Vingt siècles d'un christianisme, parfois trop mièvre, ont fait perdre de vue ce que pouvait avoir de sage la maxime biblique "Œil pour œil, dent pour dent" (Exode 21, 25 ; Lévitique 24, 20).
Dans le contexte tragique de la guerre au Proche-Orient où il est de bon ton de dénoncer la "loi du talion", cette affirmation pourrait passer pour une mauvaise plaisanterie si on ne considérait combien un tel commandement a constitué un progrès dans une époque barbare où la pratique ordinaire était plutôt "deux yeux pour un œil, trente-deux dents pour une dent". D'autant que le livre du Lévitique ajoute : "La sentence sera la même, qu'il s'agisse d'un concitoyen ou d'un étranger, car je suis Yahvé, votre Dieu."
Le même commandement serait aussi un progrès en notre temps, qui se pense civilisé, mais où peut-être à cause de cela, les plus forts ont pris l'habitude de représailles démesurées.
Le bilan provisoire du conflit en cours s'établit à plus de 800 victimes libanaises, principalement civiles et 94 israéliens, 36 militaires et 58 civils : un rapport qui est déjà de un à quinze.
Même si l'on comprend l'exaspération des Israéliens face à cette écharde dans le pied que constitue pour eux le Hezbollah, fallait-il tuer plusieurs centaines de personnes, civils pour l'essentiel, pour libérer ou venger deux soldats enlevés ? Faut-il détruire sous les bombes un pays entier pour déloger quelques centaines de miliciens qui se trouvent à peu de distance de la frontière ?
Dans le même esprit, on se souvient que la seconde Intifada (à partir de septembre 2000) avait causé la mort de 4 907 personnes dont 3 815 Palestiniens et 1 092 Israéliens, ce rapport de 1 à 3 ou 4 se retrouvant à peu près constant à chaque opération.
Sur-réaction
Israël n'est pas seul en cause. Son grand allié, les États-Unis, présente la même fâcheuse propension à sur-réagir. Quelle que soit l'horreur de l'attentat du World Trade Center, ses 3000 morts ont été largement dépassés – peut-être dans un rapport de 1 à 10 – par le nombre de victimes afghanes de la guerre de représailles menée en Afghanistan. Il en va de même en Irak où malgré le nombre croissant de victimes américaines – plus de 2000 à ce jour, on est encore loin des 100 000 victimes irakiennes environ qu'a fait l'intervention américaine.
On peut trouver à cette propension à la sur-réaction plusieurs motifs. L'exaspération devant le terrorisme, bien sûr : même s'il a toujours été la réponse du faible au fort, il bafoue toutes les règles, est insaisissable et imprévisible. La théorie du zéro mort (largement battue en brèche aujourd'hui à Bagdad) ou en tous les cas le souci de limiter au maximum les pertes dans son camp, conduit à l'usage de bombardements massifs aux dommages collatéraux considérables.
"Une fois pour toutes"
Mais il faut aussi faire sa part, tant dans l'attitude Israël que dans celle des Américains, de ce qu'on appellera la volonté d'éradiquer le "mal". En sur-réagissant aux agressions par des représailles généralement disproportionnées, Israël veut arracher une paix durable avec ses voisins. De manière encore plus manifeste, les États-Unis agissent avec le propos délibéré — et parfaitement illusoire — de préparer la paix perpétuelle, en éliminant les fauteurs de trouble de la surface de la terre. Les uns et les autres veulent faire comprendre une fois pour toutes aux "méchants" qu'il faut qu'ils plient.
Le caractère impitoyable des foudres des États-Unis est inséparable de la théorie de la "fin de l'histoire". Fin tenue pour imminente, déjà proclamée, mais encore retardée par les forces du mal. Plus on frappe fort, plus on espère hâter cette fin. Chaque guerre depuis 1918 est la der de der.
