Ceux qui dirigent la diplomatie française l’auront bien cherché ! L’annonce d’une conférence internationale sur la Syrie, avec la participation du gouvernement Assad, dont le principe a été négocié directement entre les États-Unis et la Russie, constitue un camouflet pour la politique française. D’autant que Londres, Jérusalem et même Ankara, mais pas Paris, semble-t-il, ont été immédiatement associés au processus. En faisant au cours des derniers mois, au sujet de la Syrie, de la surenchère sur la politique américaine elle-même, la France s’est ainsi marginalisée.
LA SURENCHERE FRANCAISE s’est exprimée par la reconnaissance du conseil national qui tient lieu de gouvernement provisoire des rebelles, à la représentativité douteuse, et la volonté frénétique d’armer la rébellion syrienne, deux positions que le président Obama a refusé de prendre.
Cet accord direct entre Washington et Moscou, au nez et à la barbe des excités de Paris (et aussi de Londres), est-il nécessaire de dire que tout observateur un peu lucide de la scène proche-orientale pouvait le voir venir ?
Le plus suffocant dans cette histoire est l’inculture diplomatique et historique dont a témoigné la conduite de la politique française, signe d’une grave dégénérescence de notre appareil politique et diplomatique.
Notre projet d’armer la rébellion était en soi irresponsable dans une région qui est une véritable poudrière, surtout si l’on considère que dans cette rébellion, les islamistes les plus radicaux, Al Qaida compris, se trouvent en position hégémonique. Certains de nos partenaires européens ne se sont pas privés d’accueillir le projet de la France et du Royaume-Uni en se gaussant. Ils ont eu la sagesse de le bloquer. Ajoutons que notre position incompréhensible nous brouillait avec deux partenaires naturels : la Russie et l’Algérie.
Irresponsable, la ligne politique française démontre aussi une triple ignorance.
L’oubli de la mission de La France au Proche-Orient
La première est celle de l’histoire de la présence française au Proche-Orient.
Même si nous sommes encore la cinquième puissance mondiale, rien ne nous fonderait à avoir un avis sur ce qui se passe dans cette région si on ne faisait référence à l’histoire. De grands pays, comme l’Allemagne, le Japon, la Chine, l’Inde ne s’y impliquent guère et ne s’en portent pas plus mal.
La France a eu un mandat de la SDN entre 1919 et 1945 pour administrer la Syrie et le Liban. C’est ce qui justifie encore son intérêt. Mais ce mandat est lui-même fondé sur le rôle de protecteur des chrétiens de l’Empire ottoman que, dès le temps de François Ier, la France s’était fait reconnaître par le sultan de Turquie. Napoléon III était intervenu en Syrie en 1860 sur le même fondement.
On veut bien admettre que notre responsabilité s’étende aujourd’hui à toutes les minorités et pas seulement aux chrétiens. Mais notre intervention dans les affaires syriennes joue directement à l’encontre des intérêts non seulement des chrétiens mais aussi des autres minorités comme les alaouites ou les druzes ; nous nous évertuons à renverser le seul régime, issu lui-même de la minorité alaouite, qui les protège.
Si notre entreprise de mettre fin sans délai au régime Assad avait abouti, il serait arrivé ce que les rebelles ne cessent d’annoncer : l’exode de deux millions de chrétiens et le massacre de deux millions et demi d’alaouites. Étonnant retournement historique pour un pays dont la protection des minorités justifie seule la présence dans la région.
Il est vrai qu’invoquer ce passé n’est plus à la mode. L’ultra-laïcisme qui est devenu la politique officielle de la gauche, et même de la droite, conduit nos dirigeants non seulement à ne plus faire de référence à la protection des chrétiens, mais même à les tenir, non sans une forme de lâcheté, pour la seule minorité qui ne mérite pas notre compassion. Cela au moment même où ils sont devenus, de l’avis commun, le groupe religieux le plus persécuté dans le monde.
En invoquant la laïcité, on oublie que les grands républicains de la IIIe République, pourtant peu suspects de bigoterie, n’avaient jamais perdu de vue ce rôle. Ils savaient l’histoire, eux !
La diplomatie des droits de l’homme, simpliste et contradictoire
La préoccupation des droits de l’homme, nouvelle religion laïque, aurait remplacé le souci de protéger les chrétiens, mais que signifie la promotion des droits de l’homme si elle doit passer par le massacre ou l’exode de toutes les minorités ?
