants, principalement burkinabés et maliens. Le pouvoir accuse le Burkina-Faso d'être derrière les "mutins".

Qui sont ces mutins ? Les journalistes ont profité des opérations d'évacuation des étrangers de Bouaké par l'armée française pour prendre contact avec eux. Ils décrivent des hommes bien armés, disciplinés, bien pourvus en argent, bien organisés mais dont on ne connaît pas les chefs. Les "mutins" se présentent comme des soldats ivoiriens recrutés par Gueï mais réfugiés à l'étranger à la chute de celui-ci et sans lien avec lui.

Le pouvoir ivoirien a tenté une première attaque de Bouaké, sans succès, mais on a tout de même compté plus de cent morts. Depuis, une autre ville du Nord, Odienné est tombée au pouvoir des "mutins". Abidjan a déclaré Bouaké et Korhogo zones de guerre, fermé ses frontières avec le Mali, la Guinée et le Burkina-Faso et coupé les relations téléphoniques avec ce dernier. Les voisins s'inquiètent et prennent parti : le Nigeria a envoyé des avions de combat à Abidjan, les présidents ghanéens et togolais ont manifesté leur soutien à Gbagbo. Une première tentative de conférence internationale au Maroc a échoué. Une autre, organisée par la Communauté économique des États d'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), a été convoquée ce dimanche 29 septembre à Accra. La constitution d'une force régionale d'interposition a été décidée ; elle sera envoyée sur place si les négociations échouent.

La France a réagi rapidement à la situation en renforçant les troupes stationnées en permanence à Abidjan mais, pour le moment, la seule opération en cours concerne l'évacuation des étrangers de Bouaké où les combats pourraient reprendre. Paris a été sollicité par Abidjan pour activer les accords de défense bilatéraux et soutenir les troupes gouvernementales. Les contacts sont permanents avec les deux camps et visent à éviter l'affrontement mais Paris reste dans l'expectative vis-à-vis de Laurent Gbagbo. Un soutien logistique limité vient d'être finalement accordé. L'intervention extérieure (qui justifierait l'activation des accords de défense) ne semble pas prouvée même si les "mutins" ont évidemment bénéficié d'une aide étrangère pour se préparer. Le Burkina-Faso a une attitude très ambiguë dans les divers conflits qui déchirent l'Afrique, participant à des trafics d'armes vers le Libéria ou l'Angola mais cela ne suffit pas à l'impliquer dans une action de "conquête". Les États-Unis sont aussi intervenus, envoyant des soldats au Ghana et des avions en Côte d'Ivoire, en raison de la présence d'une école américaine à Bouaké mais peut-être aussi en raison de leurs relations avec Ouattara.

La dernière interposition militaire française a eu lieu en Centrafrique en 1996-97. Depuis, dans des situations analogues (Congo-Brazzaville), la France a limité son intervention à la protection (évacuation) des étrangers, laissant les populations locales à la merci des bandes armées. Aujourd'hui, après avoir évacué les étrangers de Bouaké, les troupes françaises restent positionnées à proximité de la ville et les moyens déployés semblent supérieurs à ceux que nécessitait l'évacuation. La France est évidemment impliquée dans les négociations en cours ; personne ne souhaite voir s'allumer un nouveau foyer de violences en Afrique de l'Ouest alors que la Sierra Leone retrouve la paix et que le Libéria connaît encore des sursauts de rébellion. La situation est partout très fragile, les sources de tension nombreuses et diverses : religieuses, ethniques, économiques.