Après les élections (II) : Front national et Front de gauche à la pêche aux prolétaires

En se détachant de la cohérence de leurs fondamentaux, les forces politiques françaises désactivent la démocratie. Cette semaine : comment prospèrent mais plafonnent les partis protestataires.

Les élections départementales, où un électeur sur deux s’est abstenu, ont montré que le Front national représentait 1 électeur sur 4. Les études d’opinion qui se succèdent (par exemple, ce récent sondage réalisé par l’Ifop) permettent de compléter notre connaissance de l’électorat du parti de Marine Le Pen. L’essentiel tient en deux points.

Jeune et populaire

1/ Un parti populaire. Le FN représente en chiffres ronds plus de la moitié des ouvriers et un peu moins de la moitié des employés. Ces classes populaires, jadis cœur de l’électorat de gauche, tentent de se défendre contre une politique de mondialisation libérale financière qui les précarise et les met en voie de prolétarisation. Ce sont d’abord elles qui votent FN.  

2/ Un parti jeune. Le FN représente (toujours en chiffres ronds) un jeune sur deux, voire deux jeunes sur trois (ici, jeune = moins de 35 ans) quand il s’agit d’affronter un candidat socialiste. De plus, trois jeunes sur quatre se sont abstenus. Cela ne veut pas dire qu’ils soient sans opinion, ni indifférents. Trois jeunes sur quatre se disent à droite et deux sur trois se disent « très à droite ». Enfin, ces jeunes sont les plus déterminés des citoyens dans leurs options politiques.

Même si le phénomène touche d’abord les jeunes et les classes populaires, à ce niveau d’importance, tous les milieux sont concernés sans exception. Comme le Front attire encore plus les hommes que les femmes, on peut estimer que dans de très nombreux endroits, surtout les plus déshérités, plus de deux hommes sur trois en dessous de 34 ans votent FN. Que cette jeunesse populaire se fasse insulter en bloc comme un ramassis de sales fascistes par un Premier ministre étiqueté socialiste laisse rêveur…

Prévoir l’avenir, entre la précarisation et le chômage

Ces faits permettent de prévoir en partie l’avenir, sans grand risque d’erreur, compte-tenu de la structure stable de l’environnement économique et politique.

La politique de mondialisation libérale financière ne sera ni changée, ni atténuée, tant que Washington dominera la planète et ne sera pas confronté à une révolution sociale aux États-Unis eux-mêmes. Cette politique rompt décidément l’équilibre capital/travail au bénéfice du capital, et, ce qui est bien pire, assure au capital financier un avantage exorbitant sur le capital agricole ou industriel.

L’investissement dans ces conditions ne peut pas se faire dans un pays mûr et où une solidarité sociale suffisante représente un handicap pour tout pays. C’est particulièrement vrai dans notre pays où cette politique se conjugue à un jacobinisme mal géré, issu d’une autre époque. Ainsi, le chômage réel ne peut-il que croître, l’inégalité progresser et le niveau de vie stagner ou baisser. Le peuple continuera à devoir choisir entre la précarisation et le chômage.

Seul l’endettement, désormais assuré en grande partie par la planche à billets de la BCE, permet de masquer pour un temps, par l’augmentation de la dépense sociale (mais de plus en plus difficilement) la chute des conditions de vie du peuple.  

Dans ces conditions, la proportion des prolétaires et celle de ceux qui sont en voie de prolétarisation ne peut que s’accroître, ainsi que (sans doute) leur degré de radicalité, à mesure que se succèderont les tours de vis. La même chose doit être dite pour les jeunes, mais en pire, car ils sont un effectif démographique restreint à devoir faire face — sans investissement suffisant en leur faveur et à une période où le chômage les touche à un niveau historique — à la totalité de dettes financières ou sociales (retraites notamment), dont le montant est insupportable.

Mêmes causes, mêmes effets

Si donc les mêmes causes continuent à produire les mêmes effets, le vote FN ne peut qu’augmenter dans les années à venir. Chaque année, les cimetières accueillent une classe d’âge qui raisonnait en fonction de son expérience vécue d’une économie relativement prospère, équitable et de la démocratie. Chaque année accède au droit de vote une classe d’âge qui a fait l’expérience d’une économie injuste et en récession, ainsi que de la confiscation de la démocratie par une oligarchie, ses idéologues et sa clientèle.