Nous en arrivons au deuxième signe d’inculture : organiser notre diplomatie en fonction des régimes intérieurs des différents pays, diplomatie dite « des droits de l’homme ». Nous serions supposés ne nous lier désormais qu’avec les régimes démocratiques ou les oppositions prétendant promouvoir la démocratie (même s’il s’agit, comme en Syrie, de fanatiques barbus tout prêts à égorger tout ce qui n’accepte pas la charia ).
La dissociation des considérations intérieures et de la grande diplomatie constitue pourtant une des grandes constantes de l’histoire de l’Europe, singulièrement de la France. C’est peut-être un des fondements de la civilisation. Richelieu pouvait combattre le protestantisme en France et s’allier avec les princes protestants en Allemagne contre l’Autriche. Le très catholique roi d’Espagne soutenait à l’inverse les protestants lors du siège de La Rochelle. Louis XVI apporta une aide décisive aux « Insurgents » républicains d’Amérique du Nord contre son « cousin », le roi d’Angleterre. Plus près de nous, la République radicale n’hésita pas à s’allier avec la Russie des tsars pour contenir l’impérialisme allemand.
Ces subtilités (pas si subtiles que cela d’ailleurs) sont aujourd’hui oubliées. Même un diplomate de profession comme Villepin, parce qu’il avait, dans son équipée politique, le soutien du monde arabe, se crut tenu de protester contre l’interdiction du voile, deux sujets qui n’auraient dû avoir aucun rapport !
Fixer sa ligne diplomatique sur la seule considération des droits de l’homme est non seulement simpliste et dangereux mais hypocrite, car on a tôt fait d’oublier ces droits quand certaines contraintes géopolitiques ou commerciales s’imposent, par exemple à l’égard de l’Arabie saoudite ou de la Chine. Mais aussi de l’Algérie, qui, dans les années 1990, réprima l’islamisme de manière au moins aussi sanglante qu’Assad sans que cela ne nous ait jamais émus. La plus extrême sévérité s’exprime en revanche vis-à-vis de la Russie — où pourtant les minorités religieuses vivent en sécurité, ce qui est loin d’être le cas dans la soi-disant démocratique Turquie bien davantage ménagée.
L’urgence nous a imposé de voler au Mali au secours d’un régime issu d’un coup d’État, alors qu’au nom des droits de l’homme, nous boudons stupidement des pays amis de la France comme le Congo-Kinshasa ou Madagascar confrontés à des difficultés internes immenses, au motif qu’ils ne seraient pas assez démocratiques.
Les nouveaux régimes d’Égypte et de Tunisie, issus des illusoires « printemps arabes » ont été accueillis à bras ouverts : nous ne savons plus que dire en voyant s’instaurer dans la foulée, inexorablement, le totalitarisme des Frères musulmans, pour ne pas parler de la Libye où la chute de Kadhafi, par nous organisée, a conduit à un chaos effroyable, ce pays servant désormais de base arrière aux milices islamistes que nous combattons au Mali.
Rien n’abêtit plus, on le voit, que les postures idéologiques, comme la prétention de fonder la diplomatie sur les seuls droits de l’homme, pas seulement en Syrie.
Une hiérarchie fantasmée des régimes
D’autant que, troisième ignorance, cette diplomatie se fonde, pas seulement en France, sur une hiérarchie des pays, par rapport au critère démocratique, qui n’a qu’un rapport lointain avec les réalités. Une hiérarchie qui résulte, non d’une analyse socio-politique solide des régimes avec lesquels on traite, qui serait basée sur des critères objectifs, mais sur une sorte de doxa « politiquement correcte » produite au carrefour des médias et des chancelleries occidentales, compendium de préjugés sommaires, de parti-pris contestables, de jugements à deux poids deux mesures sans doute inspirés en dernière instance par les intérêts de puissance nord-américains.
Cette hiérarchie ignore les catégories politiques élémentaires que l’expérience du XXe siècle nous avait conduits à établir.
Hannah Arendt avait eu le mérite de dégager, la première, la notion de régime totalitaire. Montrant que les régimes soviétique et nazi avaient en commun ce caractère, elle avait apporté des nuances quant au fascisme italien qui, selon elle, ne pouvait être qualifié de totalitaire, car il était loin d’avoir contrôlé — ni même cherché à contrôler — la totalité de la société civile et n’avait pas multiplié les crimes au même degré. Entendu en un sens aussi radical, il est possible que le seul régime qui mérite aujourd’hui l’appellation de totalitaire soit la Corée du Nord.
Puis viennent, dans cette hiérarchie, les dictatures classiques, comme l’étaient par exemple l’Espagne de Franco ou les régimes militaires d’Amérique latine.
