Qui l'Amérique a-t-elle élu mardi dernier ? On ne parle évidemment pas de la réplique virtuelle élaborée dans le monde magique des médias français, hérauts de la nouvelle espérance universelle. Hope ! Yes, we can ! We believe ! Obamaland, voila ce qu'est devenue la presse française, avec ses stands, ses animations et sa distribution collective de sucreries.

Un certain nombre de commentaires délirants ces derniers jours auront rappelé que, finalement, les vieilles nations européennes sont moins intéressées par les États-Unis qu'elles n'ont soif de religion politique après les soixante ans de diète post-nationaliste qu'elles se sont imposées. Une religion bien de son temps, ultra-iconique, égocentrée, consumériste, nourrie au catéchisme de l'opinion, intolérante parce qu'émotionnelle, baignée dans la douceur de ne croire en rien d'autre que sa spontanéité aveugle, et mondialiste uniquement lorsque le monde pense comme elle. Et Obama est son dieu rêvé sur lequel chacun est invité à projeter ses propres attentes, dieu présidant de loin aux agapes de ses fidèles, là-bas, sur un Olympe séparé par quelques milliers de kilomètres d'océan.

Mais loin des dithyrambes européens, de retour dans la réalité, l'on se retrouve avec une vraie question : que va faire le nouvel élu ?
Que va faire le nouvel élu ?
Avant toutes choses, rafraîchissons la fièvre : l'élection de 2008 n'a pas amené plus d'électeurs aux urnes que la précédente en 2004, lorsque G.W. Bush l'avait emporté sur Kerry (123 millions contre 122). La mobilisation médiatique aura donc été sans commune mesure avec la mobilisation électorale. Et les sondages l'ont montré indiscutablement, si Obama l'a emporté c'est, outre l'aura entretenue autour de sa personne, pour deux raisons négatives : le rejet de Bush et la crise financière. La première raison n'a rien d'exceptionnel car elle avait déjà fonctionné avec le président sortant : écœurée de mensonges sous Bill Clinton, l'Amérique avait choisi un homme dont l'expression laborieuse laissait présager une certaine sincérité ; après s'être rendu compte que l'expression laborieuse n'était que le fruit d'une pensée brouillonne, l'Amérique vient de choisir un professeur à l'éloquence maîtrisée et brillante. Quant à la crise, elle a produit le même effet qu'en 1932 et en 1980, à savoir l'alternance. Cela dit, les électeurs ont envoyé deux messages clairs et positifs à leur élu : une victoire incontestable, qui ne s'était pas vue dans le camp démocrate depuis l'élection de L.B. Johnson en 1965 ; d'autre part, une demande de modération politique, manifeste dans le maintien d'une minorité de blocage républicaine au Sénat et divers votes rejetant les valeurs promues par la frange libérale du parti démocrate, notamment concernant le mariage homosexuel (dans trois États dont la Californie) ou l'affirmative action.
Ce décor de normalité électorale planté, l'élection de Barak Obama représente aussi beaucoup d'un point de vue symbolique. Encore faut-il préciser que le nouveau président n'a pas eu à l'emporter contre le racisme, marginal dans la campagne – sauf chez les idéologues en retard d'une bataille – et dont on n'a pas trouvé de trace significative dans les urnes. Ce qui ne veut pas dire que le facteur racial n'a pas été présent à l'esprit de tous, mais il s'agissait avant tout de vérifier que ce facteur n'avait plus sa place dans une élection. En d'autres termes, Barak Obama a clos – et a su clore en excluant volontairement de son discours toute référence raciale – l'épopée du mouvement pour les droits civiques{footnote} Il va sans dire que l'égalité politique ne règle rien des inégalités ou du cloisonnement entre communautés.{/footnote}. De ce point de vue, sa victoire revient d'abord à Martin Luther King.
Le symbole et la substance
Il reste que ce symbole du succès d'un combat passé, celui que retiendra l'histoire, ne saurait éclipser le symbole des attentes présentes, celles qui ont fait l'actualité : jeune, métis et avec l'ambition pour moteur de son ascension sociale, le nouveau président a relancé l'imaginaire américain enlisé dans la guerre et la crise, montrant que les États-Unis n'ont de pire crainte que de perdre leur vitalité ; dans le même temps, l'hypertrophie messianique du candidat a montré un nouveau désir de Providence dans la population. Comme le résumait une militante : Je l'aide parce que je sais qu'il va m'aider.