De plus en plus, la finance, l’oligarchie et l’Europe sont universellement détestées. Et si la classe politique est discréditée, c’est qu’elle est au service d’intérêts qui ne tiennent aucun compte de ceux du peuple.

L’allié démographique du FN

Pour schématiser, si l’on compte 60 classes d’âge en droit de voter, le FN est grosso modo majoritaire dans les 20 plus jeunes, à l’exception des scolaires qui n’ont pas encore pris contact avec le monde réel, vivant encore grâce à l’Education nationale dans le monde imaginaire de l’idéologie.

Dans les 40 classes d’âges plus âgées, les gens votent pour les partis de gouvernement à plus de 75%. Mais, chaque année, une classe d’âge à 75% UMP-PS est remplacée par une classe d’âge à 50% FN. À rythme constant, la bascule serait faite dans une vingtaine d’années. Le rythme va toutefois s’accélérer, si l’on admet que la prolétarisation va continuer à s’aggraver, et surtout que, progressivement, les retraités, puis les fonctionnaires, vont être à leur tour touchés par l’austérité à venir.

Le peuple et la nation

La diabolisation du FN est contreproductive et dérisoire. Si les partis de gouvernement voulaient le réduire, il leur faudrait assumer la justice de solidarité. Cela signifierait cesser de raconter toujours la même histoire ridicule sur la croissance qui va revenir dans deux ans. Et cela ne signifierait ni tondre les familles nombreuses de classe moyenne, ni tondre les petits patrons, seuls à donner du travail à leurs compatriotes.

Cela signifie réactiver une saine démocratie, et réévaluer son cadre, qui est la Nation. Cela signifie donc déclarer notre indépendance vis-à-vis de Washington et vis-à-vis de Bruxelles, dans la mesure où Bruxelles ne fonctionne que comme une simple courroie de transmission des intérêts et volontés de Wall Street et de Washington.

Mais rien de cela n’a de sens, ou plutôt tout cela n’est qu’un ensemble d’idées générales, tant que cette nouvelle politique n’est pas portée par une formation politique aux projets opérationnels et précis, rassemblant des compétences assez nombreuses et solides pour les mettre en œuvre.

Le sang neuf est dans la société civile

Ces compétences – qui existent – ne peuvent venir que de la société civile et en particulier du milieu des entrepreneurs, s’ils décident d’opter pour l’engagement plutôt que pour l’émigration à laquelle l’énarchie les pousse. Sans ce sang neuf, la réaction nationale et sociale n’aboutira qu’à une économie de pénurie et au déclassement de la France. Cela veut dire que la classe des hauts-fonctionnaires, avec celle des idéologues et des communicants, considérant qu’elles ont ensemble failli, acceptent de laisser la place à des couches dirigeantes nouvelles.

À défaut d’un tel renouvellement du personnel et d’une telle révision déchirante de nos politiques, le Front national restera le seul parti à représenter objectivement une apparence de justice de solidarité et son moyen nécessaire, qui est la Nation, mais sans offrir de perspective convaincante de succès.

Le Front de Gauche sans la nation

Il n’y a pas de justice de solidarité sans la nation. L’Europe sociale existera le jour où la City aura perdu le pouvoir en Grande-Bretagne, autrement dit aux calendes grecques. Le Front de Gauche et les « frondeurs » du PS montreront donc une volonté convaincante de justice sociale et de démocratie, le jour où ils seront en mesure de retrouver franchement la Nation. Autrement, tout ce qui relève à gauche d’une philosophie « chevènementiste », ou tout simplement de gauche, finira dans le discrédit, l’abstention ou sera siphonné par le FN.

De plus, la gauche sans contenu s’obsèdera de plus en plus avec un individualisme libertaire tapageur, gauchisme de compensation, celui-là même qui fait vivre les Loups de Wall Street. Dans la tradition rousseauiste, la souveraineté du peuple et celle de sa nation sont les deux faces d’une seule et même réalité républicaine. C’est le même Peuple qui est appelé à la fois État, Souverain et Puissance, relativement aux autres peuples (Contrat social, Livre I, ch.6, fin).