Cette idéologie ne connaît pas le combat entre égaux ; il ne connaît que la lutte du bien et du mal. Et pour cette raison aussi, cette lutte ne peut être qu'impitoyable. Que l'enfer de la terreur soit pavé des bonnes intentions de l'utopie n'est pas nouveau. S'agissant des États-Unis, Henry Kissinger [1] a montré après d'autres combien leur mentalité était depuis longtemps propice à une vision manichéenne de la guerre. Dix dents pour une dent, cent s'il faut : qu'importe si la paix définitive, fondée sur l'avènement de la démocratie et du marché, est à ce prix.
Régler le mal ou l'éradiquer ?
Nous sommes ainsi loin du temps féodal où la guerre était acceptée comme une donnée de la condition humaine qu'il s'agissait non point d'abolir mais de régler au mieux : c'était le temps de la chevalerie, il est révolu.
Mais comment penser que les non-Occidentaux, spécialement les peuples directement frappés par ces impitoyables représailles, qui vont du double au décuple, parfois au centuple, vont y voir la marque de l'idéalisme ?
Comment n'y verraient-ils pas au contraire une forme de racisme ? Ma vie vaut trois, dix, cent, mille des tiennes. Poussé à l'extrême, le raisonnement israélien ou américain signifie "ma vie vaut tout, la tienne rien".
C'est là que le vieux principe, où les esprits superficiels ne verront qu'un esprit de vengeance archaïque, avait du bon. "Œil pour œil, dent pour dent" signifie certes : "prends garde, je ne me laisserai pas faire". Mais il signifie aussi : "Nous sommes fondamentalement des égaux, ceci est une dispute entre égaux : mon œil vaut le tien, ma vie vaut ta vie, pas moins mais pas plus."
Au demeurant le principe est devenu universel. Le Koran lui-même ne dit-il pas : "Mois sacré contre mois sacré. Ce qui est sacré relève du talion. Quiconque transgresse contre vous, transgressez contre lui d'une manière égale" (I, 190-191) ?
Modération biblique
S'il est vrai que la rivalité mimétique, selon laquelle le sang appelle le sang, se trouve comme le dit René Girard, au cœur de l'aventure humaine, le commandement biblique invite à un premier degré de modération, prélude peut-être à des pourparlers en vue de quelque paix de compromis, d'autant plus accessible que la symétrie des représailles contient le message implicite d'une parité et donc, au moins potentiellement, d'une fraternité.
Certes, dira-t-on, l'Évangile va plus loin : "Si on te frappe la joue droite, tends la joue gauche" (Mathieu 5, 39) [2]. Mais on dit aussi que l'enfer est pavé de bonnes intentions. L'idéalisme christique, pour fondé qu'il soit dans l'absolu, a nourri toutes les formes de millénarisme, dont l'idéologie de la fin de l'histoire est un des aboutissements.
Il faut que les combats cessent au Liban, spécialement après l'affreux massacre de Cana, mais ne donnons pas dans l'utopie : la paix perpétuelle ne sera pas instaurée si vite entre Israël et ses voisins. Il faut peut-être que les partenaires, Israël en premier lieu, prennent leur parti de l'état de guerre et, faute de pouvoir l'abolir, songent d'abord à la contenir, cela par cette vieille vertu qu'est le sens de la mesure. Dans cette région troublée, l 'application du principe "Œil pour oeil, dent pour dent" mais rien de plus, ce ne serait déjà pas si mal.
*Roland Hureaux est essayiste, membre du comité de rédaction des revues Commentaire et Liberté politique, auteur de Le Temps des derniers hommes (Hachette, 2000) et Les nouveaux féodaux (Gallimard, 2004)
Notes[1] Henry Kissinger, Diplomatie, traduit de l'anglais par Marie-France de Paloméra, Paris, Fayard, 1996.
[2] On oublie souvent de citer la suite : "Ainsi vous serez les fils de votre père qui est aux cieux car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes" (Mt 6, 45), autrement dit "vous serez des dieux".
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