Source [Boulevard Voltaire] Mgr Bernard Ginoux, évêque de Montauban (Tarn-et-Garonne), qui a été surnommé « l’évêque des gilets jaunes » pour être allé très vite et à plusieurs reprises à leur contact, a bien voulu accorder un entretien à Boulevard Voltaire.
Vous êtes évêque de Montauban. On pourrait aussi vous appeler l’évêque des gilets jaunes. À quel moment et pourquoi avez-vous pris cette décision de les rencontrer et de les soutenir ?
J’espère que les gilets jaunes ne sont qu’un épiphénomène dans ma vie d’évêque. Ils font partie de mon désir d’aller vers les gens et de connaître les réalités du monde actuel. Cette crise n’est pas banale.
Le 7 décembre, j’avais écrit un billet à ce sujet. Je voulais le publier sur le site et dans le bulletin catholique du diocèse de Montauban. Or, en me couchant, je me suis dit que publier quelque chose sans avoir rencontré ces personnes était gênant.
Si un évêque se prononce sur un sujet qui touche à des personnes qui sont là, il faut d’abord les voir. J’ai des expériences de pastorale avec les jeunes et les malades. Elles m’ont fait prendre conscience de réalités en tout genre.
En me couchant ce soir-là, j’ai pris la résolution d’aller les voir le lendemain. Ce lendemain, j’ai célébré la messe pour la fête de l’Immaculée Conception. Ensuite, je suis allé au premier carrefour venu, au milieu d’eux. Ils commençaient à préparer le repas et m’ont invité à manger. Je suis arrivé très clairement comme évêque avec ma croix pectorale.
Certains se sont dit : « Que fait ce curé ? On n’en a pas besoin. » D’autres ont dit : « Taisez-vous, c’est l’évêque ! » Voilà le genre de dialogue qu’il peut y avoir. Beaucoup m’ont dit : « Cela nous fait grand plaisir que vous soyez là, on va vous faire visiter l’Élysée. » Je leur ai répondu que je n’étais pas venu pour cela. L’Élysée était une espèce de tente, de bric et de broc avec des planches et des plastiques que l’on installe pour les serres des paysans. Il y avait là des tables avec des casse-croûte à base de saucisses. Tout cela exprimait une grande joie de vivre.
C’est ce qui m’a poussé à aller vers eux et à y retourner à plusieurs reprises. Je voulais savoir qui étaient ces personnes : que désiraient-elles, que leur manquait-il ? Que pouvait dire l’Église devant cette situation ?
Je n’imaginais pas que la situation durerait aussi longtemps, mais j’avais la pensée qu’elle durerait plusieurs semaines. Voilà ce que je peux dire.
Avez-vous célébré Noël avec eux ?
Ils me l’ont demandé, mais un évêque ne fait pas ce qu’il veut. Si un simple prêtre peut aller sur un rond-point avec une table et célébrer la messe, c’est plus difficile pour un évêque. Non pas que je tienne au décorum, mais j’ai des obligations, des messes dans la cathédrale et d’autres engagements. Je ne pouvais donc pas faire faux bond à ceux qui m’attendaient.
J’ai beaucoup appris sur leur situation de précarité, leurs difficultés à faire confiance à toutes les institutions, y compris l’Église et les syndicats.
J’ai eu un long dialogue avec quelqu’un de la CFDT pour une émission radiophonique. Il était malheureux de ne pas réussir à se faire entendre par ces personnes. Au mois de décembre, aucun politique n’était venu vers eux. Cela viendra plus tard avec des gens qu’on a choisis.
Je souhaitais rencontrer ces gens pour découvrir qu’ils ne sont pas violents. Ils en ont assez et vivent dans des conditions extrêmement difficiles. L’une de ces personnes avait 60 ans, elle était édentée et avait beaucoup de difficultés à vivre. Elle distribue des journaux publicitaires le jour et la nuit et gagne 600 euros bruts par mois. Elle doit entretenir un véhicule diesel de 250.000 km. Elle en voulait au Président, qui disait vouloir se préoccuper d’acheter des véhicules électriques. Cela la faisait bondir. Son mari est retraité et touche 400 euros par mois.
Ces gens paient une petite maison achetée lorsqu’ils avaient encore du travail. Une petite maison à Montauban correspond à 80.000 euros. Ils n’arrivent plus à l’entretenir et ne se chauffent plus beaucoup. Ils sont à l’âge de la retraite et se demandent comment ils vont vivre, s’ils vivent encore vingt ans. Voilà des questions essentielles.
Ces gens-là ne manifestaient aucun refus de l’Église. On m’a demandé à plusieurs reprises de prier. Certains m’ont dit être heureux d’aller à l’église pour mettre un cierge. J’ai même rencontré un fanatique de Padre Pio. Un motard à moustache à la Vercingétorix. Il expliquait qu’il était allé prier dans l’église où se trouvait sa statue. Il m’a sorti des médailles et m’a demandé si je le connaissais. Je lui ai répondu que c’était le Padre Pio. Je ne sais pas s’il aimait Jésus mais, en tout cas, il aimait Padre Pio.