L’internationalisme démocratique est une vue de l’esprit. En outre, la République vit de patriotisme et de morale sérieuse. Elle exige une sévère limitation de l’individualisme et le rejet de ses dérives libertaires. Si la gauche du PS ne marque pas tout cela nettement, elle n’est ni cohérente, ni capable de convaincre de sa sincérité. Qu’est-elle ? « Une vieille chanson qui berçait la misère humaine. »

La justice et la nation

L’Idée de Nation peut avoir partie liée avec les trois dimensions de la justice. En France et en Italie, la Nation fut au XIXe siècle une idée libérale. En Allemagne, elle fut jusqu’en 1945 une idée autoritaire.

Dans le contexte de la mondialisation financière libérale, la solidarité n’est plus qu’une charge rendant un pays moins compétitif, et les ploutocraties sont toutes puissantes au niveau des organisations internationales. De sorte que la réaffirmation de l’autorité de l’État et de la Nation constitue la voie nécessaire et réaliste d’une politique respectant la justice de solidarité. La notion d’économie nationale et de stratégie économique nationale doit donc reprendre toute son importance.

Un débat politique anachronique

Les partis de gouvernement ont tort de concentrer leur critique du FN sur ses chefs et leur idéologie.

La direction du FN, de tradition très autoritaire, fédérait les héritiers des divers partis qui s’étaient retrouvés, successivement, du côté perdant, au cours des grandes disputes de l’histoire de France, tous animés d’un puissant complexe réactionnaire : soit d’Ancien Régime et traditionalistes, soit ayant été ou restant tentés par l’idéologie fasciste (= la politique autoritariste issue des Lumières), parfois tentés aussi par la collaboration durant le Seconde Guerre mondiale, mais surtout sans projet humaniste positif et innovant, au-delà de ressentiments vigoureux, et insistant donc d’autant plus sur le « principe du Chef », nécessaire pour compenser l’absence de tels principes innovants.

Mais, le temps passant, les générations se succédant, et surtout la situation générale étant celle que nous avons dite et celle que nous savons, ces reproches sont de plus en plus en décalage avec les soucis des Français. Le pouvoir de la culpabilisation bien-pensante ne mord pas sur des couches sociales ou des classes d’âge prolétarisées, pour lesquelles le libéralisme n’est pas la liberté, mais la galère. La critique de l’anachronisme du FN est donc elle aussi anachronique.

Vide culturel

Un juste reproche, plus actuel, serait que le FN semble viser moins à attirer les entrepreneurs qu’à séduire un nombre croissant d’énarques.

Un second, qu’il ne fait preuve d’aucune inventivité ou audace dans le domaine culturel. Le FN évite de se placer sur ce terrain, moins pour dissimuler des convictions inavouables qui s’érodent, ou parce que son électorat central ne volerait pas si haut, que parce qu’il n’a plus rien à dire sur le sujet.

Une fois laissées de côté les traditions antimodernes, totalitaires, etc., il retombe par simple gravitation dans le rang de la banalité culturelle postmoderne. La mise à l’écart d’Aymeric Chauprade, un des rares esprits remarquables au FN, en est le signe.

Et pourtant, le chaos économique et l’iniquité sociale sont des aspects avérés de cette même misérable culture libérale-libertaire, avec laquelle il faudrait oser rompre – mais en faveur de quoi ? Si on le savait, si on pouvait le dire de façon claire et audible à tous, c’est qu’une vision rassembleuse et d’avenir aurait émergé – celle qui nous manque.  

En résumé, la situation mûrit, mais elle n’est pas encore mûre. Les instruments culturels et politiques, ou économiques, non plus que le personnel nouveau et son organisation, ne sont pas encore là. La France a encore pas mal de chemin à faire, avant d’espérer sortir du tunnel. Toutefois, il est absolument certain que de très grands changements se préparent. Nous allons essayer de dire plus précisément lesquels et pourquoi.

 

Henri Hude est philosophe, ancien élève de l’ENS, directeur du Pôle Éthique des Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Sur ce sujet, lire l'Ethique des décideurs (Économica, 2004).
 www.henrihude.fr

 

 

Article précédent :
 Après les élections (I) : l’égarement philosophique des partis de gouvernement

À suivre :
 Regards dans le brouillard vers l’avenir
 La venue au pouvoir du FN peut-elle être une perspective réaliste, à plus courte échéance ?
 La montée du péril islamiste peut aussi changer la donne.

 

 

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