Source [LSDJ] Si la Chine détrône les États-Unis comme première puissance mondiale, les conséquences iront au-delà des évidents bouleversements stratégiques et économiques. La route du déclin devrait être jalonnée par la fin de l’hégémonie du dollar U.S.. Sur la carte du monde, la Mer de Chine ne serait plus accessible à l’US Navy, et la Chine coloniserait largement l’Afrique. On pourrait ajouter la prise de contrôle de Taïwan par la Chine. Les Américains devraient s’attendre, si la tendance actuelle se confirme, à des décennies de reculs qui ne manqueront pas de générer des réactions émotionnelles et psychologiques fortes. L’historien Andrew Roberts propose une analogie avec la chute de l’empire britannique analysée à l’aune du « cycle du deuil » de la psychiatre helvético-américaine Elisabeth Kügler-Ross (1926-2004), pour prévoir les probables impacts sur la société américaine.
La première phase est le déni. Après la perte de l’Inde en 1947, le gouvernement britannique a mis l’accent sur le maintien du joyau de l’empire dans le Commonwealth – comme une sorte de succédané pour un peuple désemparé par un déclassement qui suivait une victoire. Le discours de Joe Biden le 31 août dernier montrait le même déni sur le retrait catastrophique d’Afghanistan. « Les États-Unis ont mis fin à 20 ans de guerre. Nous avons évacué 120 000 personnes ! Seul notre pays pouvait mener une telle opération avec succès ! ». Il est à la portée de toutes les nations de perdre une guerre. L’Amérique n’a pas connu de telle humiliation depuis le Vietnam mais son gouvernement refuse de reconnaître à quel point son image est ternie chez ses rivaux et alliés…
La colère arrive ensuite. La crise du canal de Suez en 1956 a ouvert cette nouvelle étape au Royaume-Uni. Le retrait forcé après le succès de l’opération franco-britannique a provoqué la furie dans l’opinion. Le rôle des États-Unis mettait en lumière le nouvel ordre mondial. Le Premier Ministre conservateur Anthony Eden a dû démissionner et, pendant des années, le Parti Conservateur aura été divisé par l’activisme des nostalgiques de l’empire (« League of Empire Loyalists »). Du côté américain, la scène ahurissante de l’intrusion d’émeutiers au Capitole le 6 janvier 2021 est un avant-goût de la colère du peuple. Tous les analystes s’attendent à un rejet massif du gouvernement Biden lors des prochaines élections législatives en novembre 2022.
Le Royaume-Uni est passé à la phase de la négociation dans les années 1960. Quitte à être le vassal des Américains, l’objectif affiché du Premier Ministre McMillan était de « devenir la Grèce de la Rome américaine ». Il s’est clairement rangé du côté du Président Kennedy lors de la crise des missiles à Cuba et faisait du Royaume un pilier de l’OTAN sous l’égide de Washington. On ne sait pas quelle stratégie de négociation les Américains vont adopter. Mais ils partent avec un lourd handicap : le Président Biden semble largement dépassé par les manœuvres de Xi Jinping comme de Vladimir Poutine …
La phase de la dépression a frappé le Royaume-Uni dans les années 1970. Le pays tout entier risquait de devenir un pays de troisième zone à cause des suites du choc pétrolier, de la guerre civile en Irlande du Nord, des attentats de l’IRA et des grèves dures qui iraient jusqu’à provoquer des coupures d’électricité… Le symbole le plus frappant de cette phase, nous dit Edwards, est la décision de tourner le dos au Commonwealth pour rejoindre la CEE en 1973. Quand les États-Unis arriveront à cette phase, quand ils verront leurs alliés prendre leurs distances et que le dollar U.S. ne sera plus la monnaie de référence, le risque de déchirements internes ne sont pas à exclure. Y compris la sécession de plusieurs États de la fédération.
Dans les années 80, le Royaume-Uni a atteint la dernière phase du cycle Kügler-Ross : l’acceptation. La « dame de fer », Margaret Thatcher, y est pour beaucoup. La guerre vengeresse des Malouines effaçait l’affront du retrait de Suez. Sa proximité avec Ronald Reagan faisait rejaillir sur son pays le triomphe du « monde libre » à la fin de Guerre Froide. Ces évènements, combinés avec la forte croissance économique de cette décennie, permettaient au peuple britannique de faire le deuil de l’empire. Quelle échappatoire pour l’Amérique contemporaine ? Le Royaume-Uni avait cédé la place à un pays dont elle partageait les valeurs libérales et même la langue. Pour les États-Unis du XXIème siècle, le concurrent est la Chine – un pays appartenant à une civilisation différente et dirigé par un parti totalitaire.
L’avenir est-il déjà tracé ? Bien sûr que non ! conclut Roberts. C’est le propre de la politique de tracer de nouvelles trajectoires. Il faut, pour enrayer le déclin entamé, que les Américains cassent le cycle autodestructeur de la haine de soi… L’obsession pour l’esclavage, 158 ans après son abolition, et, plus largement, les crimes réels ou fantasmés du passé minent les valeurs qui ont fait la force de la nation américaine.
Ludovic Lavaucelle