Le 13 mars dernier, les journaux télévisés du monde entier ont présenté " la bombe conventionnelle la plus puissante qui soit " : elle venait, disait-on, d'être mise au point par des ingénieurs américains.
Quelques images furtives, aimablement fournies par les services d'information du Pentagone, dévoilaient la merveille, taille élancée malgré ses dix mille kilos. Nous étions invités à admirer son efficacité : une lueur intense sur un ciel crépusculaire, puis une gigantesque boule de poussière dont l'avion qui avait lancé la bombe s'éloignait de tout la force de ses moteurs. Un bref commentaire autorisé accompagnait cette démonstration de puissance : l'essai avait pleinement réussi et la bombe était au point.
Le voile du secret est retombé sur cette arme mystérieuse. L'opinion publique mondiale est laissée à ses interrogations. Et Saddam Hussein, destinataire avoué de cette menace terrible, est prié d'en méditer les conséquences sur son armée.
Les lignes qui suivent, décrivent à l'intention de tous les hommes à la conscience droite, ce que le gouvernement américain dissimule encore. Elles rapportent ce que les rares spécialistes de cette bombe secrète ne disent entre eux qu'à mi-voix. Ils lui ont donné le nom fleuri de " faucheuse de marguerites " (daisy cutter en américain). Cet aimable qualificatif décrit une des armes les plus meurtrières qui soient.
Sous sa forme habituelle, elle apparaît comme un monstre de huit tonnes, qu'aucun bombardier n'est capable de transporter. On l'installe dans un avion de transport géant. Celui-ci la largue à deux mille mètres au-dessus de sa cible. Descendue à bonne distance du sol, elle disperse dans l'air un immense aérosol, mélange de polystyrène, de poudre d'aluminium et de nitrate d'ammonium. Dès que l'aérosol a atteint un volume suffisant, un détonateur y met le feu. L'air, l'eau et le sol, pénétrés de millions de particules incandescentes, brûlent dans un rayon de plusieurs centaines de mètres. Rien n'y échappe.
Mais les effets dévastateurs de la faucheuse de marguerites ne s'arrêtent pas à cette boule infernale. Son explosion provoque aussi une gigantesque surpression à laquelle aucun mur, aucune barrière, aucun obstacle ne résistent. Son souffle et aussi puissant que celui d'une bombe atomique de petit calibre. Même les mines les mieux enterrées dans le sol, lui cèdent : elles sautent toutes à la fois.
Plus fort encore : pour entretenir sa combustion, Daisy Cutter aspire en son centre tout l'oxygène de l'air. Elle n'en laisse pas aux être vivants qui ont la mauvaise fortune de se trouver à sa portée. Les bunkers, les souterrains mêmes, ne protègent personne contre cet effet-là. Ceux qui se croient à l'abri dans de profonds refuges, sont proprement asphyxiés. Selon les descriptions les plus précises, leurs poumons sont arrachés de leurs corps.
Il serait justifié qu'une bombe aussi terrible entrât dans la catégorie des armes chimiques interdites par les conventions internationales. De fait, jusqu'au 13 mars, aucun État du monde n'en revendiquait la possession. Elle n'est décrite dans aucune encyclopédie d'armements. Elle ne figure dans les inventaires d'aucune armée. Officiellement, elle n'existe pas.
Ce n'est pas qu'elle fasse appel à des techniques compliquées ou à des préparations coûteuses. Elle est à la portée de n'importe lequel des États d'aujourd'hui. Les mêmes spécialistes qui lui ont donné son nom pastoral, l'appellent aussi la bombe atomique du pauvre.
Il y a dix ans déjà, on soupçonnait l'Irak, de l'avoir construite en secret. Au moment de lancer l'offensive qui allait libérer le Koweit, les généraux américains redoutaient que leurs troupes fussent décimées par un barrage de faucheuses de marguerites. Pour en éliminer le risque, ils pourchassèrent dans les airs, détruisirent au sol, et harcelèrent au fond des abris tout avion ennemi susceptible de la transporter. Le président Bush père, alerté, lança à Saddam Hussein des mises en garde solennelles : qu'il ne s'aventure pas à utiliser cette arme horrible ! L'opinion mondiale prise à témoin, eût certainement été soulevée par une houle d'indignation et des représailles eussent paru justifiées. Saddam Hussein n'a pas voulu ou pas pu lancer la bombe atomique du pauvre.
Mais l'État le plus riche de la planète, et lui seul, l'a fait.
Il l'a expérimentée au Vietnam, il y a trente ans. La faucheuse de marguerites était encore dans l'enfance. L'état-major américain ne lui demandait rien de plus que de nettoyer la jungle là où il voulait installer une plate-forme pour ses hélicoptères. Nettoyer voulait dire brûler à la fois la végétation hors sol et les Vietcongs cachés dans leurs trous. Elle a donné entière satisfaction.