Un dernier élément symbolique décisif aura été la douceur du messianisme affiché par l'élu : après une présidence Bush durant laquelle les valeurs morales étaient vécues sur le mode du combat et de l'urgence, la population a été attirée par un musicien qui les interprétait en mode mineur, de manière décontractée et gorgées de promesses.
Ce passage par l'ordre symbolique permet de mesurer que l'originalité du modèle présenté par Barak Obama tient moins dans les ingrédients que dans leur mélange. Et que l'attrait pour le cocktail a quelque peu occulté la substance. La chose était particulièrement frappante au soir de l'élection, où l'on vit des experts prendre des airs embarrassés lorsqu'on leur demandait ce qu'allait être la physionomie politique de la présidence de Barak Obama. Chacun finissait par énoncer une vision dont la seule faiblesse était de changer quand on changeait d'expert ou de chaîne de télévision. Le même phénomène s'est retrouvé ces derniers jours dans les pages du New York Times, journal devenu le bras médiatique du parti démocrate : au travers de plusieurs articles appelant à des choix politiques clairs mais divergents les uns des autres, ou d'autres articles qui, au contraire, s'inquiétaient des premières fractures idéologiques, on pressentait de grandes manœuvres souterraines entre courants contraires. Il ne s'agissait pas tant de savoir qui allait gouverner que de donner enfin des lignes un peu fixes au programme présidentiel, chacun voyant midi à sa porte. De manière encore plus caricaturale, on vit des commentateurs français expliquer benoîtement qu'Obama poursuivrait un programme de centre-droit, tandis que d'autres se réjouissaient d'une victoire de la vraie gauche.
Quelle doctrine ?
La raison de cette incertitude tient dans le fait que Barak Obama est parti de la gauche de la gauche il y a un an pour finir, après le 24 septembre, sur les terres centristes qui étaient depuis toujours celles de John McCain. Dans l'entre-deux il a à peu près tout promis à tout le monde (173 nouveaux programmes étatiques, d'après un organisme indépendant), la sauce rhétorique servant de rehausseur de saveur. D'où les angoisses de ses vieux amis radicaux, inquiets de le voir progressivement renier ses idéaux. D'où, depuis deux jours, les premiers étonnements dans les rangs obamaniaques qui ont scandé Change ! depuis un an et voient pressentie pour occuper la Maison Blanche une foule d'anciens membres de l'administration Clinton. D'où, encore, la fébrilité des organisations syndicales, qui ont investi 400 millions de dollars (si, si !) dans la campagne électorale dans l'espoir de voir passer une loi qui attend depuis la présidence Carter, et qui risque bien d'être reléguée une fois de plus dans les limbes. On pourrait continuer longtemps la litanie. Bref, la population pensait avoir porté un Homme Nouveau à la Maison Blanche, et elle voit apparaître à la fenêtre le Parti démocrate, celui-là même qui dirige déjà un Congrès dont le taux de popularité dépasse à peine 11 %, soit moins de la moitié de G. Bush.
Est-ce à dire qu'il n'y a rien à attendre de la présidence Obama ? En réalité, et c'est ce qui est rudement fort après un an de campagne, on n'a pas beaucoup d'éléments pour répondre. Car tout repose sur l'homme, et l'homme on ne le connaît guère. Il a écrit lui-même sa biographie avant 40 ans, figeant ainsi une histoire officielle que les médias ont repassée en boucle. On aurait aimé voir ne serait-ce que la moitié des bataillons de journalistes qui ont interrogé la moindre boulangère d'Alaska pour recueillir ses révélations sur Sarah Palin faire le même travail à propos du nouveau président. On aurait aussi aimé qu'au lieu de l'encenser béatement ou d'assurer son service de presse, ces mêmes journalistes le contraignent à sortir de la rhétorique creuse et des promesses à tout va. Si l'on est aujourd'hui à ce point dans l'incertitude, c'est d'abord parce que le quatrième pouvoir a failli et n'a pas joué le rôle critique que la démocratie américaine attend qu'il assume. Il est d'ailleurs en train d'en payer le prix en termes d'audiences.
