Le plus inquiétant dans le conflit entre l'Union européenne (et à un degré moindre l'Occident) et la Russie au sujet de l'Ukraine n'est pas le supposé conflit d'intérêts (on se demande d'ailleurs lesquels !) mais une discordance totale des modes de pensée diplomatiques qui ouvre la porte aux pires malentendus.
« La Russie est un rébus enveloppé d'un mystère au sein d'une énigme » se plaisait à dire Winston Churchill. Le grand homme avait la conception la plus classique de la diplomatie, venue sans doute de la plus haute antiquité, mais qui avait pris sa forme la plus achevée dans les chancelleries européennes après les traités de Westphalie. Elle avait continué d'inspirer les conceptions diplomatiques dans le courant du XXe siècle, alors que l'Union soviétique adoptait à partir de 1917 une logique marxiste — léniniste à caractère idéologique, dont la regrettée Annie Kriegel avait montré comment elle était stratifiée en plusieurs niveaux.
Les intérêts de la Russie
Beaucoup considèrent aujourd'hui avec la même perplexité la diplomatie de Poutine : « Que veut Poutine ? Comment faut-il le prendre ? Quel sont ses desseins secrets ? » est devenu un leitmotiv des médias occidentaux et même l'interrogation de nombreux hommes politiques.
Pourtant qui ne voit que nous sommes aujourd'hui à front renversé ? C'est Poutine qui joue le même jeu classique qui était celui de Churchill — et de bien d'autres de Richelieu à De Gaulle, et un Churchill ressuscité sans nul doute le comprendrait très bien, et c'est l'Occident et singulièrement l'Union européenne qui se trouvent engagés, encore plus radicalement peut-être que la défunte URSS dans une diplomatie de type idéologique.
La diplomatie classique est simple parce qu'elle n'a qu’un seul objectif : défendre les intérêts du pays qu'elle a en charge (nous disons le pays et non l’État car ces termes, que les juristes distinguent aujourd'hui, étaient confondus au temps de Louis XIV.)
Les intérêts, ce sont beaucoup de choses : l'intégrité territoriale, l'indépendance (dans le respect des accords conclus), la sécurité, les intérêts économiques qui commanderont par exemple la sécurité de certains approvisionnements stratégiques, le maintien de certains liens historiques (ainsi, ceux que la France a gardés en Afrique), le rayonnement culturel. Et cela suppose aussi, pour une grande puissance, sinon un glacis, du moins un minimum de respect et de coopération de la part des pays du proche voisinage, surtout quand ces pays ont avec elle des liens anciens tels ceux de l'Ukraine et de la Russie.
C'est particulièrement ce dernier aspect de la politique de puissance classique qui est contesté à Poutine. Pourtant quoi de plus naturel ? La France accepterait-elle que la Belgique entrât dans une alliance qui lui soit hostile ? Si la Belgique était neutre, pourquoi pas l'Ukraine ? Le Mexique, même quand il se trouvait aux portes du communisme, dans les années trente, a toujours gardé une certaine déférence envers son grand voisin du Nord, a préservé une coopération économique privilégiée avec lui, fort inégale d'ailleurs, et s'est bien gardé de s'engager contre lui dans la guerre froide, limitant la solidarité révolutionnaire à ne pas rompre les relations diplomatiques avec Cuba.
Ces liens de voisinage, nécessairement déséquilibrés, peuvent être abusifs. Ils le furent quand l'URSS communiste contrôlait tous les pays d'Europe centrale. Ils le sont quand des expériences pharmaceutiques sont menées aujourd'hui, sans leur consentement sur les populations du Guatemala. Mais ils sont en eux-mêmes naturels et ne sauraient être confondus d'aucune manière avec la volonté d'hégémonie mondiale qui sous-tend la politique des empires idéologiques.
Les idéaux de l'Union européenne
La diplomatie idéologique, elle, à la différence de la diplomatie classique, ne cherche pas d'abord à défendre des intérêts mais à propager des principes ou des idéaux.
Alors qu'une diplomatie d'intérêt s'intéresse à des degrés divers au reste du monde, en fonction de sa plus ou moins grande proximité, une diplomatie idéologique est par définition universelle. Dès lors qu’elle se fonde non point sur les intérêts d'un groupe humain et géographique particulier, mais sur une philosophie applicable à toute l'humanité, le rayon de son action n'a potentiellement pas de limites. Comme autrefois l'URSS prétendait répandre la révolution prolétarienne partout, les États-Unis, qui se veulent les garants de la liberté et les gendarmes du monde, étendent aujourd'hui leur rayon d'action sur toute planète.
L'Union européenne n'en est pas encore là mais, parmi les objectifs du traité de Rome, figure celui d’« affermir, par la constitution de cet ensemble de ressources, les sauvegardes de la paix et la liberté, et d’appeler les autres peuples d'Europe qui partagent leur idéal à s'associer à leur effort » [1]. Le traité actuel a encore plus d’ambition : « L'Union a pour but de promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples » (art. 3) et encore de « développer et renforcer la démocratie et l'État de droit ainsi que le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales dans le monde ».