À l’issue de ce grand débat, on parle beaucoup de fiscalité et de pouvoir d’achat.
Pensez-vous que les gilets jaunes pouvaient avoir éventuellement d’autres attentes que l’Église pourrait, peut-être, contribuer à combler ?
Curieusement, il y a sûrement une attente spirituelle chez ces personnes. La présence de l’Église les aidait à voir qu’ils n’étaient pas des parias. Ils ont l’impression d’être ceux qui bénéficient le moins des intentions de l’État, depuis un certain nombre d’années. Ils m’ont cité les migrants et les profiteurs du régime. Ils ont l’impression que personne ne les entend. Que l’Église vienne les écouter leur faisait chaud au cœur. Je ne sais pas s’ils attendaient des solutions de l’Église, mais ils étaient heureux de dire ce qu’ils vivaient.
Je suis très opposé au travail du dimanche. Certains m’ont dit qu’ils aimeraient avoir le droit de faire fermer les hypermarchés pour être libres avec leur famille plutôt que de travailler pour rien. La situation des caissières ou des employés de grandes surfaces est tragique. Elles savent très bien que si elles ne travaillent pas les dimanches, elles vont perdre leur emploi.
Quand vous voyez des femmes des îles françaises qui élèvent deux enfants seules et qui gagnent 1.000 euros par mois, doivent payer un loyer, nourrir les enfants et les vêtir, c’est une situation difficile. Ce n’est pas seulement manquer de l’essentiel, c’est ne pas savoir comment on peut arriver à donner l’essentiel à ses enfants et à soi-même.
Dans son récent essai, L’Archipel français, Jérôme Fourquet évoque la dislocation du socle commun chrétien. Ce facteur peut-il être l’explication du mouvement des gilets jaunes ?
Il y a une dislocation générale. Les gilets jaunes disaient souvent, à l’approche de Noël : « Nous sommes enfin en famille. » « On se connaît, on a fait une famille et nous nous soutenons. » « Nous allons éliminer tout ce qui pourrait nous opposer. C’est pourquoi on ne veut pas s’engager sur le plan politique ou syndical, cela nous opposerait. » Certains ont dit : « Notre famille est croyante. » Ils semblent avoir perdu le tissu social et le tissu familial, de quartier et d’unité locale de fête. Il en est de même pour une part des catholiques.
Le sens de la paroisse est très difficile à développer, aujourd’hui. Beaucoup choisissent la messe, le prêtre et l’église. Cela va de l’église bien chauffée et agréable jusqu’au prêtre qui prêche bien. C’était impensable, il y a cent ans. On était d’un quartier, d’une église et d’une paroisse. Pour les villages, on était d’un village, d’une commune, d’une église et d’une paroisse. Aujourd’hui, c’est le libre choix et la difficulté d’un tissu social territorial. Les amis sont très éparpillés et les réseaux sociaux développent encore plus ce phénomène. Nos amis des réseaux sociaux n’en sont pas, mais ils sont très loin. On est une communauté de Twitter. C’est nouveau. Les gilets jaunes souffrent de l’éclatement social. La plupart d’entre eux affirment que les gouvernements successifs n’ont pas su être attentifs à cela.
Quand on leur dit qu’il y a du travail ailleurs, ils répondent : « Comment voulez-vous qu’on y aille ? » Aller chercher du travail ailleurs est une histoire de riches ou de pauvres qui n’ont absolument rien. C’est le prolétaire parfait, tel qu’on le définissait dans le marxisme, ou alors celui qui a suffisamment de culture et d’adaptation pour aller chercher du travail ailleurs.
Les gens dont je parle ont quelques personnes autour d’eux. Ils ont une petite maison et peut-être un petit métier. Lâcher tout cela est, pour eux, impensable. Il faut tout faire sur ordinateur, depuis la culture du numérique. Malheureusement, ces personnes n’en ont pas et ne sont, d’ailleurs, pas initiées. Or, eux, contrairement à d’autres, ne sont pas aidés. Quand on accueille des migrants, les services sociaux et l’Église vont les aider à faire leurs papiers. Les gilets jaunes ne sont pas des quémandeurs. Ils ne demandent pas et ne se manifestent pas. S’ils ont pu le faire, c’est qu’ils se sont regroupés et retrouvés ensemble et unis. Ils sont les laissés-pour-compte d’une société qui a misé sur la finance, sur la réussite et sur une certaine idée de l’homme qui n’est plus l’anthropologie chrétienne. L’homme devient un objet pour travailler et pour fournir aux financiers de quoi faire tourner des entreprises internationales.
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