On sait que Barak Obama est très intelligent et maître de lui, on sait qu'il fut nourri au radicalisme des milieux gauchistes de Chicago – et peut-être de New York – et on l'a vu à l'œuvre sous une face beaucoup plus pragmatique durant la campagne. Si l'on repart de ce pragmatisme, voici ce que l'on peut dire : tout d'abord, Barak Obama n'a aucun intérêt à coller de trop près à la machine démocrate, en raison à la fois du discrédit dont souffrent les parlementaires du parti, de la non-représentativité de ses élites libérales, enfin et surtout de la nouvelle base électorale qui s'est constituée au moment de l'élection. Le socle républicain hérité de l'époque Reagan s'est en effet disloqué à la faveur du dernier recentrage opéré par le candidat Obama : du point de vue de la géographie, de la religion et des milieux sociaux, le nouveau président à contribué à une reconfiguration du paysage politique. S'il parvient à exprimer et pratiquer une doctrine politique cohérente à destination de cet ensemble électoral, il pourrait fort bien solidifier une majorité à la manière de Roosevelt ou de Reagan, ce qui installerait le Parti démocrate au pouvoir pour deux générations. Si, au contraire, il s'avère incapable d'élaborer à la Maison Blanche la doctrine qui lui a manqué dans sa campagne, son règne passera comme est passé celui de Bill Clinton, ou pire, de Jimmy Carter. C'est d'ailleurs là-dessus que comptent les républicains.
Gare aux retours d'ascenseur
Reste un dernier aspect : qu'en sera-t-il du retour d'ascenseur à la gauche radicale, celle qui l'a soutenu contre le parti et Hillary Clinton aux premiers mois de la campagne, celle qui l'a formé politiquement à Chicago ? On sait déjà qu'en matière économique les promesses ne seront pas tenues, crise oblige. On sait aussi qu'en matière internationale les généreuses et dangereuses prises de position de l'année dernière ont cédé la place à un réajustement plus mûri. Le choix de Rahm Emanuel, juif orthodoxe, comme chef de cabinet a par ailleurs clairement eu valeur de signal adressé à Israël qu'il n'y aurait pas de rupture fondamentale de la politique au Moyen-Orient.
Restent deux secteurs symboliquement forts de l'ancrage à gauche : l'hyper-volontarisme en matière énergétique et le domaine moral. Dans ces deux cas le candidat Obama s'était fortement engagé avant de peindre un peu de flou autour de ses idées lorsque le recentrage devint nécessaire pour l'emporter. Il y a fort à parier que là encore le pragmatisme l'emportera, ce qui, pour ce qui concerne les questions morales, n'est pas nécessairement rassurant. Car il faudra être attentif aux détails, ceux auxquels la base électorale ne fera pas attention. Ainsi de la reprise des financements des programmes de l'ONU attentatoires à la dignité humaine, du financement des projets sur les cellules-souches embryonnaires et le clonage, de la nomination de juges idéologues aux postes stratégiques, de la remise en cause du statut fiscal des institutions catholiques si elles ne se plient pas à certaines règles allant contre la conscience, etc.
En attendant, trois textes annoncés pour les débuts de la présidence vaudront valeur de test de la dureté idéologique de Barak Obama : le premier, promis au Planning familial il y a un an, concerne la reconnaissance d'un statut fédéral légal de l'avortement, et l'on verra s'il respecte ou non la liberté de conscience et la possibilité laissée aux États de passer des législations plus favorables à la vie ; le second, lancé par des parlementaires démocrates, vise à restreindre la liberté de ton des émissions de radio populistes conservatrices qui ont été le principal contre-pouvoir aux grands médias dans la campagne électorale ; le troisième, poussé par les syndicats, contient une série de mesures destinées à favoriser leur implantation dans les entreprises, dont l'une d'elles remplace le vote à bulletin secret par un vote public par carte.
La campagne est finie, le Messie a quitté la scène, Barak Obama commence... Enfin.
*Dominique Aubuisson est chercheur, réside dans le Michigan.
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