Tous les pays d'Europe, et même d’autres, ont donc potentiellement vocation à intégrer l'Union européenne et, dans l'esprit de ceux qui la dirigent, s'est peu à peu formée l'idée que l'appartenance à l'Union signifiait par elle-même l'appartenance au camp de la liberté et de la démocratie. C'est ainsi que le caractère démocratique de la Turquie, candidate à l'adhésion, n'a guère été mis en doute jusqu'à une date récente, alors que la Russie qui n'a manifestement pas vocation à rejoindre l'Union ne saurait être, vue de Bruxelles, qu'une dictature.
L'élargissement de l'Union signifiant un progrès du bien sur la planète, il est normal que les instances communautaires envisagent d'étendre ses frontières aussi loin que possible à l'Est et donc jusqu'aux portes de Moscou. C'est le sens de sa décision de proposer à l'Ukraine un traité de libre-échange préalable à l'adhésion et comme la politique de défense de l'Union ne se distingue plus guère de celle de l'OTAN, préalable aussi à l'adhésion à celle-ci.
La diplomatie idéologique ne se veut pas d'abord la défense d'intérêts ; elle vise la fin de l'histoire. Tout ce qui s'oppose à sa perspective eschatologique ne peut donc qu’exaspérer ses tenants.
Préparant l'avènement du bien, l'idéologie est nécessairement manichéenne : elle est le camp du bien, ses adversaires ne sont pas seulement des joueurs autour du même échiquier, ils sont le camp du diable. L'hystérie actuelle à l'égard de la Russie, non point des peuples, heureusement, mais des milieux de Bruxelles et d'une partie des médias dépasse peut-être celle qui existait entre les nations en 1914.
C'est bien là le danger d'une diplomatie idéologique : elle est animée d'une logique qu'aucune considération de prudence ne vient arrêter.
Il est possible que Poutine, même s'il en est visiblement exaspéré, comprenne le jeu de ceux qu'il affronte puisque il a, comme tous les Russes, l'expérience de soixante-treize ans de régime idéologique [2], mais en revanche un adversaire comme lui, qui parle le langage de la diplomatie classique est pour les gens de Bruxelles, lui aussi une « énigme enveloppée de mystères ».
La sagesse de l'égoïsme
Les naïfs croiront que l'idéologie est meilleure parce qu'elle vise le bien et non de vils intérêts égoïstes. La vérité est que rien n'est plus dangereux que l'idéologie parce que les intérêts se heurtant à d'autres intérêts sont toujours ouverts au compromis, les uns et les autres étant conscients qu'un bon accord vaut mieux qu'un affrontement (et Dieu sait si dans le cas de l'Ukraine, une cogérance russo-européenne serait profitable à tous, pour peu que chacun reconnaisse les intérêts de l'autre). L'idéologue, lui, ignorant le compromis, est ouvert à toutes formes d'hybris.
On objectera que derrière toute idéologie, il y a un jeu de puissance dont l’idéologie n'est que le masque. Même si beaucoup en doutèrent longtemps, c'était en fait, comme l'avait bien perçu le général de Gaulle, le cas de l’Union soviétique et c'est une des raisons pour lesquelles la Guerre froide n'a jamais éclaté en guerre ouverte. C'est aussi le cas aujourd'hui des États-Unis qui n'ont jamais séparé dans leur rhétorique de défense du « camp de la liberté » les intérêts américains. Cela est en tous les cas vrai d'une partie des instances qui font la politique étrangère, dont le président Obama. Mais ce n'est peut-être pas le cas de tous les acteurs de la politique étrangère américaine, une politique qui s'est faite à l'évidence de plus en plus idéologique depuis la fin de la Guerre froide.
Au demeurant, que la diplomatie des principes ne soit le plus souvent que le masque d'une diplomatie des intérêts est plutôt rassurant car personne n'a intérêt à la guerre, dans le contexte qui est aujourd'hui celui de l'Europe. Il est même probable que si le conflit actuel n'a pas, à ce jour, dégénéré, on le doit à des gens comme Poutine et Obama qui voient, eux, d'abord leurs intérêts.
La diplomatie de Poutine est même tellement classique qu'on cherche en vain quelle idéologie pourrait se cacher derrière. Et c'est ce qui fait sa faiblesse. La défense de la patrie russe et de la religion orthodoxe, qui sont les seuls ressorts qu'elle puisse invoquer, ne sont à l'évidence pas des objectifs universels comme l'est la défense de la liberté et de la démocratie. Vaccinée par l'expérience du communisme, la Russie se refuse à toute exaltation idéologique. Or pas d'empire sans idéologie, ni d’idéologie sans impérialisme. Une politique de glacis, même abusive, est dans la nature, l'impérialisme idéologique ne l'est pas. De plus en plus d'Européens de l'Ouest, lassés des excès de la commission de Bruxelles ou des médias, tiennent, dans la discrétion, Poutine pour une référence de bon gouvernement, voire de défense de la civilisation chrétienne. Mais cela ne suffit pas à faire une doctrine, à justifier un emballement médiatique de type manichéen comme celui qui règne dans le camp d'en face [3].
