Il y a quelques décennies encore, en prenant le métro parisien on pouvait être assuré d'échapper aux poètes et aux tonnes de bons sentiments sirupeux qu'ils réservent aux innocents que nous sommes.
On pouvait s'enfoncer paisiblement dans la terre et laisser à la surface les poètes et leurs univers toujours un peu occultes, incantatoires, religieux, obsessionnels. La France qui se lève tôt, ne manifeste pas et ne brise pas d'abribus, pouvait considérer le métro comme un sanctuaire prosaïque, où la poésie n'avait pas droit de cité. C'était un lieu où l'on pouvait lire les romans d'Aragon sans se sentir coupable de ne pas aimer sa poésie. C'était le lieu où l'on pouvait oser dire à sa compagne de voyage : Eh, chérie... quand même, Prévert c'est un peu cul-cul, nan ? Des choses comme ça.
Oh, bien sûr, on me dira que cela faisait longtemps déjà que la poésie s'insinuait par tous les pores et tunnels du métro... Déjà les machinistes avaient pris la grosse tête avec Zazie dans le métro, le Poinçonneur des Lilas ou la chorégraphie acrobatique de Belmondo sur le toit d'une rame de la ligne 6 dans Peur sur la ville... Cela faisait longtemps que la poésie rôdait... Mais maintenant la poésie est là. Et quand elle est présente, impossible de la déloger, avec ses yeux où brille la ferveur passionnelle, son sourire de bonne volonté, et son regard pseudo-prophétique (un regard qui dit : Nous les poètes nous ne sommes pas là pour vendre des bouquins. On a des vérités à faire passer... ). Et tel le lichen bleu sur les dalles centenaires des cimetières marins, les poètes ne quitteront plus jamais le métro. Plus jamais. Ils sont là chez eux. Et nous voyageons maintenant sur leurs genoux. La direction du métro a compris tout l'intérêt qu'il y avait à annexer la poésie à sa stratégie de communication. Puisque le projet de la RATP n'est plus simplement de transporter des voyageurs (et d'exposer leurs cerveaux disponibles à des affiches publicitaires), mais de nous faire aimer la ville (selon son slogan), inutile de souligner que tous les petits plus produit , tels que la poésie envahissant les murs du métro, font les affaires de la régie autonome...
Le slam et le SMS
Cela fait une quinzaine d'années que la RATP affiche des poèmes sur les murs des stations de métro, ou même directement dans les wagons ; en général il s'agit de texte brefs (le poème doit être lu, ou consommé , entre deux stations), issus de poètes contemporains peu connus. Souvent, il s'agit de textes écrits par des voyageurs eux-mêmes, ayant participé au concours de poésie organisé par la régie autonome. Le métro est presque devenu le plus important éditeur de poésie de la place de Paris. J'exagère, mais à peine.
Mécontente de se vautrer déjà avec complaisance dans la promotion déchaînée de la poésie, la RATP a passé la vitesse supérieure cette année, en s'ouvrant aux nouvelles formes poétiques... Ainsi, on pouvait lire dans Le Parisien du 9 avril dernier : [La RATP] s'ouvre désormais aux nouveaux modes d'expression urbains et modernes comme le slam et le SMS.
On aurait pu se réjouir d'un éventuel abandon de la poésie par les patrons du métro, et rêver à des campagnes d'affichage tonitruantes pour vanter l'approche prosaïque de la vie et la méfiance à l'égard des rimeurs... Que nenni ! On nous explique que l'expression urbaine et moderne a franchi un cap colossal dans l'histoire de la communication : le slam et le SMS. Le slam étant, pour mémoire, un art d'expression populaire déclamatoire, se pratiquant sous forme de joutes oratoires dans des lieux publics (bars citoyens, locaux d'associations très actives dans le bon sens , etc.), et très proche de la culture hip-hop de par son univers et les thématiques souvent abordées. Le SMS étant, pour mémoire, ce petit dispositif permettant de communiquer par écrit entre deux radio-téléphones cellulaires, pour dire à sa femme des banalités dans une forme phonétique infantilisée, qui est une insulte permanente à l'intelligence.
