Source [Atlantico] : Le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale, en particulier celui de la Shoah, n'a jamais été dépassé.
Atlantico : Le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale, en particulier celui de la Shoah, n'a jamais été dépassé. Comment le continent des lumières et des droits de l'homme a-t-il pu en arriver au summum de l'horreur, malgré les lumières ? ou peut-être à cause des lumières ?
Eric Deschavanne : Il n’est pas certain que le continent européen ait le monopole du génocide. La Shoah constitue néanmoins, sinon un échec des lumières, du moins un sérieux démenti à l’optimisme du Progrès hérité des lumières. Le nazisme demeure une singularité et une énigme historique. L’interprétation en est difficile car il a constitué une sorte de monstre hybride de la modernité et de la réaction anti-moderne. On peut l’interpréter ou bien comme une conséquence de la rupture avec la tradition (en l’occurrence avec l’univers de la chrétienté), ou bien comme l’expression la plus aboutie de la « révolution conservatrice » en Europe, une rupture révolutionnaire avec la tradition naissante des lumières. Les conservateurs peuvent donc voir dans le nazisme un monstre moderne et les progressistes, un monstre réactionnaire.
Il importe à cet égard de distinguer histoire moderne et les lumières, qui n’en sont qu’une composante. Kant disait déjà que son siècle, le siècle des lumières, c’est-à-dire le siècle de « la sortie de l’homme hors l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute », le siècle de la large diffusion de l’esprit critique, n’était pas un siècle « éclairé ». Quand bien même on reconnaît le progrès de l’idéal des lumières depuis deux siècles, la place faite à la science, l’élargissement du « monde libre » et l’émergence du droit international, il demeure difficile de considérer que l’on vit dans une époque éclairée.
Les Lumières ont partout déclenché un mouvement de réaction anti-Lumières. La pensée réactionnaire est toutefois confrontée à une contradiction interne : elle est intrinsèquement déploration de la tradition perdue du fait d’un mouvement de l’histoire qui semble irrésistible et irréversible, ce qui se traduit politiquement par un projet de rupture volontariste avec le cours des choses, une démarche par essence moderne. La « révolution conservatrice », un oxymore, désigne le projet de mettre toutes les ressources du monde moderne au service d’une rupture avec le monde moderne. Le réactionnaire est ainsi voué à osciller entre quiétisme nostalgique, esthétique, moral ou spirituel, et fanatisme révolutionnaire. On retrouve à cet égard dans l’islamisme et le djihadisme révolutionnaire (songeons à la notion de « révolution islamique »), la recette qui fit naguère le succès du fascisme en Europe. L’islamisme est la cristallisation d’une formule politico-religieuse qui a sans doute comme condition de possibilité les formes qu’a prises la théologie islamique dans le monde musulman traditionnel, mais dont le ressort fondamental est le rejet volontariste de l’occidentalisation du monde, ce qui permet du reste de comprendre les sympathies de type islamogauchistes qu’il s’attire.
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