Emballement : nous pouvons craindre en effet qu'avec la Commission européenne, structure bureaucratique puissante et coupée des peuples, on assiste pour la première fois à un cas presque chimiquement pur où l'idéologie fonctionne à plein sans le frein de la logique d'intérêt. Une preuve entre mille : la dérisoire politique de sanctions que l'Union européenne inflige à Moscou, une politique dérangeante pour la Russie, certes, mais suicidaire pour ses intérêts à court et à long terme et parfaitement inutile.
Il est vrai que pour Emmanuel Todd, l'actuelle politique étrangère européenne ne serait que le masque des nouvelles ambitions allemandes en Europe centrale et orientale [4]. Mais si tel était le cas, on comprendrait difficilement les critiques violentes de l'ancien chancelier Schmidt à l'encontre de la Commission européenne, dont il dénonce « l'incompétence diplomatique », l'irresponsabilité et le fait que son absence de sens du compromis a remis la guerre aux portes de l'Europe [5]. L'ancien chancelier Schröder [6] n'est pas plus tendre et, dans l'ensemble, l'opinion allemande n'est pas unanime sur ce sujet, comme elle l'avait été en 1999 face à la Serbie, ennemi historique.
Loin d'être la nouvelle chancelière du Reich comme on la voit en France, Angela Merkel est tenue par beaucoup d'Allemands pour une politicienne d'envergure moyenne, soucieuse d'abord de sa survie au jour le jour et donc de rester politiquement correcte ; elle suit les emportements idéologiques de Bruxelles moins qu'elle ne les commande. Elle cache aussi bien mal son inféodation à Washington.
On pourra dire que les États-Unis qui, eux, ont le sens de leurs intérêts peuvent jouer dans la crise actuelle, le rôle de frein. Ils le jouent sans aucun doute. C'est pourquoi, en maintes occasions, les Européens semblent les précéder plutôt que les suivre. Savoir qui d'eux ou du tuteur américain a le plus poussé pour accrocher l'Ukraine à l'Union européenne est une question. Les États-Unis n'ont-ils d'ailleurs pas déjà atteint leur objectif principal : séparer durablement l'Union européenne de la Russie, comme le préconise Brezinski [7] ? Mais même inféodés, les idéologues ne sont pas toujours contrôlables.
Que dans des affaires aussi graves, l'Union européenne et la Russie aient laissé se creuser un fossé aussi profond entre les logiciels qui déterminent leur diplomatie et que, au sein de l'Union européenne, l'idéologie semble aujourd'hui fonctionner sans prise sur le réel, c'est ce qui ne peut que susciter les craintes les plus vives.
Roland Hureaux
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[1] Sans doute l'UE n'a-t-elle pas l'équivalent des partis communistes, mais, de pair avec les États-Unis, elle dispose de nombreuses ONG à prétention démocratique qui s'agitent en Europe de l'Est.
[2] La diplomatie d'État, d'un côté, la diplomatie du parti de l'autre, l'une traitant avec les gouvernements, l'autre avec les partis frères et avec les masses, sans compter la diplomatie des services secrets.
[3] L'exaspération n'est pas moindre aujourd'hui en Russie. Sans chercher quel côté a commencé, on notera qu'à l'Ouest, dirigeants et médias sont les plus excités, le peuples beaucoup moins, alors qu'en Russie, il semble que les dirigeants, Poutine en particulier, jouent plutôt un rôle modérateur face à un peuple exaspéré.
[4] http ://www.youscribe.com/catalogue/tous/interview-emmanuel-todd-l-Allemagne-tient-le-continent-europeen-2493433
[5] Entretien — Bild 16 mai 2014.
[6] Il est vrai moins désintéressé que Schmidt en raison de ses intérêts dans Gazprom.
[7] Zbigniew Brzeziński, Le Grand Échiquier, 1997.***
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Tout à fait d'accord avec l'analyse de Roland Hureaux.
En somme, les Ukrainiens n'ont qu'un droit, c'est celui de la fermer et d'accepter sans conditions le condominium Russo-Européen sur leur territoire.
Bravo, superbe analyse. Au delà de la diplomatie se pose la question de savoir si nos gouvernants ont une vision globale (et non parcellaire) de ce qui serait "bon" pour leur pays. Quand on gouverne, la réalité est incontournable et les "idées conceptuelles" passent au second plan.
Merci pour cette mise au point.