Mais la RATP, persuadée que la poésie moderne (sous-entendu : celle des jeunes, notamment de banlieue) vient des SMS et du slam, demande à sa sous-direction générale Affaires-poétiques, gestion-des-achats-d'énergie et développement-du-vivre-ensemble-durable d'impulser une nouvelle stratégie. L'article du Parisien se poursuit ainsi : Après la campagne d'affichage vous permettant de découvrir les textes des lauréats du jeu "Ma ville comme je l'aime" jusqu'à la fin du mois, la RATP proposera en octobre un concours de SMS. Les gagnants se verront afficher dans les rames et sur les quais. Entre les deux, les textes des vainqueurs du "Grand Slam de poésie", festival qui se tiendra du 27 au 31 mai à Bobigny, auront également les honneurs de la publication dans le métropolitain. Nul doute qu'entre les rimes et les rames, il n'y aura pas l'épaisseur d'un rail ! Un rail...aïe, aïe, aïe... l'assonance volontaire médiocrement drolatique...
Le retour de l'étoile rouge
L'affiche du "Grand slam de poésie" de Bobigny a déjà envahi les couloirs et les stations de métro. L'affiche, que l'on peut retrouver sur le site web de la Fédération française de slam poésie, est douteuse d'ailleurs : elle détourne, sans humour ni talent, les codes du réalisme socialiste soviétique ; on y voit un ouvrier, écoutant son Ipod, prêter allégeance à une étoile rouge dans laquelle la plume du poète croise le marteau de la classe ouvrière. Le dossier de presse de l'événement, soutenu par la RATP, est édifiant : Quarante ans après Mai 1968, les slameurs contribuent à changer le monde et la société en emmenant derrière eux tout leur public et en associant le verbe à l'action car c'est là que réside la véritable mission du poète. Le but du slam, plus proche formellement de la stand-up comedy, du one-man show, ou des joutes d'improvisation, que de la poésie classique à proprement parler, est donc une pratique résolument politique. Mais au diable la poésie classique, au diable la prose ! Le monde moderne réclame de l'amour et de la subversion en slam et en SMS. Voir en joutes slam par SMS, sponsorisées par un opérateur qui fait de la téléphonie de maçon, de la télévision prolétarienne et des châteaux en Espagne. Ou par le sous-secrétariat d'État d'Ouverture au temps libre et à la promotion citoyenne du vivre-ensemble, de la poésie, et des musiques électroniques festivo-répétitives.
Et comme tout ce qui est ostensiblement moderne est immédiatement absorbé sans médiation par l'Education nationale, l'AFP nous apprend que des dizaines d'élèves de primaire et de collège, venus de province et d'Île-de-France, participeront à un tournoi interscolaire dans le cadre du "Grand slam de poésie". Quand ces fiers petits collégiens auront slamés en SMS, à satiété, et auront lu et relu leurs œuvres sur les murs des stations de métro, seront-ils devenus des poètes pour autant, eux qui n'auront lu ni Homère ni Hugo ? (Non ! Pas assez modernes !) Ni encore moins L.-F. Céline ou Flaubert (Non ! Trop orientés prose ! )
Vive la pub
En nous faisant subir ces incessantes opérations marketing autour de la poésie, la RATP rend-elle vraiment service à la littérature ou se ridiculise t-elle d'année en année, tout en échouant complètement à nous faire aimer la ville par ce biais là.... ? On aimerait que la régie autonome, ne pouvant tomber plus bas qu'un concours de poésie par SMS jette l'éponge, et remplace l'ensemble de ses affichettes poétiques par de la prose virile, ou mieux... par le règlement intérieur du métro, ou mieux encore... par un espace publicitaire... les affiches publicitaires étant les derniers véritables atolls d'onirisme du métro....
Perdue dans ce monde inquiétant dominé par les Brigades d'interventions poétiques de toutes sortes et les chargés de développement culturels, et autres médiateurs d'ambiance, en RTT, abonnés au syndicat de la rime... on entend la petite Zazie pester : Poésie du métro, mon cul !
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