Vingt ans plus tard, Daisy Cutter atteignait son âge adulte. Elle était devenue plus maniable, plus efficace et sa doctrine d'emploi mûrissait. La guerre du Golfe éclate. Les troupes irakiennes au Koweit ont la naïveté de s'abriter derrière des lignes de front bien repérables : elles se croient protégées par des champs de mines, des tranchées, des postes de tirs enfouis. Les faucheuses de marguerites américaines écrasent ces défenses en un clin d'œil et ouvrent des voies triomphales aux chars lancés vers Bassorah. Le Pentagone n'a pas eu les scrupules moraux du président des États-Unis. Il a eu raison puisque l'opinion publique mondiale n'a pas bougé. Il faut dire que Daisy Cutter a été employé discrètement. Elle n'a pas eu l'honneur d'un rôle en vue.
Encore dix ans d'inactivité. Daisy Cutter arrive à sa pleine maturité. Viennent les attentats terroristes du 11 septembre 2001 puis la riposte américaine en Afghanistan. Après un mois de tâtonnements et l'essai peu convaincant d'armes précises, le Pentagone en vient à la conclusion qu'une autre tactique est nécessaire. Les tribus tadjiks et ouzbeks du nord du pays proposent d'abattre le régime du mollah Omar. Leur offre est séduisante : mais, depuis des années, leurs guerriers en guenilles se sont avérés incapables de percer la ligne de front, si sommaire qu'elle soit, que leur opposent les talibans. L'Amérique décide de les aider. Son action est simple, rapide et d'une efficacité sans parade. Quelques faucheuses de marguerites judicieusement larguées, écrasent les abris de briques et de parpaings, nettoient les tranchées et font sauter les champs de mines. Épouvantés, les rescapés talibans s'enfuient. Les chars de l'Alliance du nord s'engouffrent dans les passages ouverts par leur puissant protecteur. La suite de leur campagne est une promenade militaire. Quelques semaines plus tard, la faucheuse de marguerites est à nouveau mise à contribution pour débusquer Ben Laden des grottes bétonnées où, dit-on, il se cache.
Des images médiatiques soigneusement distillées nous font croire que les victoires éclatantes remportées en Irak et en Afghanistan sont dues aux techniques militaires de pointe dont les Etats-Unis ont le secret. L'opinion mondiale, muette de surprise et d'admiration, a conclu à la force irrésistible de la modernité américaine. On imagine des porte-avions inaccessibles, aidés par des satellites invisibles, envoyant des nuées d'avions furtifs lancer des missiles précis sur des cibles militaires soigneusement repérées. On imagine aussi des hélicoptères invulnérables, surgissant comme l'éclair et débarquant des commandos à la puissance de feu irrésistible, qui achèvent l'écrasement d'un ennemi désorganisé. La réalité est moins flatteuse. C'est la bonne vieille Daisy Cutter qui a été la vedette cachée de ces guerres.
Le scénario est sur le point d'être repris dans la seconde guerre du Golfe : la faucheuse de marguerites, rebaptisée MOAB (" la Mère de toutes les bombes ") et guidée par satellite, sera, de l'aveu du ministre américain de la Défense, dans l'arsenal des armes à utiliser. L'épouvante qu'elle inspire, dissuadera, a-t-il ajouté, l'armée irakienne d'une résistance futile.
Pour autant Daisy Cutter est-elle devenue une arme légitime ? Les services qu'elle rend aux États-Unis justifient-ils l'horreur de son emploi ? Le crime commis à New York appelle-t-il un châtiment aussi barbare sur l'Afghanistan puis sur l'Irak ? L'Amérique ne se pose pas de telles questions. Il est vrai que ses chefs politiques et militaires n'ont jamais reconnu utiliser la faucheuse. Tout se passe comme s'ils voulaient, de décennie en décennie, de conflit en conflit, préparer leur opinion publique à la considérer comme une arme parmi les autres, dont l'emploi est si routinier qu'il n'appelle aucune interrogation.
Reste à voir si l'accoutumance espérée servira l'hégémonie américaine ou si elle ne dépassera pas rapidement les limites dans lesquelles les stratèges de Washington pensent la tenir. Si l'utilisation de la faucheuse finit par paraître banale au peuple américain, elle paraîtra banale à d'autres aussi. Ils voudront posséder cette bombe. Ils n'auront guère de difficulté tant elle est facile à fabriquer. Le Pentagone se suscitera des émules et l'arme se retournera contre le gouvernement qui croit pouvoir la lancer impunément sur ses ennemis. Qui ose mettre en garde les États-Unis triomphants ? Qui leur dit que la puissance est une tentation redoutable parce qu'elle grise et illusionne ?
Déjà, la griserie et l'illusion conduisent l'Amérique à une singulière contradiction : la nouvelle guerre d'Irak a pour objet, nous proclame le président Bush fils, d'éliminer les armes de destruction massive que Saddam Hussein aurait en réserve illégalement. Et voici que, pour gagner cette guerre, l'Amérique va employer une arme de destruction encore plus massive et encore plus illégale. L'imposture morale des moyens peut-elle être effacée par la légitimité de la fin ?
C'est une grande naïveté de croire que la démocratie va fleurir en Mésopotamie dans le sillage de la terreur. Avec cette arme impitoyable, c'est l'engrenage de la violence qui est relancé. Où s'arrêtera-t-elle ?
Michel Pinton est ancien secrétaire général de l'UDF.
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