Si l’on fait de la vraie science politique et non de la propagande, trois différences majeures séparent ces dictatures des régimes totalitaires : d’abord le fait que les dictatures ne visent pas le contrôle de toute la société, notamment de l’économie, mais seulement du pouvoir politique, ensuite que n’y courent des risques véritables que ceux qui s’y opposent, enfin que les dictatures ne demandent que l’adhésion passive alors que les régimes totalitaires exigent de tous un engagement actif. Et il y a enfin, plus haut dans la hiérarchie, les démocraties, toujours imparfaites et en évolution, qui se caractérisent notamment par le fait qu’il y est procédé à des élections qui ne sont pas complètement une parodie et que le pouvoir peut même, à l’occasion, perdre.
Foin de ces catégories dont on pensait qu'elles étaient devenues classiques ! Nos dirigeants mélangent tout.
Le régime d’Assad, dictature classique, comme tous les régimes baasistes, un peu plus raide peut-être, compte tenu des risques qu’affronte ce pays à la fois hétérogène et proche d’Israël, est tenu pour un régime totalitaire. Assad est, absurdement, dans la logomachie ambiante, assimilé à Hitler. Chavez, défunt président du Venezuela, était fréquemment qualifié dans les médias de « caudillo », alors qu’il n’emprisonnait personne, respectait le résultat de urnes quand il lui était défavorable (par exemple lors du référendum de 2007). Tout comme Milosevic, dont le parti avait perdu les élections municipales dans la plupart des grandes villes, ce qui n’était jamais arrivé naturellement ni à Hitler, ni à Staline auquel la presse internationale l’assimilait, ni même à Mussolini ou Franco.
On dit aujourd’hui n’importe quoi sur la Russie, qui, certes, n’est pas une démocrate parfaite, loin s’en faut, mais ni plus ni moins que ne l’était le Mexique eu temps de la toute puissance du PRI, voire le Japon du PLD, et qui demeure, si on la compare à sa situation en 1980, un des pays qui ont fait le plus de progrès dans le monde.
En revanche, les mêmes moralisateurs ne trouvent rien à redire, ou si peu, à la monarchie absolue d’Arabie saoudite qui n’est pas loin d’être un régime totalitaire.
C’est néanmoins en fonction de cette échelle de valeurs superficielle et partisane que sont décidées les positions de la diplomatie française.
Gauche et droite à la même enseigne
Le plus lamentable concernant la France est que cette déficience de la pensée est partagée entre la droite et la gauche. S’agissant de la Syrie, on cherche en vain une nuance entre les positions de Hollande et de Sarkozy, de Fabius et de Juppé. Les deux derniers, normaliens et énarques, pourraient pourtant, nous semble-il, avoir le recul historique qui leur évite de prendre des positions aussi simplistes et aventurées. Mais c’est apparemment trop leur demander.
Est-il nécessaire de dire qu’avec cette diplomatie de gribouille, nous sommes à des années lumières du mode de pensée de gens comme De Gaulle ou Mitterrand qui possédaient à un degré particulièrement élevé toutes ces nuances et qui connaissaient l’histoire ?
Une histoire qui s’est toujours vengée de ceux qui en oublient les leçons. Nous allons payer le prix fort de cet oubli au Proche-Orient, d’abord par le ridicule, et ensuite, plus probablement, par notre éviction durable de la scène. Cette ignorance, cette inculture, cette superficialité avec lesquelles sont abordées les questions diplomatiques les plus graves peuvent avoir des conséquences dramatiques.
Depuis le général de Gaulle, la France, en adoptant des propositions modérées et moyennes, comme par exemple sur le Vietnam ou la question palestinienne, avait pu proposer sa médiation. C’était un peu sa fonction institutionnelle dans le concert des nations. Nous en sommes loin après les gesticulations hystériques de ces derniers mois. Et dire qu’il y a, paraît-il, au Quai d’Orsay, des gens qui se demandent pourquoi la Conférence prévue se tiendra à Genève et non à Paris !
L’impasse intérieure à laquelle François Hollande se trouve confronté témoigne de l’épuisement pathétique de la veine social-démocrate dont il se réclame. Le même épuisement a son pendant, nous venons de le voir, dans la diplomatie. Notre appareil diplomatique, dépourvu de ligne cohérente, se trouve en plein désarroi. Le quinquennat précédent montre hélas qu’une droite ayant remisé depuis longtemps l’héritage gaulliste au rayon des vieilleries, est encore loin de pouvoir proposer une doctrine alternative.
R. H.
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